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Coup de cœur : Archives

(2010-2017)

Une escale à la rubrique "Coup de cœur"
découvrir un poème qui nous a particulièrement touché
par sa qualité, son originalité, sa valeur

(un tableau de Bruno Aimetti)

 

Nous redonnons vie ici aux textes qui nous ont séduits,
que ce soit un texte en revue, en recueil ou sur le web.

***

Poèmes « Coup de Cœur » des membres du Comité

Mai-Juin 2022

 

 

Henri Michaux, choix Dominique Zinenberg

Élisa Ka, choix Éliette Vialle

Isabelle Courteau, choix François Minod

Antoine Wauters, choix Mireille Diaz-Florian

Marilyne Bertoncinichoix Dana Shishmanian

Natalka Bilotserkivets, choix Michel Ostertag

Marie-José Pascal, choix Gertrude Millaire

 

Henri Michaux

choix Dominique Zinenberg

 

Dans tes premiers dessins d’enfant quand tu commençais à crayonner, tu mettais à la forme humaine des bras à ta façon. Il en sortait de la tête, de la poitrine, de partout. Bras vers le haut, vers le large, bras pour t’étirer, pour te détendre, pour davantage t’étendre, t’étendre à l’aventure, bras de fortune sans savoir où déboucher, bras à tout hasard.

Pourtant tu les avais déjà vus, les hommes et les femmes, ces grands corps auxquels ne viennent jamais plus de deux bras. Il n’importait à toi. Tu mettais les bras à ton goût. Tu n’allais pas les compter.

Et auparavant plus jeune encore en ce monde, c’est tourner et faire tourner et répéter qui était ton plaisir : tu lançais sans plan et sans recherches de tournantes lignes de façon qu’en sortent des tourbillons sans arrêt : âge de la perpétuation, tu en profitais sur place, en rond, sans te lasser, reprenant, reprenant, recommençant.

Solaire sans le savoir…

Le chimpanzé, comme toi, dès qu’on lui met une craie entre les doigts, tout entier alors adonné à ce que les adultes hommes nomment gribouillis. D’approximatifs tourbillons il ne se lasse pas. C’est cela qu’il a à faire, à dire, sans fin, sans arrêt une fois qu’il l’a trouvé.

Quel naïf avait pensé que le chimpanzé allait dessiner un ou une chimpanzé ?

 

  (dans Poteaux d’angle (éd. Poésie Gallimard, 2004)

 

Élisa Ka

 

choix Éliette Vialle

 

In the mood for love

 

Tu marchais en aveugle 

sur le mur de tes frayeurs,

Ta soif inextinguible d'un ailleurs 

te faisait avancer sans jamais te retourner,

au-delà de ces lignes de crête surplombant

les vallées enfiévrées de tes transes.

 

Tu la cherchais partout

 

Dans les tempêtes ou les murmures du vent

Entre les gouttes de pluies providentielles 

ou les rideaux opaques des averses tenaces

À travers la toile mouvante de tes saisons

Dans les effluves résurgentes de cette Terre lointaine

À l’affleurement des aubes naissantes 

Et dans tous les bruits étouffés

de tes nuits sans lune.

 

Elle s’était perdue

 

Au détour d’un chemin de croix

en trébuchant sur des pierres 

qui roulent sans amasser mousse

Ses yeux s’étaient usés à force

de fixer l’horizon pour y trouver

juste un point de lumière

la poussant à voir plus loin.

 

Tu es tombé à pic

dans l’abîme de ses errances

 

Elle a senti sous sa langue 

le verni des mots se craqueler 

en exhalant un goût rance 

de banalité restée coincée 

entre ses dents.

Tu l’as délivrée de ce trop-vide de sens

en confinant ses mots-épaves

dans leur boîte à rengaines.

 

Aujourd'hui 

tous ses silences 

sont pleins de toi 

et tes mots-vampires 

se nourrissent toujours d’elle...

 

© Élisa Ka (2019)

 

Premier recueil : La porte du dedans, Jacques Flament éditeur, mars 2022 (122 p., 12 €).

 

Isabelle Courteau

choix François Minod

 

... comme si tout valait mieux que des pensées et que la mort.

Philippe Jaccottet


Se reprendre
sur les bords de l’étroite rivière,
membres entiers,
échouée, avec cette fatigue
comme après une difficile nuit.


***

C'était le jour de l’Action de grâce, nous fermions la roulotte
et j’ai retrouvé la fraîche souffrance enfantine, sans larmes.
Les feuillages oranges et rouges brillaient
sous un ciel incertain.


***

Être divisée,
longtemps dans l’attente de découvrir où,
au-delà de mon horizon,
la chair du réel demeurée intacte.

Accepter la frontière
sans la dépasser entièrement,
comme l'impossible,
l'inclure.

