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GUEULE DE MOTS
Cette rubrique reprend un second souffle en 2014
pour laisser LIBRE PAROLE À UN AUTEUR... Libre de s'exprimer, de parler
de lui, de son inspiration, de ses goûts littéraires, de son attachement à la
poésie, de sa façon d'écrire, d'aborder les maisons d'éditions, de dessiner
son avenir, nous parler de sa vie parallèle à l'écriture, ou tout
simplement de gueuler en paroles... etc. Janvier-Février 2022 Libre parole à Denis Emorine En entretien avec Dominique Zinenberg |
DZ : Bonjour, cher Denis, et merci d’avoir accepté ma
proposition d’entretien. Cette idée m’est venue au moment de recevoir votre nouveau
recueil de poèmes Romance pour Olga en cette fin d’année 2021. J’ai en
effet pensé qu’un dialogue permettrait de mieux cerner votre travail et d’en
découvrir les multiples facettes. DE : je vous remercie, chère Dominique. C’est une excellente
idée. DZ : Vous percevez-vous avant tout comme poète, romancier,
critique ou dramaturge ? Quel est votre plus grand plaisir ?
D’écrire de la poésie ou des pièces de théâtre par exemple ? D.E : Je me considère comme un écrivain même si j’ai plaisir
à écrire de la poésie ou du théâtre, je n’écris plus beaucoup de critiques
sauf pour des autrices et auteurs dont j’apprécie les livres. J’ai cessé de
m’y intéresser parce que, vous le savez bien, c’est une activité chronophage.
Je préfère me consacrer à mon écriture, à des conférences et des ateliers. DZ : Depuis quand écrivez-vous de la poésie ?
N’avez-vous été influencé que par les écrivains et poètes russes ? Quel
est votre poète de prédilection ? (Ou poétesse, évidemment.) D.E : J’écris de la poésie depuis mon adolescence. Je ne crois pas avoir été influencé par qui
que ce soit dans ce domaine même Akmatova ou Tsvetaeva. J’ai plusieurs poètes de prédilection comme
Apollinaire, Char, Reverdy et bien d’autres. Dans la poésie contemporaine
francophone, je citerai Isabelle Poncet-Rimaud,
Sonia Elvireanu, Flavia Cosma
qui sont de grandes voix. DZ : Dans Romance pour Olga, la Russie et Olga ne se
confondent-elles pas ? Que représente l’emploi prédominant du futur dans
ce recueil ? D.E : Olga et la Russie se confondent indéniablement. J’ai
beaucoup d’estime pour elle, sa culture, son français qui est de toute
beauté. Le futur indique une sorte de proximité rêvée, de certitude avérée :
Olga et moi ne nous connaissons pas vraiment sinon intellectuellement. Je
pense parfois à elle de manière romantique comme à une sœur russe dont je me
sens proche. Vous le savez, pour moi, une certaine amitié féminine est un
privilège. DZ : Depuis votre enfance, la Russie exerce une réelle
fascination ambivalente sur vous. Qu’est-ce qui fait qu’elle est pour
vous le lieu de la plus grande cruauté et de la plus sublime culture ?
Comment se fait-il qu’elle semble s’être immobilisée en un paysage de conte
ancestral, de temps historique immuable, d’artistes (poètes et musiciens
surtout) sacrifiés ? D. E : « Fascination ambivalente », certes. La
Russie est et a toujours été une terre de douleurs, de souffrances,
d’horreurs. Ce trop grand pays n’a jamais connu la liberté. Sa culture
notamment littéraire et musicale est l’une des plus belles et profondes du
monde. Je le ressens intensément parce que mon père portait cet atavisme au
plus profond de lui comme une croix et son fils également. Le communisme a
sacrifié de grands artistes et le citoyen lambda à la folie d’un homme, à une
idéologie meurtrière. Il y a une déchirure qui n’en finit pas de cicatriser
chez les artistes russes. « Le grand pays glacé » est un paradoxe
vivant ; on a parfois l’impression que le temps s’est arrêté ou pire
qu’il régresse inexorablement. Il suffit de voir le film d’Andreï Zviaguintsev Faute
d’amour ou Une femme douce de l’ukrainien Sergei Loznitsa
pour s’en convaincre. On y voit une société figée, traumatisée, indifférente ou
hostile à l’autre d’où le bonheur semble absent, ou pire impossible. La
Russie ne comprend pas les Occidentaux qu’elle juge égoïstes, prétentieux et
moralisateurs et nous éprouvons à son égard une sorte de condescendance voire
de mépris. DZ : Un critique russe francophone - Igor Zourine – a écrit que vous êtes le petit frère des très
grandes Marina Tsvetaieva et Anna Akhmatova, poétesses que vous appelez
d’ailleurs par leur prénom dans vos recueils comme si elles étaient des sœurs
pour vous. Qu’en pensez-vous ? Trouvez-vous une parenté esthétique entre
elles et vous ? Ou leur destin tragique vous est sensible au point de
toujours renouveler votre soutien passionnel à leur égard ? Ne
vivent-elles pas toujours avec vous en un éternel présent ? DE : Ces interrogations sont très complexes et prégnantes.
