Le recueil
est posé à côté de moi. Je le laisse advenir. Ce sera un ouvrage des
éditions Rougerie ou Corti, pour que l’avant-lire soit
précédé de la nécessaire découpe des feuillets. Se saisir du livre offre des
sensations connexes qui sollicitent le plaisir de s’adapter au format, à la
couleur du papier, à l’impression tactile. Le coupe-papier est un héritage.
Il est en ivoire.
À peine
l’ai-je glissé dans l’interstice de la feuille que me revient en mémoire le
geste de mon père, lorsqu’il ouvrait le courrier. Un léger bruit chuinté
annonçait l’ouverture de l’enveloppe. Le dépliement de la lettre amplifiait
le son. Selon l’importance du message, son attitude changeait. Je devinais
dans sa posture, l’intérêt qu’il accordait à la lecture. Ce serait la même,
lorsqu’il se plongeait dans un livre. La correspondance renvoyait en ce
temps-là, à des échanges inscrits dans la vie. Elle accordait au message de
l’épistolier, cette part de réalité qui permettait en cours de lecture,
d’imaginer son visage, d’entendre sa voix, de deviner une émotion.
Ainsi en
est-il de mon approche d’un recueil non massicoté. L’installation au bureau
instaure le rituel. Le livre est replié sur le secret du texte. Seuls le nom de l’auteur et le titre choisis dessinent
la perspective. Se conjuguent à l’instant le désir impatient de découvrir
cet espace caché, la certitude d’entrer par effraction, la crainte d’une
maladresse dans la découpe. La main manque-t-elle d’assurance, qu’il me
faut prendre une large inspiration avant de faire remonter la lame
doucement de bas en haut, sachant que la coupure horizontale reste la plus
difficile à cause de l’épaisseur de la pliure.
Le texte
va se révéler lentement, pas à pas, page à page. Il n’est pas question pour
moi de tout découper pour me consacrer ensuite à la lecture. J’adopte au
contraire un rythme où il me semble percevoir la manière dont l’écrivain a
décidé l’ordonnancement des fragments, des poèmes. J’ai l’impression de
tenir, plus que le livre, le manuscrit. Je pourrais comparer cette émotion
à celle que l’on éprouve à la Bibliothèque Nationale,
lorsque on pose sur la table de travail, un texte original. Le toucher
d’une lettre, d’un journal intime, d’un extrait d’œuvre, engage davantage
que la précaution indispensable à sa conservation. La sensation tactile
crée à cet endroit un lien d’une autre nature.
On décèle
une proximité qui traduit, au-delà-même du contenu de la page, le geste vivant
de l’écriture. Pour peu que l’écrivain nous soit devenu familier durant le
parcours de recherche, on l’aperçoit dans l’espace qui est le sien, au
moment où il écrit. On le sent respirer. On pourrait lui parler, mais on se
tient dans la juste distance imposée par la mort. L’étape qui consiste à
saisir l’extrait sur notre ordinateur ouvre ensuite sur une autre
dimension. Chaque mot, chaque phrase, chaque signe de ponctuation renforce
la connivence. La page s’affiche sur l’écran comme un don dont la rareté
émeut.
Lorsque le
document est remis dans la chemise de protection et rendu en mains propres
au conservateur, les mots laissent trace, vibrent dans notre silence. On
les emporte avec soi, conscient de leur portée. On écoute la résonance du
texte en même temps que perdure sur nos doigts, le frôlement sensuel de la
vie, paradoxalement disparue et présente.
Adolescente,
je recopiais dans un carnet, les poèmes que je découvrais. J’ai le souvenir
très précis du plaisir que je prenais à le faire, soucieuse de respecter la
disposition typographique du recueil imprimé, de soigner la calligraphie.
Je peux encore, à distance, celle du temps, celle de l’étude, de la
relecture, retrouver l’exaltation avec laquelle je copiais, strophe à
strophe, Le Bateau Ivre. Le poème
prenait chair, conjuguait la confusion des désirs et la puissance révélée
de la poésie.
Le travail
du moine copiste pourrait être une image pertinente pour tenter de rendre
compte du rapport entre lecture et retranscription. Une lumière feutrée baigne
le scriptorium. Le corps est entièrement voué à la tâche pour permettre la
justesse du geste. Découvre-t-il le mystère d’un texte religieux ou la
beauté d’une tragédie grecque qu’il se doit de poser chaque caractère,
chaque terme à sa place. Minutieusement. Ressent-il alors dans sa main la
substance intemporelle des mots ? Il s’arrête pour tailler la plume
d’oie, remplir l’encrier. Il lève parfois son regard, sans que rien ne
puisse le distraire de son travail. S’atténuent les contours du monde. Se
densifie le silence. Il tient entre ses mains l‘esprit du texte.
J’ai fini
la lecture du recueil. Le bord des pages est filandreux. Leur séparation,
aussi soignée soit-elle, a créé une béance. Le texte est à nu. Je me suis frayée un chemin. Droit au cœur des mots. Les sensations
acoustiques, visuelles, tactiles ont accompagné le dévoilement du sens.
Au moment
de le refermer, quelque chose, encore, demeure d’un frémissement sur la
peau du texte.
©Mireille
Diaz-Florian
Mai 2021
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