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Pieds des Mots : Archives

 

PIEDS DES MOTS
Où les mots quittent l'abstrait pour s'ancrer dans un lieu, un personnage, une rencontre...

Le principe des Pieds des mots
est de nous partager l'âme d'un lieu, réel ou imaginaire, où votre cœur est ancré... ou une aventure.... un personnage...

 

Mai-Juin 2021

 

La peau du texte

 

par Mireille Diaz-Florian

 

Photo de l’auteure

 

Le recueil est posé à côté de moi. Je le laisse advenir. Ce sera un ouvrage des éditions Rougerie ou Corti, pour que l’avant-lire soit précédé de la nécessaire découpe des feuillets. Se saisir du livre offre des sensations connexes qui sollicitent le plaisir de s’adapter au format, à la couleur du papier, à l’impression tactile. Le coupe-papier est un héritage. Il est en ivoire.

 

À peine l’ai-je glissé dans l’interstice de la feuille que me revient en mémoire le geste de mon père, lorsqu’il ouvrait le courrier. Un léger bruit chuinté annonçait l’ouverture de l’enveloppe. Le dépliement de la lettre amplifiait le son. Selon l’importance du message, son attitude changeait. Je devinais dans sa posture, l’intérêt qu’il accordait à la lecture. Ce serait la même, lorsqu’il se plongeait dans un livre. La correspondance renvoyait en ce temps-là, à des échanges inscrits dans la vie. Elle accordait au message de l’épistolier, cette part de réalité qui permettait en cours de lecture, d’imaginer son visage, d’entendre sa voix, de deviner une émotion.

 

Ainsi en est-il de mon approche d’un recueil non massicoté. L’installation au bureau instaure le rituel. Le livre est replié sur le secret du texte. Seuls le nom de l’auteur et le titre choisis dessinent la perspective. Se conjuguent à l’instant le désir impatient de découvrir cet espace caché, la certitude d’entrer par effraction, la crainte d’une maladresse dans la découpe. La main manque-t-elle d’assurance, qu’il me faut prendre une large inspiration avant de faire remonter la lame doucement de bas en haut, sachant que la coupure horizontale reste la plus difficile à cause de l’épaisseur de la pliure.

 

Le texte va se révéler lentement, pas à pas, page à page. Il n’est pas question pour moi de tout découper pour me consacrer ensuite à la lecture. J’adopte au contraire un rythme où il me semble percevoir la manière dont l’écrivain a décidé l’ordonnancement des fragments, des poèmes. J’ai l’impression de tenir, plus que le livre, le manuscrit. Je pourrais comparer cette émotion à celle que l’on éprouve à la Bibliothèque Nationale, lorsque on pose sur la table de travail, un texte original. Le toucher d’une lettre, d’un journal intime, d’un extrait d’œuvre, engage davantage que la précaution indispensable à sa conservation. La sensation tactile crée à cet endroit un lien d’une autre nature.

 

On décèle une proximité qui traduit, au-delà-même du contenu de la page, le geste vivant de l’écriture. Pour peu que l’écrivain nous soit devenu familier durant le parcours de recherche, on l’aperçoit dans l’espace qui est le sien, au moment où il écrit. On le sent respirer. On pourrait lui parler, mais on se tient dans la juste distance imposée par la mort. L’étape qui consiste à saisir l’extrait sur notre ordinateur ouvre ensuite sur une autre dimension. Chaque mot, chaque phrase, chaque signe de ponctuation renforce la connivence. La page s’affiche sur l’écran comme un don dont la rareté émeut.

 

Lorsque le document est remis dans la chemise de protection et rendu en mains propres au conservateur, les mots laissent trace, vibrent dans notre silence. On les emporte avec soi, conscient de leur portée. On écoute la résonance du texte en même temps que perdure sur nos doigts, le frôlement sensuel de la vie, paradoxalement disparue et présente.

 

Adolescente, je recopiais dans un carnet, les poèmes que je découvrais. J’ai le souvenir très précis du plaisir que je prenais à le faire, soucieuse de respecter la disposition typographique du recueil imprimé, de soigner la calligraphie. Je peux encore, à distance, celle du temps, celle de l’étude, de la relecture, retrouver l’exaltation avec laquelle je copiais, strophe à strophe, Le Bateau Ivre. Le poème prenait chair, conjuguait la confusion des désirs et la puissance révélée de la poésie.

 

Le travail du moine copiste pourrait être une image pertinente pour tenter de rendre compte du rapport entre lecture et retranscription. Une lumière feutrée baigne le scriptorium. Le corps est entièrement voué à la tâche pour permettre la justesse du geste. Découvre-t-il le mystère d’un texte religieux ou la beauté d’une tragédie grecque qu’il se doit de poser chaque caractère, chaque terme à sa place. Minutieusement. Ressent-il alors dans sa main la substance intemporelle des mots ? Il s’arrête pour tailler la plume d’oie, remplir l’encrier. Il lève parfois son regard, sans que rien ne puisse le distraire de son travail. S’atténuent les contours du monde. Se densifie le silence. Il tient entre ses mains l‘esprit du texte.

 

J’ai fini la lecture du recueil. Le bord des pages est filandreux. Leur séparation, aussi soignée soit-elle, a créé une béance. Le texte est à nu. Je me suis frayée un chemin. Droit au cœur des mots. Les sensations acoustiques, visuelles, tactiles ont accompagné le dévoilement du sens.

 

Au moment de le refermer, quelque chose, encore, demeure d’un frémissement sur la peau du texte.

 

 

©Mireille Diaz-Florian

Mai 2021

 

 

Mireille Diaz-Florian

Francopolis, mai-juin 2021

 

 

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Créé le 1 mars 2002