 


***

Se cacher au sein du monde,
se couler d’instinct.
Encore l’obligée je suis,
car du monde je suis.

Certaines paroles ne s’énoncent pas
et pourtant elles résonnent
toujours plus profondément,
leur vérité se fait jour (dans la nuit).

M’assoupir
sur le fond des algues douces du sommeil ancien
où se régénère le cœur.


***

Sans histoire
tous les noms
et toutes les invocations
volent en éclats.

Sur la pente pierreuse
se profile la silhouette brune de la nuit.


Seule source,
la confiance,
laissant les pleurs jaillir
et le sourire qui éclaire
sans que je ne puisse saisir quelque dessein.


***

Dans la maison
un point d'or se dissout,
n'est que transparence
bonheur (si léger)
une buée.


À la lisière du firmament

Vu du ciel
un arbre tel un homme
est accueil et réserve
dans les hauteurs insolites
une montagne au flanc pierreux
parmi ses sœurs qui emplissent l’horizon
l’olivier domine dans son mutisme
les attentes inutiles
(est-il vivant ? est-il mort ?)
il est
fiché en moi
et retourne la question
suis-je ? suis-je ?
l’oiseau, bec acéré,
récupèrera le surgeon vivant.

                                   


Poèmes extraits du recueil À la lisière du monde, Éditions Les Écrits des Forges, 2017.

Isabelle Courteau est une poétesse québécoise. Elle a été directrice générale du Festival de la poésie de Montréal qu’elle a fondé en 1999 avec la collaboration de Bernard Pozier, Denise Brassard, Jean-François Nadeau et Stéphane Despatie.

Elle est l'auteure de plusieurs recueils dont L'inaliénable, Mouvance, Ton silence, aux Editions de l'Hexagone.

 

 

Antoine Wauters

choix Mireille Diaz-Florian

 

Antoine Wauters : Mahmoud ou la montée des eaux

(éditions Verdier 2021)

 

Ce livre a reçu le prix Livre Inter 2022, le prix Wepler – Fondation La Poste, le prix Marguerite-Duras, le Prix des enseignants de l’académie de Créteil, le prix des lecteurs de la Librairie Nouvelle à Voiron, le prix de la Librairie Nouvelle d’Orléans et le prix des libraires Payot.

Mahmoud Elmachi, vieil homme seul a été un auteur reconnu de « poèmes d'amour, et de lune et de vent ». Il vit dans un cabanon caché au bord de l’immense lac artificiel Al-Assad construit sur l’Euphrate par Hafez, le père de Bachar, l'héritier accidentel du pouvoir qui a plongé son pays dans la guerre. Mahmoud a déserté son poste de professeur et il a connu la prison, la torture.

Chaque matin, il prépare des tartines et les dépose sur trois piles de pierres qu'il érige face au lac et équipé d'un masque, d'un tuba et d'une lampe, il plonge d'une barque pour s'immerger littéralement dans ses souvenirs. Sous les eaux se trouve le village de son enfance englouti par le barrage. Sur les rives de ce lac cerné par les combats qui font rage entre les soldats de Daech et ceux de l'armée libre et de la coalition, le poète pense à Leïla, sa femme morte en couches en même temps que leur première fille. Aux trois enfants nés de son mariage avec Sarah, deux fils et une fille dont il est sans nouvelles depuis qu'ils ont rejoint la rébellion contre le régime. La voix de Sarah, de treize ans sa cadette, poète elle aussi, s’intercale au monologue de Mahmoud. 

Antoine Wauters (Nos mères, Pense aux pierres sous tes pas) écrit cette tragédie, qui retrace en creux l'histoire géopolitique de la Syrie contemporaine, sous la forme d'un poème en vers libres, à la manière de son personnage. 

M. D.-F.

 

 

 

Chapitre 1

 

Les couloirs verts et or de ma lampe torche

 

Au début, les premières secondes, je touche

toujours mon cœur pour vérifier qu’il bat.

Car j’ai le sentiment de mourir.

J’ajuste mon masque, me tenant à la proue.

Je fais des battements de jambes

Le vent souffle fort.

Il parle

Je l’écoute parler.

Au loin, les champs de pastèques,

le toit de la vieille école et des fleurs de safran.

L’eau est froide malgré le soleil,

et le courant chaque jour plus fort.

Bientôt, tout cela disparaîtra.

Crois-tu que les caméras du monde entier

se déplaceront pour en rendre compte ?

Crois-tu que ce sera suffisamment télégénique pour eux,

Sarah ?

Qu’importe.

Agrippé à la proue, je vois mon cabanon, une vache

qui paît en dessous des arbres, le ciel immense.

Tout est loin.

De plus en plus loin.

