Dans
son premier recueil, cette jeune poète, par ailleurs chanteuse
et compositrice (sous le nom d’Achille), nous fait vivre une vaste
quête écartelée entre quatre directions,
d’où la structuration du volume en quatre parties : Nord, Sud,
Est, Ouest. Sans doute la logique intime de cet agencement reste-elle
cachée dans le tréfonds des poèmes, cet «
inconnu cardinal » qui donne le titre du recueil, et qui
figure peut-être le centre, l’unique direction régissant
et neutralisant, finalement, toutes les autres.
On
n’en ressent pas l’attrait au premier abord. On est plutôt
tenté de suivre à la trace le mouvement apparent qui
évolue comme une chorégraphie musicale, tantôt en
larges déploiements de pavés rugueux, en prose à
peine polie, sous une lumière crue et sombre comme de fin de
monde, laissant à peine l’espoir d’un basculement :
Bientôt,
les lampadaires exultent et les enfants se taisent. Les étoiles
s’inclinent à l’heure où la ville revêt sa morne
chape transpercée de buildings. De pales lueurs
s’échappent des fenêtres embuées et de frêles
bouffées des cheminées ensommeillées. S’entassent
les rêves dans les cours étroites au ciel sans issue. II
ne fait plus bleu, l’anthracite a gagné les toitures endolories.
Les pierres englouties par les pluies irascibles recrachent l’oxyde des
automnes passés. Septembre se souvient. Les jours étaient
comptés, on s’endormait quand même.
À l’est,
demain peut-être.
Tantôt
en volutes gracieuses d’où s’échappent des rimes criardes
et des rythmes envoûtants comme pour exorciser, au moyen d’une
énigme, un mal caché :
Je porte
sous la peau
Un voile de velours
Rouge sang et mes os
Y cachent leurs
atours
Mon voile de pandore
Cousu de chair et
d’or
Que je ne quitte ni
de jour
Ni de nuit ni d’amour
Je porte une
ceinture
De peur que le
trottoir
Dérobe mes
jambes nues
Mes jours ne sont
qu’un soir
Mon parfum d’argan
De cuir et de safran
Rappelle sur mon
chemin
Où je vais
d’où je viens
Je porte un voile
d’or
Sous ma peau
d’apparat
Prisonnière
d’un corps
Qui ne m’appartient
pas
Mon nom reste secret
Et je m’invente
à l’aube
Je ne dévoile
jamais
La couleur de mes
yeux
La nuit est un
dédale
Je porte en mon sein
le scandale
Supporte les mains
sales
Je suis
illégale
Tantôt
enfin en des poussées de lignes abruptes, dans une
géométrie de plus en plus dépouillée qui
rapproche les contraires, tout en esquissant comme une « histoire
de couple », stylisée à l’extrême:
Du
café amer
Au vin âpre et
rugueux
II erre
Le jour ferme les
yeux
Des rires mondains
Au matin silencieux
Elle s’égare
La nuit ferme les
yeux
II marche
Planque sous ses
semelles
Ses nuits
criminelles
Le jour ferme les
yeux
Elle passe
Sous son feutre
déferlent
Ses amours
torrentielles
La nuit ferme les
yeux
Il ne parle pas
II fixe de ses yeux
noirs
Les ombres naufrages
Le jour ferme
Elle parle de lui
D’une voix douce
Pour oublier
La nuit ferme
Il aime
l’automne et ses pluies grises
Les cloches
indécises sonneront peut-être
II attend
Le jour
Elle guette
l’été pour rêver encore
S’il y avait une
saison pour les amoureux
Elle attend
La nuit
Mais de plus loin
encore vient le chant… le vrai. Celui qui, « méconnu
», « traverse la glace » et vous projette « de
l’autre côté du miroir » :
C’est
l’appel exalté
De l’autre tout
puissant
Irrésistible
chant
Des sirènes
capricieuses
On
devine alors une expérience des profondeurs, autant tragique que
régénératrice, et le recueil se referme en
s’ouvrant sur l’horizon apaisé et secret, comme souterrain, d’un
chemin nouveau. Un dernier texte, d’une rare beauté, solennelle
et humble, qui vous touche du doigt du sens comme pour vous
guérir d’une longue, absurde maladie :
Comme il
était étrange de se quitter sans pleur. De ne pas
regretter. De retrouver la lumière tamisée du
crépuscule hivernal dans une silencieuse quiétude. De ne
pas laisser les souvenirs épars inonder sa poitrine de chagrin,
ni de s’abandonner contre eux à une lutte acharnée bien
que vaine. De laisser les images nous hanter, car elles seules nous
appartiennent et si elles nous rassurent, c’est pour nous rappeler
qu’elles peuvent vivre sans nous. De colère en pitié nous
avons navigué sans but pour habiter enfin la mélancolie
douce des dimanches solitaires. Le coffre fut scellé,
recelé avec soin. Puissions-nous supporter de ne pas oublier, si
nous nous souvenons nous n’aurons à attendre. Portons alors
intact le lien éternel et sans courber l’échine
ravisons-nous sans honte. En guise de pardon.
- Donia Berriri, L’inconnu cardinal (2015).
Préface de Camélia Jordana,
illustrations de Fanny Michaëlis.
- L’écouter sur : sur you tube
- Voir rubriques
antérieures : Isabelle
Poncet-Rimaud, Dominique Zinenberg, Dorianne Laux
À suivre...
je vous donne rendez-vous au prochain
numéro… pour l’épisode suivant du feuilleton, à la
découverte de quelques autres petites histoires
dénichées dans les collections du Cygne…
|