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GUEULE DE MOTS
Cette rubrique reprend un second souffle en 2014
pour laisser LIBRE PAROLE À UN AUTEUR... Libre de s'exprimer, de parler
de lui, de son inspiration, de ses goûts littéraires, de son attachement à la
poésie, de sa façon d'écrire, d'aborder les maisons d'éditions, de dessiner
son avenir, nous parler de sa vie parallèle à l'écriture, ou tout
simplement de gueuler en paroles... etc. Mars-Avril 2021 Libre parole à Dominique Zinenberg Graffiti de rue (Da Cruz et autres
artistes, photo D. Shishmanian, 2012) |
La traduction multicolore La bêtise n’ayant aucune limite ( et quoiqu’on le sache bien,
cette vérité surprend quand même toujours) elle éclate de façon magistrale à
propos de cette histoire de traduction du poème d’Amanda Gorman lors de
l’investiture du Président Joe Baden et l’on se demande si réellement nous
gravissons une colline (Le poème, faut-il le rappeler, s’appelle
« La Colline que nous gravissons ») quand l’on apprend que Marieke Lucas Rijneveld,
néerlandaise, a dû renoncer à traduire ledit poème parce que
« Blanche » ! Un « Noir » ou une « Noire » susceptible de
traduire ce texte s’était-il/elle manifesté pour proposer son
intervention ? L’histoire ne le dit pas, certes, mais c’est assez peu
probable. La maison d’édition néerlandaise aurait-elle refusé cette personne
pour une raison raciale ? C’est assez peu probable aussi. La couleur de
la peau du traducteur a-t-elle eu une incidence sur le choix de
l’éditeur ? La question ne s’est tout simplement pas posée sans doute et
cela sans a priori, parce que jusqu’à présent une telle radicalisation ne
s’était jamais produite et ne faisait sens pour personne. L’identité raciale est donc maintenant de mise pour accéder à
l’honneur d’être traduit ! Il est dommage que sur la scène littéraire, on ne daigne parler
du beau métier de traducteur qu’à cette triste occasion de
discrimination ! Me tromperai-je en notant qu’il est rare que l’on
retienne le nom de celui ou celle qui traduit un auteur, de quelque
nationalité qu’il soit, que l’on est si ravi (e) de lire enfin grâce à ladite
traduction. Je tremble soudain d’avoir lu L’œil le plus bleu de Toni
Morrison en 10/18 dans la traduction d’un homme (c’est déjà
louche ! puisque l’écrivain est une écrivaine…) dont le patronyme est
Jean Guiloineau. Avait-il le droit d’accomplir cet
acte alors qu’il n’est probablement pas noir ? Ne devrait-on pas exiger
la carte d’identité des traducteurs pour être sûr(e) qu’ils sont habilités à
ressentir viscéralement ce que l’écrivain a voulu dire ? Car fi du
talent, des compétences, de la passion, du désir : ce qui est requis
c’est une identité raciale compatible. On n’arrête pas le progrès ! Traduire est par essence un acte d’ouverture à l’autre ;
c’est une adaptation à l’autre, une main tendue vers l’autre, un désir
respectueux de comprendre, interpréter, transposer la pensée, les émotions,
les expériences d’autrui avec humilité, avec sensibilité, avec toujours le
regret de l’approximation inévitable qui s’opère dans le passage d’une langue
à l’autre. Traduire est un acte d’amour. Il a fallu avoir lu le texte
originaire, l’avoir aimé, entrer peu à peu dans une rêverie amoureuse qui
pousse à le traduire dans sa langue à soi, dans un élan généreux afin que ce
plaisir premier de lecture se multiplie par la grâce du travail patient,
attentif, subtil de la traduction. Traduire c’est être métis. Apatride. Hors genre. N’être personne.
Ou une personne ouverte au multicolore. Agnès Desarthe le dit fort bien dans Comment
j’ai appris à lire : « Imagine que tu as une bague. Ce bijou est non seulement
remarquablement beau, mais encore unique. Il est orné de pierres précieuses
rarissimes, serti d’or le plus fin et, surtout, il t’a été donné par ta mère,
qui, elle-même le tenait de sa mère, qui elle-même, et cætera sur plusieurs
générations. Eh bien, quand tu écris, c’est comme si tu retirais cette bague
de ton doigt, cette bague qui est à la fois précieuse, belle et chargée de
souvenirs, et que tu la jetais, le plus loin possible, de toutes tes forces.
