choix Dominique Zinenberg
Le jardin perdu
Il est venu un jardin cette nuit
qui n’avait plus d’adresse
Un peu triste il tenait poliment
ses racines à la main
Pourriez-vous me donner
un jardin où j’aurais
le droit d’être jardin ?
Il faudrait arroser mes laitues
et un mur ayant bu beaucoup de soleil
pour mûrir mes poires en espalier
Deux carrés pour mes asperges
et les plates-bandes de fraisiers
Si vous aviez la bonté
de mettre aussi un vieux figuier
pour donner de l’ombre
et beaucoup d’arbres fruitiers
pour les saisons de confitures
N’oubliez pas un puits profond
et un jet d’eau à volonté
C’est une vie qui n’est pas une vie
que d’être un jardin égaré
qui n’existe qu’en souvenir
et ne sait plus où fleurir
le Haut Bout, 26 août
1982
Dans A la lisière du temps, Poésie/ Gallimard, 1984.
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choix Éliette Vialle
Ma tête …….
Ma tête tourne tourne je titube au vent
Il y a dans mon enfance
encore des rondes folles
J’ai le ciel à mes
pieds et je sens qu’il me frôle
Je me sais en partance et
j’appelle Maman
Ma tête est folle folle, j’ai trop aimé le vent
J’avais au fond des
yeux les fougues d’un volcan
Quand je dansais enfant
dans ce jardin de pierres
Au milieu de ces ruines
où survivait le lierre
Ma tête est lourde lourde et je ferme les yeux
Si mon enfance rode à
deux pas de ces lieux
Elle s’est perdue
pourtant avec son innocence
Et tu pleures Maman, tu
pleures ton enfant
Ma tête roule roule, j’ai le ciel à mes pieds
Au couchant d’un soleil
qui le rougit de sang
Ils m’ont allongée là
sur le sol des gisants
Et m’ont décapitée sans
même sourciller.
Dans la revue Ressac, n° 5, avril 2020
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choix François Minod
La main
la plume nouée par les phalanges, des orvets élancés qui se
brisaient sur le papier comme sur une pierre blanche (de celles qu’on
déterre pour cultiver et qui se révèlent sur des tas battus par les
pluies), la main voulait et crier et rire
elle ne pensait pas mais elle pansait bien, et souvent, avec la douceur d’une paume
sans ride
la mensale
les psaumes les versets les syllogismes
ignorer les modes d’emploi et
autres destinées, confondre les impératifs, caresser l’eau des rivières
agitées d’après les déluges, se détacher du reste corporel et flotter sur
les courants pour se rompre de vitesse, serpent de verre propulsé contre le
rocher
un lendemain indéfini était
certain : un jour, elle serait douée d’autotomie et de ses nervures en
lambeaux pousserait une queue d’anguille
elle s’échapperait d’elle-même,
comme un ça, un rien
naissant, libérée de faire, au silence
de l’être
De la
gravité des pas
Avec
les
parenthèses
c'est
l'impatience
des
pavés
et
l'empathie
des
sentiers
pierreux.
Les
pieds
s'empressent,
gourds
mais
nerveux :
fouler
le
sol
éprouver
la
gravité
L'endurance
l'endurance
est spirituelle ; le corps aime
cette
caisse de résonance
de belles
heures à piétiner, innerver du sang bleu au ciel
des chemins,
user de constance envers et contre toute
faiblesse
qui voudrait s'essouffler dans l'usure
de
l'inachèvement, à fouler la terre
jusqu'à ce
que l'acmé musculaire converge avec l'ossature
crânienne
d'un mont, son essence insulaire
***
Pour Hoda
Hili, la poésie est peau éthique, extension
nerveuse des libertés. Elle a publié de nombreux poèmes et aphorismes
dans la revue lichen (dont les nasses). Elle participe
régulièrement à des publications collectives avec artistes &
poètes. Quelques contributions : Du sens parmi les essences : balade avec R.W. Emerson (Collectif nomade), Deleuze et moi, pensées
fulgurantes (Collectif nomade), P comme Poésie (Abécédaire des
Urbains de minuit), La grande bouffe (Revue
Le ventre et l'oreille), Je cherche
un chêne (Anthologie Je dis Désirs avec Jeudi des mots & les
éditions pourquoi viens-tu si tard?).