J’enfile mon tuba. Je fixe ma lampe frontale

afin qu’elle ne bouge pas.

Je palme lentement pour maintenir mon corps

d’aplomb.

Je prends ensuite une grande, profonde respiration

et tout ce que je connais, mais que je fuis, tout ce que

je ne supporte plus mais qui subsiste, tout ce qui nous

tombe dessus sans qu’on l’ait jamais demandé, je le

quitte.

Une sensation exquise/

La meilleure.

(…)

 

 

À cet endroit de la descente, je pense à toi dans

notre lit, immobile sans doute, ou sous le prunier,

en train de lire les poètes russes que tu aimes tellement.

Maïakovski.

Akhmatova.

Ton cœur est un buisson de lumière chaque fois que

tu lis les potes russes.

Et moi je n’arrive plus à te dire que je t’aime.

Nous avons connu Beyrouth et Damas, Paris où,

mes poèmes nous ont menés l’été 87.

Nous avons joui l’un de l’autre de nombreuses fois,

vécu ensemble sans le moindre tarissement,

connu la peur, la faim, l’isolement, et à l’instant

où je te parle, je suis brisé, Sarah, séparé de

ma propre vie.

Je n’y arrive plus, voilà.

Quand on a perdu un enfant, ou plusieurs enfants,

ou un frère, ou n’importe qui comptant follement

pour nous, alors on ne peut plus avoir un buisson

de lumière dans le cœur. on ne peut plus avoir

qu’un ridicule morceau de joie. Un fétu minuscule.

Et on se sent comme moi depuis tout ce temps :

séparé.

Détruit.

 

 

Chapitre 5

 

Et il n’y a personne

 

(…)

 

À l’époque je n’avais jamais autant de force chez

quelqu’un. Tu ne reculais devant rien. Un miracle,

la liberté n’ayant rien d’un sport national

par chez nous.

Ailleurs, elle est sur toutes les bouches.

Chez nous, elle coud les lèvres de ceux

qui en parlent.

Car telle fut la devise de nos dirigeants :

nous changer en moutons doublés de pauvres ignares,

afin de pouvoir nous manipuler à leur guise

qu’il pleuve ou qu’il vente.

Si bien que l’homme que j’aimais (toi, idiot,

oui !) a dévié de la route des cases du parti, on l’a jeté

en prison.

Moi non plus, je n’oublie rien.

Quand il en est sorti, la lumière avait déserté

son regard, il ne parlait pratiquement plus.

Il emmenait les enfants au lac.

Il les installait sur sa barque.

Ensuite ils pique-niquaient et chassaient

les mouettes avec toutes sortes d’armes fabriquaient main/

Il s’efforçait de rire.

Et eux aussi riaient, ne se doutant pas un seul

instant du gouffre que cache parfois le rire d’un père.

De ses envies de se défenestrer.

De sa rage.

Les coups qu’il se donnait pour punir et bannir

la violence que la prison avait semée en lui.

L’abrutir.

(…)

 

 

Chapitre 11

 

Arak aux lèvres

 

Il est assis à l’entrée de son cabanon.

Enfant sourd aux tirs et aux cris.

Il boit l’arak à la bouteille.

Le barrage fait l’objet d’une lutte incessante. 

D’un côté, des fous qui veulent notre engloutissement.

De l’autre des soldats des Forces démocratiques et de la

coalition, qui filent entre les balles afin de colmater

les brèches.

Les premiers hurlent, brandissent des drapeaux noirs.

Les autres se cachent et s’aplatissent dans la poussière.

Lui, sa chaise est tournée vers l’aval,

mais de là où je me trouve,

sur ce mince caillebotis menant de la terre à l’eau,

je ne peux pas dire ce qu’il regarde.

Si.

il regarde au-delà.

Plus loin.

Il regarde avant et après.

C’est tout toi, Mahmoud.

Tu as toujours vécu comme ça, entre ici et ailleurs.

Tu écrivais tellement.

Tout ce temps à écrire…

Mon amour.

Pas de lunettes aujourd’hui.

Aucune plainte dans tes yeux.

De temps en temps, tu repousses la bouteille et,

de ta main droite, ta bonne main, tu traces des

lettres dans le vent.

Je ne peux pas dire ce que tu écris,

mais j’aime suivre le tracé de ta main.

Moi, je ne suis jamais allée aussi loin, je ne me suis

jamais livrée comme toi au poème, mais je l’ai connue,

cette solitude. La solitude de qui se risque à à écouter

la voix des pierres,

l’isolement de l’eau

je la connais.

C’est elle, à chaque fois que tu plonges,

ton vieux masque à la main, c’est elle que tu rejoins.

Le vide.

L’accession à l’oubli.

Ta main est solitude, Mahmoud.

Descend encore.

Plus bas.