L’affirmation de Zourine est sans doute excessive.
Il est vrai qu’il me considère comme un écrivain russe de langue
française : quel beau compliment ! Marina et Anna me sont proches
sur le plan affectif sans que je discerne là de parenté esthétique. Oui,
c’est plutôt leur destin tragique qui m’émeut. Vous avez raison, elles vivent
avec moi en un éternel présent. La corde avec laquelle Marina s’est pendue
n’a jamais cessé de m’obséder. Anna, quant à elle, était la passion
incarnée ! Il y aurait tellement à dire ! DZ : Que permet la poésie, d’après vous ? De mieux
cerner votre identité ? De donner un sens à votre vie ?
D’approfondir, comme disait Charles Baudelaire « Le secret
douloureux » qui vous « fait languir » ? La mélancolie et
la nostalgie mêlées seraient-elles à l’origine de votre besoin de
poésie ? DE : La poésie alimente et exhale certainement le côté russe
que j’ai hérité de mon père. Une sorte de déréliction. En 1968, j’avais douze ans, j’ai vu pleurer
mon père devant l’invasion de Prague par les troupes soviétiques qu’il
regardait à la télévision française. Ce fut un déchirement pour moi. J’ai
écrit un texte appelé Voïna (guerre) dans lequel je décris le traumatisme du « petit
garçon ». Comment ne pas souscrire à ce
secret douloureux qui me fait languir tel que l’ exprime Baudelaire dans La vie antérieure ? DZ : Quand je pense à votre espace poétique, surgissent
d’emblée les mots : mort, femme(s), amour, paysage russe enneigé. Ces
mots ou expressions se combinent et forment votre univers poétique d’après
moi. Ai-je tort ? DE : Non, vous avez parfaitement raison. DZ : Pouvez-vous expliquer cette dynamique propre à votre
poésie ? Serait-ce fantasmatique, lié à l’Histoire, à votre
enfance ? DE : Nous l’avons vu, c’est lié à l’enfance et notamment à
un secret de famille maternel, douloureux que j’ai découvert fortuitement à
douze ans. (oui encore !). Mon enfance s’est
fracturée à cet âge-là… On trouve ces éléments dans La mort en berne notamment
la folie de l’Histoire à l’Est. « La mort vient de l’Est » …court comme un
leitmotiv dans mon œuvre. DZ : Est-ce une position éthique ou philosophique voire
métaphysique ? DE : Les trois, probablement. Sont-elles indissociables,
d’ailleurs ? DZ : En quelques phrases, pourriez-vous énoncer votre art
poétique ? D.E : Je ne revendique aucun art poétique. La poésie, pour
moi, est l’expression de la douleur à fleur de peau(cf.
vos questions précédentes). Je ne la
sacralise en aucune façon. DZ : Travaillez-vous quotidiennement ou de façon
irrégulière ? Les poèmes naissent-ils d’un mot, d’une rêverie, à la
suite d’une lecture ? Ou n’y a-t-il aucun déclencheur particulier ?