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choix Mireille Diaz-Florian
Compte à rebours
(Bérénice éditions nouvelles. 2021)
Dans ce recueil paru au printemps,
Francis Vladimir nous propose de décompter le temps d’une vie dont
l’étrécissement du compte à rebours dit la densité existentielle. En mille
septains, numérotés de 1000 à zéro, il propose un chemin poétique que le
lecteur reconnaît être le sien, tant il est nourri de rencontres,
d’engagement, de passions amoureuse et littéraire. Chaque strophe ouvre un
espace intime où la perspective de la mort tend à l’extrême le désir de
vivre. Le poète, telle Shéhérazade, s’empare des mots, choisit la cadence
pour défier la seule la dévote/ Celle
qui sans avis/Viendra le cœur battant/Ravir (son) souffle au cœur.
Mireille
Diaz-Florian
***
1000
Alors que nous marchions
Vers un ailleurs possible
Des
silhouettes allaient
Et
venaient le jour d’après
Qui
pointait sur les cimes
S’extrayait
de la gangue
Molle
de la désespérance
999
(à Antonio M. 1)
Le
chemin de l’exil
Résonnait
des pas vides
Nous
nous tenions l’un l’autre
Côte
à côte muets
Sous
le grand dais du ciel
L’espérance
semblait un voile
Ou
un drapeau en berne
998
Pays
aux confins dévastés
Où
le centre lui-même
A
délaissé le cœur
Et
des choses et des hommes
la
lutte indéfinie qui se joue
Sur
les marges s’apparente à l’oubli
De
ce que nous étions
997
Chaque
seconde est là
Dans
l’infini du temps
Elle
s’inscrit au revers
D’un
manteau entr’ouvert
D’un
corsage échancré
Qu’une
femme arbore
Dans
sa féminité
748
(à Louis A.)
La
vie aura passé comme un grand château
Triste
Aragon le poète du haut de sa splendeur
Avec
d’autres encore aura tenté de dire
Cette
fugacité qui occulte la vie
Celle
que nous voulions faite de clartés
et
de réveils propices alors qu’elle n’est en fait
Qu’un
mouchoir agité sur le quai du départ
516
J’ai
pris tes poignets
Dans
mes mains
J’en
ai senti le pouls
Qui
y battait chagrin
Ton
amour palpitait
À
la saignée du jour
Et
au don de la nuit
478
(à Arthur R.)
Les
jours passent
Au
fil de l’eau
Lorsque
tu vas marcher
Sur
les bords de la Marne
Tu
emportes avec toi
L’Par
les mots d’homme aux semelles
De
vent
373
(à Federico 1)
À
cheval sur les mots
Le
poète
A
chargé
Sabre
au clair
Sous
la lune à New York
Et
sur les gratte-ciels
Ascenseurs
du vieux monde
238
(à Marina T.)
Une
vie de misère
Comme
seul réconfort
Des
poèmes cachés
Travaillés
en sous-main
Des
chuchotis de nuit
Pour
apaiser les maux
Des
poètes aux mots dits
23
Par
les mots du poème
Je
dis l’insaisissable
La
vie et son grand air
Aimable
Qui
déjà se détourne
Et
me gifle
Face
à la mise à mort
|
choix Dana Shishmanian
Je n’aurai vécu
que pour offrir des
domaines
à ma solitude
Ils ne furent que
provisoires demeures.
***
Rien ne m’attend plus
qu’ici. Je vais sur la plage, la nue, la claire, la longue, la brûlée de
sel. Mes pas suivent les lignes de coquillages et de galets, de plastiques,
d’algues ou de déchets, où se consignent les naufrages. Où se recueillent
les rescapés.
Être une épave
C’est avoir
réchappé du néant.
***
Je ferme les yeux.
Submergent la clameur des vagues, le sifflement du vent, un feu. Un brasier
enfoui de souvenirs brûlés, éclairant l’abîme. Au-delà. L’autre rive.
*
Je me serai tenu
à la lisière des
hommes
plus proche du
silence
que de la parole.
*
J’ai cru que la
poésie
était l’autre
rivage
je le crois encore
J’écris toujours le
blanc des mots.
Extraits du recueil La lette, éd.
L’étoile des limites (mai 2021, 64 p., 8 €).
