GUEULE DE MOTS -ARCHIVES 2010-2011

   Jean-Pierre Lesieur - Serge Maisonnier - Juliette Clochelune... et plus

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GUEULE DE MOTS

Où les mots cessent de faire la tête et revêtent un visage...
Cette rubrique reprend un second souffle en ce début 2014 pour laisser LIBRE  PAROLE À UN AUTEUR...
libre de s'exprimer, de parler de lui, de son inspiration, de ses goûts littéraires, de son attachement à la poésie,
de sa façon d'écrire, d'aborder les maisons d'éditions, de dessiner son avenir, nous parler de sa vie parallèle
à l'écriture...etc.

Ce mois décembre 2015

  Libre parole à… Dana Shishmanian

         La Poésie narrative
                                         suite :
Donia Berriri



Dans son premier recueil, cette jeune poète, par ailleurs chanteuse et compositrice (sous le nom d’Achille), nous fait vivre une vaste quête écartelée entre quatre directions, d’où la structuration du volume en quatre parties : Nord, Sud, Est, Ouest. Sans doute la logique intime de cet agencement reste-elle cachée dans le tréfonds des poèmes, cet « inconnu cardinal » qui donne le titre du recueil, et qui figure peut-être le centre, l’unique direction régissant et neutralisant, finalement, toutes les autres.

On n’en ressent pas l’attrait au premier abord.  On est plutôt tenté de suivre à la trace le mouvement apparent qui évolue comme une chorégraphie musicale, tantôt en larges déploiements de pavés rugueux, en prose à peine polie, sous une lumière crue et sombre comme de fin de monde, laissant à peine l’espoir d’un basculement :
Bientôt, les lampadaires exultent et les enfants se taisent. Les étoiles s’inclinent à l’heure où la ville revêt sa morne chape transpercée de buildings. De pales lueurs s’échappent des fenêtres embuées et de frêles bouffées des cheminées ensommeillées. S’entassent les rêves dans les cours étroites au ciel sans issue. II ne fait plus bleu, l’anthracite a gagné les toitures endolories. Les pierres englouties par les pluies irascibles recrachent l’oxyde des automnes passés. Septembre se souvient. Les jours étaient comptés, on s’endormait quand même.
À l’est, demain peut-être.

Tantôt en volutes gracieuses d’où s’échappent des rimes criardes et des rythmes envoûtants comme pour exorciser, au moyen d’une énigme, un mal caché :

Je porte sous la peau
Un voile de velours
Rouge sang et mes os
Y cachent leurs atours

Mon voile de pandore
Cousu de chair et d’or
Que je ne quitte ni de jour
Ni de nuit ni d’amour

Je porte une ceinture
De peur que le trottoir
Dérobe mes jambes nues
Mes jours ne sont qu’un soir

Mon parfum d’argan
De cuir et de safran
Rappelle sur mon chemin
Où je vais d’où je viens

Je porte un voile d’or
Sous ma peau d’apparat
Prisonnière d’un corps
Qui ne m’appartient pas

Mon nom reste secret
Et je m’invente à l’aube
Je ne dévoile jamais
La couleur de mes yeux

La nuit est un dédale
Je porte en mon sein le scandale
Supporte les mains sales
Je suis illégale


Tantôt enfin en des poussées de lignes abruptes, dans une géométrie de plus en plus dépouillée qui rapproche les contraires, tout en esquissant comme une « histoire de couple », stylisée à l’extrême:

Du café amer
Au vin âpre et rugueux
II erre
Le jour ferme les yeux

Des rires mondains
Au matin silencieux
Elle s’égare
La nuit ferme les yeux

II marche
Planque sous ses semelles
Ses nuits criminelles
Le jour ferme les yeux

Elle passe
Sous son feutre déferlent
Ses amours torrentielles
La nuit ferme les yeux

Il ne parle pas
II fixe de ses yeux noirs
Les ombres naufrages
Le jour ferme

Elle parle de lui
D’une voix douce
Pour oublier
La nuit ferme

Il aime l’automne et ses pluies grises
Les cloches indécises sonneront peut-être
II attend
Le jour

Elle guette l’été pour rêver encore
S’il y avait une saison pour les amoureux
Elle attend
La nuit

Mais de plus loin encore vient le chant… le vrai. Celui qui, « méconnu », « traverse la glace » et vous projette « de l’autre côté du miroir » :

C’est l’appel exalté
De l’autre tout puissant
Irrésistible chant
Des sirènes capricieuses

On devine alors une expérience des profondeurs, autant tragique que régénératrice, et le recueil se referme en s’ouvrant sur l’horizon apaisé et secret, comme souterrain, d’un chemin nouveau. Un dernier texte, d’une rare beauté, solennelle et humble, qui vous touche du doigt du sens comme pour vous guérir d’une longue, absurde maladie :

Comme il était étrange de se quitter sans pleur. De ne pas regretter. De retrouver la lumière tamisée du crépuscule hivernal dans une silencieuse quiétude. De ne pas laisser les souvenirs épars inonder sa poitrine de chagrin, ni de s’abandonner contre eux à une lutte acharnée bien que vaine. De laisser les images nous hanter, car elles seules nous appartiennent et si elles nous rassurent, c’est pour nous rappeler qu’elles peuvent vivre sans nous. De colère en pitié nous avons navigué sans but pour habiter enfin la mélancolie douce des dimanches solitaires. Le coffre fut scellé, recelé avec soin. Puissions-nous supporter de ne pas oublier, si nous nous souvenons nous n’aurons à attendre. Portons alors intact le lien éternel et sans courber l’échine ravisons-nous sans honte. En guise de pardon.

Donia Berriri, L’inconnu cardinal (2015).
    Préface de Camélia Jordana, illustrations de Fanny Michaëlis.
-  L’écouter sur : sur you tube 

- Voir rubriques antérieures : Isabelle Poncet-Rimaud, Dominique Zinenberg, Dorianne Laux

À suivre...
je vous donne rendez-vous au prochain numéro… pour l’épisode suivant du feuilleton, à la découverte de quelques autres petites histoires dénichées dans les collections du Cygne…


        pour Gueule de mots décembre 2015

Dana  Shishmanian-France           

 

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