(…)

 

 

Marilyne Bertoncini

choix Dana Shishmanian

 

XXL…S 

 

On devrait sans doute écrire un nouveau Lac des signes

face au cygne blanc, cygne noir – le yin & le yang – le bien et le mâle –

Siegfried à l’arbalète, le Prince Charmant, Ixion roué/roulé

écartelé entre deux aimantes

– Odette/Odile –

O dites d’elles qui

au jeu du double – la proie et l’ombre – gagnerait ?

 

Plume noire, plume blanche

Quel panache signera le ballet désarmant ?

 

*** 

 

X

lettre ouverte

prête à essaimer dans toutes les directions de

l’univers

battement d’ailes d’un papillon provoquant le

chaos

des bifurcations, des nouveaux départs au point de

« catastrophe »

ce lieu où la fonctions change brusquement de

forme

 

X

 

l’inconnue de l’histoire

voilée d’oubli à la croisée des chemins

 

rayonnant au cœur de

la rOue

qui tourne sur son aXe

entraînant changements, mutations, rêv/olutions

 

 

Le recueil XXL…S, édité à l’Atelier du Grand Tétras, 2021, est une aventure en mode poétique qui, tout en ayant l’air ludique, a un enjeu existentiel, à découvrir par chaque lecteur (l’écriture au féminin n’étant qu’un des questionnements…).

 

Natalka Bilotserkivets

choix Michel Ostertag

 

L’Amour à Kiev

Traduction d’après la version anglaise d’Andrew Sorokowsky

 

C’est plus terrible l’amour à Kiev que

De splendides passions vénitiennes. Des papillons

Volent légères taches lumineuses en forme de chandelle -

Les brillantes ailes des chenilles mortes s’enflamment !

Et le printemps a allumé les bougies des châtaignes !

Le goût tendre du rouge à lèvres à deux sous,

L’audacieuse innocence des minijupes,

Et ces coupes de cheveux qui ne sont pas parfaites -

Pourtant l’image, la mémoire et les signes nous émeuvent toujours…

Tragiquement évidents, comme le dernier hit.

Tu mourras ici du couteau d’un scélérat,

Ton sang se répandra comme la rouille dans une

Audi flambant neuve dans une ruelle de Tartarka.

Ici, tu plongeras d’un balcon, dans le ciel,

tâte baissée vers ton sale petit Paris

Avec un chemisier d’un blanc de secrétaire.

Tu ne sais pas reconnaître un mariage d’un décès…

Car l’amour à Kiev est plus terrible que

Les concepts du nouveau communisme : des spectres

Émergent dans les nuits ivres

Du Mont Chauve, ils tiennent dans leurs mains

des drapeaux rouges et des pots de rouges géraniums.

Tu mourras ici du couteau d’un scélérat,

Ici tu plongeras d’un balcon, dans le ciel, dans

Une Audi flambant neuve d’une ruelle de Tartarka

Tête baissée vers ton sale petit Paris

Ton sang se répandra comme la rouille

sur une blouse d’un blanc de secrétaire.

 

Natalka Bilotserkivets est une poète, rédactrice et traductrice de renom. Ses poèmes sont traduits dans une douzaine de langues européennes et figurent dans diverses anthologies. Natalka Bilotserkivets est née le 8 novembre 1954 dans la région de Summy. En 1976, elle est diplômée du Département de philologie de l’Université de Kiev. Depuis 1986, elle travaille pour le magazine Culture ukrainienne (Українська культура).

 

 

Marie-José Pascal

choix Gertrude Millaire

 

Tu vis

Ce matin le ciel s'est tourné

vers l'automne pour insuffler

une once de mélancolie,

à chacune de nos pensées.

Tu te demandes pourquoi tu vis

et pourquoi tu respires !

Je crois qu'en secret tu le sais

tu vis pour des instants suprêmes,

des mots d'amour échappés des poèmes

qui t'envoûtent de leur musique

et que tu répètes à loisir.

Tu vis pour des souvenirs ébréchés

qui n'appartiendront plus qu'à toi,

Quand l'heure sera enfin venue

de ne garder au fond du cœur

que le parfum subtil des fleurs

Et du jardin encore mouillé.

 

 

(poème extrait du recueil Un violon sous la pluie, aux éditions de L'écritoire du Poète)

 

 

 

Coups de cœur des membres :

 

Henri Michaux, choix Dominique Zinenberg

Élisa Ka, choix Éliette Vialle

Isabelle Courteau, choix François Minod

Antoine Wauters, choix Mireille Diaz-Florian

Marilyne Bertoncinichoix Dana Shishmanian

Natalka Bilotserkivets, choix Michel Ostertag

Marie-José Pascal, choix Gertrude Millaire

 

Francopolis mai-juin 2022

 

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Créé le 1 mars 2002