DE : Je travaille de façon irrégulière, mais parfois
frénétique le matin très tôt, parfois lors de mes insomnies. Les poèmes sont
le plus souvent comme dictés de l’intérieur. Je les écris aisément,
fiévreusement, mais je passe beaucoup de temps à les relire à mi- voix, à les
psalmodier. Parfois, ils surviennent dans une sorte de transe lorsque j’ écoute la musique que
j’aime : Rachmaninov, Mahler, Debussy… DZ : Quel est le travail littéraire dont vous êtes le plus
fier et dont vous recommanderiez la lecture à quelqu’un qui ne connaît pas
encore votre œuvre ? DE : Le plus fier ? Sans hésiter La mort en berne, sorte de roman
autobiographique qui contient tous mes thèmes, l’amour et la mort,
l’Histoire ; une courte pièce
Sur le quai. Peut-être mes trois
derniers recueils de poèmes. DZ : Souhaitez-vous rajouter quelque chose qui vous tient à
cœur ? DE : J’ai en projet depuis longtemps un second roman Voïna qui se refuse à moi. Ce serait
l’histoire d’une jeune fille tchèque, Milena (comme Milena Jesenska), qui s’exile à l’Ouest peu avant l’invasion de
Prague, en 1968. Elle vit un grand amour avec un jeune homme qui l’aime
éperdument. Milena retourne à Prague sans le prévenir… « Il n’y a pas d’amour
heureux », affirmait le poète : la fin sera tragique, forcément. DZ : J’espère de tout cœur que ce roman à l’état de projet
puisse trouver sa voie d’écriture et aboutisse prochainement. En tout cas, grand merci d’avoir répondu à mes questions.
J’espère que cette interview permettra aux lecteurs de mieux vous connaître. DE : Souhaitons-le. Je vous suis très reconnaissant, Dominique,
de m’avoir ainsi donné cette occasion. Merci pour la qualité de votre
travail. Voïna Les images en noir et blanc défilaient.
Parfois, elles sautaient comme si le cameraman était ivre. Dans le salon, de
dos, un homme sanglotait. Ses épaules s’agitaient convulsivement devant le
petit garçon. Sur l’écran de la télévision, une foule en colère ou en pleurs
encerclait les chars. Ceux-ci se succédaient, bloqués par les manifestants
qui levaient le poing dans la direction des soldats, les mains crispées sur
leurs armes. À d’autres moments, cette même foule semblait frappée de
stupeur. Entre deux sanglots, l’homme ne cessait
d’affirmer : « J’adore la Russie ! Je hais
l’URSS ! » Le petit garçon ne comprenait pas. D’une voix
tremblante, il réussit à articuler : « C’est la guerre ? » Personne ne
répondit. Une femme entourait les épaules de
l’homme pour le consoler. Brune aux yeux bleus, elle était belle. Lui,
balbutiait toujours d’une voix étranglée : « J’adore la
Russie ! Je hais l’URSS ! » Le petit garçon aurait voulu répéter sa
question mais n’osa pas puisqu’il était sûr de la réponse. La femme et l’homme quittèrent
brusquement la pièce. Elle soutenait
son compagnon qui s’appuyait sur elle. Le petit garçon resta seul. Fasciné, il
ne quittait pas l’écran des yeux. Les chars avançaient tant bien que mal. Les
tourelles pivotèrent. On entendit des tirs d’armes automatiques. Quelques
jeunes gens agitaient un drapeau déchiré taché de sang. L’enfant ne
comprenait pas leurs paroles mais il se mit à haïr les soldats qui faisaient
pleurer l’homme. Enfin, les deux adultes revinrent.
L’homme semblait apaisé - du moins, l’enfant aurait aimé le croire. Les yeux dans le vide, l’homme
déclara : « Budapest en 1956 et maintenant, Prague… Tu verras…le
monde libre ne fera rien. ... »
Sa femme ne répondit pas mais le serra contre elle. Ses yeux étaient
rouges. Les images défilaient toujours Elle éteignit
la télévision, se pencha vers le petit garçon pour l’embrasser. L’homme
esquissa un pauvre sourire à son intention… Cet homme-là, c’était mon père. Visiter le site de Denis Emorine :
http://denis.emorine.free.fr/ |
Denis
Emorine – en entretien avec Dominique Zinenberg Francopolis
– Janvier-Février 2022 |
Créé le 1 mars 2002