Présentation du recueil sur le site de l’éditeur :
« La
lette est d’abord un lieu géographique précis : une étroite bande de
terre au bord de l’océan Atlantique, coincée entre la forêt landaise et les
dunes de sable qui bordent l’océan. Ce lieu, que
l’auteur peuple de quelques amis et d’une grange mystérieuse, déclencha
chez lui une expérience de solitude et de communion avec la nature.
Le récit qui
en est tiré évoque au bout du compte la découverte de l’état de poésie et
le surgissement de l’écriture qui en découle. »
|
choix Gertrude Millaire
Mes forêts
sont de longues traînées de temps
elles sont
des aiguilles qui percent la terre
déchirent
le ciel
avec des
étoiles qui tombent
comme une
histoire d’orage
elles
glissent dans l’heure bleue
un rayon
vif de souvenirs
l’humus de
chaque vie où se pose
légère
une aile
qui va au
cœur
mes forêts
sont des greniers peuplés de fantômes
elles sont
les mâts de voyages immobiles
un jardin
de vent où se cognent les fruits
d’une
saison déjà passée
qui s’en
retourne vers demain
mes forêts
sont mes espoirs debout
un feu de
brindilles
et de mots
que les ombres font craquer
dans le
reflet figé de la pluie
mes forêts
sont des
nuits très hautes
*
Je n’ai
rien déposé
au pied du
chêne rien
à l’ombre
du saule
je ne me
suis adressée ni aux faibles
ni aux
puissants
je n’ai
pas vu le veilleur
à l’entrée
de la mer
pas vu le
jardinier cueillir le crocus
d’un
printemps
pas trouvé
le miel et
la soie
pas vu le
ciel dans l’étang
quelque
chose de la solitude
rien
qui laisse
paraître la déchirure
je me suis
assise au milieu de ces vastes alliés
sans voix
le temps
continue
de
s’infiltrer dans la terre
gorge les
rochers
le pas des
animaux
s’accorde
à la lumière
par la
lenteur du monde
je me
laisse étreindre
je
n’attends rien
de ce qui
ne tremble pas
Extraits du recueil Mes forêts, qui vient de paraître
(éd. Bruno Ducey,
octobre 2021)
(reproduits d’après le site de l’auteure)
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choix Michel Ostertag
1
– Dites-moi. Savez-vous même
Aimer aussi qui vous aime
– Mon oiseau de paradis,
C’est quand le soleil sourit.
-N’est-ce point
là qu’une mouche
Dit sa musique jalouse ?
-Le silence bleu et or
Cueille d’invisibles fleurs
– Ah le soleil délaissé
Faisait mon intimité
2
L’enfant pourra bien mourir
S’il se fatigue à courir
Parmi les objets aimés
On écoute à la croisée
Le pauvre faire sa cour
Au silence du grand jour
Bruit du jour fait ta prière,
L’heure passe lente et claire
Sur la place somnolente,
Sous le ciel d’hiver tremblant.
Comme la vie fait souffrir,
Sans reproche, sans mot dire,
Pour un rien, pour le plaisir…
En vain la mer fait le voyage
Du fond de l’horizon pour baiser
tes pieds sages
Tu les retires
Toujours à temps
Tu le sais, je ne dis rien.
Nous n’en pensons pas plus,
peut-être.
Mais les lucioles de proche en
proche
Ont tiré leur lampe de poche
Tout exprès pour faire briller
Sur tes yeux calmes cette alarme
Que je fus un jour obligé de boire
La mer est bien assez salée.
Une méduse blonde et bleue
Qui veut s’instruire en
s’attristant
Traverse les étages bondés de la
mer
Nette et claire comme un ascenseur,
Et décoiffe sa lampe à fleur d’eau
Pour te voir feindre sur le sable
Avec ton ombrelle, en pleurant,
Les trois cas d’égalité des
triangles.
Leon-Paul Fargue (1876-1947) se disait « poète et piéton » :
il fut un amoureux de la ville (comme en témoigne l’un de ses volumes, Le
piéton de Paris, 1939).
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Claude Roy, choix Dominique Zinenberg
Laetitia Extrémet, choix Éliette Vialle
Hoda Hili, choix François Minod
Francis Vladimir, choix Mireille Diaz-Florian
François Graveline, choix Dana Shishmanian
Hélène Dorion, choix Gertrude Millaire
Léon-Paul
Fargue,
choix Michel Ostertag
Francopolis
septembre-octobre 2021
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