Le temps perdu n’existe pas !
Je somnolais
doucement après un petit repas juste à peine arrosé…
Des mauvaises
langues parleront de minutes perdues, des heures peut-être !
N’importe, ces sortes d’heures ne sont pas des heures perdues, aucune heure
ne mérite cet affront, chaque heure porte en elle le ferment d’autre chose,
invisible à celui qui ne sait regarder, ni percevoir le moindre murmure, le
plus petit soupir d’un moment de relâchement…
Mon Dieu, faites
que ma vie ne soit qu’une suite ininterrompue de moments perdus !
À l’heure de
l’amour, tous ces moments perdus tissent la toile sentimentale, la toile
divine, du délire et de l’émerveillement…Moments perdus pour ceux qui n’ont
jamais aimé…Ces moments d’attente, de renoncement de soi, d’espérance en
l’autre, qui oserait parler de moments perdus ?
Mon Dieu, faites
que ma vie ne soit qu’une suite ininterrompue de moments perdus !
Je m’étais égaré
dans un sous-bois, un après-midi chaud d’été, la fraîcheur subite me plut,
je m’allongeais au pied d’un arbre, prudent j’avais garni ma poche d’un
calepin et d’un petit crayon, la poésie la plus belle teinta ma rêverie
d’accents ineffables et sur le petit papier quadrillé, je pus relire la
trace certaine de ces moments totalement perdus aux yeux d’un homme
d’aujourd’hui…
Mon Dieu, faites
que ma vie ne soit qu’une suite ininterrompue de moments perdus !
L’autre jour
dans un embouteillage dont Paris a le secret, enfermé dans ma voiture,
glaces montées par peur de l’asphyxie, roues immobiles, pare-chocs contre
pare-chocs, une musique m’envahit peu à peu l’âme, déposa en moi un grand
bonheur, cette musique me rappela des souvenirs anciens, des jours heureux,
un visage aimé…
Mon Dieu, faites
que ma vie ne soit qu’une suite ininterrompue de moments perdus !
Mon père disait
que pour réussir une bonne éducation, il fallait gérer au mieux les moments
perdus de l’enfant ; lui apprendre à apprécier ces moments de qualité,
un peu comme des oasis dans des moments de fatigue, des moments d’écoute de
soi, des moments perdus pour tous, sauf pour soi-même !
Mon Dieu, faites
que ma vie ne soit qu’une suite ininterrompue de moments perdus !
Aux yeux de
beaucoup, la lecture est le type même du moment perdu, lire, mais à quoi
bon ! N’avez-vous rien d’autre à faire quand tant de choses vous
attendent ? Laissez dire, ignorer ces gens, ils ne valent pas la peine
d’une réponse, d’un regard même de votre part…Le livre vous remercie de
l’attention que vous lui portez…
Mon Dieu, faites
que ma vie ne soit qu’une suite ininterrompue de moments perdus !
©J. Fleuret
Février 2020
***

Monotype de Roselyne Fritel, 2016
Délires d’exil
Je partirai hors
de moi : je partirai hors d’ici, dans des pays lointains, au climat
incertain.
Je parlerai des
langues bizarres entendues seulement par quelques indigènes.
Vêtu de costumes
étranges, ma démarche sera celle d’un homme libre
Mon adresse sera
celle de la poste restante, à l’unique café on me verra, de temps en temps,
boire un verre d’absinthe.
On me prêtera
des activités occultes, certains me traiteront de trafiquant de femmes ou
d’opium, à moins que ce soit de diamants.
Les soirs de
beuveries, j’évoquerai Paris et ses ruelles, Paris et ses vieilles pierres
et mes amours abandonnées.
Alors un gamin
dans le fond de la salle parlera de moi en m’appelant l’exilé !
Et puis, dans
quelques années, un inconnu viendra te raconter tout cela, tout ce qu’il
aura vu, il te parlera de ma vie, de mes journées, de mes propos, tout,
quoi !
Et toi, enivrée
de tant de preuves d’amour, tu embarqueras sur le premier bateau à destination
inconnue et tu viendras me chercher, heureuse d’aimer et d’être encore
aimée.
Au fil des
années, je vieillirai dans ma tête, au fil des années ma mémoire se
remplira d’un bric-à-brac de souvenirs avec toujours cet arrière-goût
indéfinissable, comme venu d’ailleurs, comme un goût d’exil à l’égard des
autres, comme un goût d’exil à l’égard de soi-même.
Étranger à ma
propre destinée, certains soirs, je me surprends à ne pas me comprendre
moi-même ; étranger à certains de mes actes, à certains de mes écrits,
d’où me viennent ces images poétiques qui me hantent certaines nuits…
Ne sommes-nous
pas tous des exilés venus de nulle part, cherchant nos chemins, mus par de
vagues souvenirs de vies oubliées, perdues dans le temps : Atlantide
rêvée ou réelle !
Exilé au sein de
ma propre vie, en un exil pour moi seul, je suis celui qui sait cela et qui
jamais n’en parle.
Exilé à
l’intérieur de soi, à certains moments de mélancolie…
Étranger à
soi-même, noyé dans la foule anonyme des repas terrestres, venu d’un pays
lointain de tous, je sais que mon exil n’est que temporaire : la mort
y mettra un point final, un jour, demain, ici ou ailleurs.
Ô exil, mirage
de tous les instants, je suis celui qui sait et qui jamais n’en parle…
L’exil est en
nous, en chacun de nous, de la naissance à la mort, en chacune de nos
fibres, inconnu à nous-même, étranger à nous-même, notre existence est
comme une terre d’asile qui nous aurait accueillis au jour premier.
Venue
d’ailleurs, allant ailleurs, notre vie est un exil dont nous sommes la
victime.
Prince du moment
au passé inconnu, nous ne savons rien de ce que nous sommes vraiment.
L’exil est en
nous. Vêtus des hardes du manant, avançons dans la vie avec la dignité d’un
prince dont le royaume a été aboli et les splendeurs détruites.
©J. Fleuret
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