Tu la jettes même si loin que tu ne l’entends ni ne la vois retomber. Tu ne
sais même pas si quelqu’un la trouvera. Peut-être est-elle au fond de
l’océan, peut-être s’est-elle enfouie dans le sable du désert, dans une meule
de foin. Voilà, c’est cela écrire. C’est pour cette raison que c’est absurde,
que ça fait mal et qu’on se sent bête. Cette bague perdue est l’un des avatars du sod.
(1) En lisant Singer, parce que je ne suis plus dans l’effroi de la
langue, parce qu’une double transgression a eu lieu et qu’elle a aboli les
frontières, parce qu’ainsi je ne suis plus moi-même ni métèque, ni
française, ni fille, ni garçon, j’accède au sens (2) je
ramasse le bijou qui scintille à mes pieds et je le passe à mon propre
doigt. » Dans la controverse qui agite le monde littéraire à cause de
cette « colline à gravir », quelque chose d’épidermique,
d’émotionnel, de douloureusement irrationnel prend le dessus sur une pensée
élaborée qui ne déboucherait pas sur une impasse. Cette question de la
traduction d’un texte écrit par un « Noir » devant être faite par
un « Noir » (si c’est un homme), une « Noire » (si c’est
une femme) aurait pu faire l’objet d’un sketch du film de Jean-Pascal Zadi « Tout simplement noir » qui démontre avec
brio, drôlerie, finesse que rien n’est ni noir ni blanc et que l’entre soi
est la pire façon de régler les problèmes réels du racisme. Dans cette colère que je ressens, il n’y aucunement négation des
injustices racistes que les noirs (mais pas qu’eux) vivent au quotidien aussi
bien aux États-Unis qu’en Europe. Mais réglerons-nous ces problèmes en
adoptant un ségrégationnisme qui est toujours cause de racisme ? Les
communautarismes sont les pires des enfermements, des ghettos. Il faut les
condamner avec détermination. Autrement la violence et la bêtise ne feront
que gagner du terrain. Et il faudrait pousser la logique de l’exclusion selon
la couleur encore plus loin jusqu’à une absurdité abyssale, car si un
« Blanc » ne peut traduire un « Noir », s’il ne peut pas
non plus écrire sur autre chose que lui-même, si en tant qu’homme il ne peut
écrire sur une femme, en tant que bourgeois sur les ouvriers ou sur les
étrangers ou migrants, ou s’il est de la campagne sur la ville, alors
d’interdiction en interdiction, il faudra en venir à ne plus écrire du tout,
ou à se contenter de n’écrire que sur soi, sans jamais dépasser les bornes de
son propre moi, sans se mêler de ce qui ne nous regarde pas, sans déborder,
sans convoquer l’autre et poussant jusqu’au bout cette logique délétère et
mortifère organiser promptement des autodafés pour tous les écrivains qui de
tout temps se sont mêlés de tout sans autorisation et brûler hardiment Zola
pour s’être occupé de Dreyfus, Voltaire pour l’affaire Callas, Balzac qui a
eu l’outrecuidance de s’intéresser à l’intimité féminine ou Flaubert usant
cinq ans de sa vie à « fabriquer » sa Madame Bovary ! Eh bien
évidemment ce n’est qu’un infime échantillon de tout ce qu’il faudrait jeter
en pâture au nom de l’entre soi obligatoire et nécessaire à l’assainissement
inter racial. Progresser dans la lutte contre tous les racismes, c’est accepter
que manifestent ensemble le genre humain tout entier, sans distinction de
races ou d’obédience religieuse, sans quoi c’est
voué à un cuisant échec. Repousser une traductrice blanche sous prétexte que
le texte a été écrit par une poétesse noire, c’est faire reculer les valeurs
solidaires, empêcher les rapprochements entre les peuples, préparer des
incompréhensions toujours plus graves, des séparations de plus en plus
définitives et se tromper de combat. Car le vrai combat c’est de faire comprendre
qu’il n’y a pas de races, que c’est un mythe à détruire, le seul qu’il faut
coûte que coûte extirper de l’être humain. L’enjeu est immense car qui se sent prêt à tenter le mélange des
couleurs, le passage d’une langue à une autre, d’une rive à une autre, d’un
face à face altruiste et ouvert à l’autre ? Si nous ne gravissons pas la
colline ensemble, à quelle humanité peut-on prétendre ? (1) « sod » ce mot en hébreu signifie « sens
secret ». (2) C’est moi qui souligne. ©Dominique Zinenberg Mai 2021 |
Dominique
Zinenberg Francopolis
– Mai-Juin 2021 |
Créé le 1 mars 2002