Le Salon de lecture

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SALON DE LECTURE

 

Mars-avril 2023

 

 

 

Agnès Adda

 

Choix de textes publiés ou inédits de 2009 à 2023

 

 

Cadence

 

Nous arrivâmes au carrefour des anges

Ils étaient attablés devant leur silence

Les ciels défilaient sous leurs ailes

Zéphyr se jouait des cordes et des vents.

 

L’élégant chatoiement de leur corps suggérait le ballet scintillant des sphères

Leur joie grave écoutait des voix intérieures comme si l’air qui les frôlait ne fût pas venu d’ailleurs

Leurs yeux aimables fixaient l’instant.

 

Une évidence que leur présence

Et leur pose de rêveur, le songe le plus accompli.

 

Une corde cassa : le concert commençait.

 

(in L’œil au miroir publié en 2009)

 

Stratégie du miroir

 

Seul et lumineux

Il m’appelle.

 

Ni ci, ni là

Quelle bonne distance entre face à face et disparition ?

 

Me faire signe et sourire, réconfort ?

Solitude !

 

Tu m’incites au mouvement :

Peur de la photo, d’en mourir.

 

Pitrerie du langage articulé

Par ma bouche dupliquée.

 

Sans tain.

Vertige de la transparence.

 

Galerie des glaces

Vacuité surannée, fanée

(Nulle part n’est plus Marienbad).

 

Sometimes, somewhere

Ironique énigme de mon passage.

 

Feu d’une ampoule

Et je me consume.

 

La nuit :

Disparue !

 

(publié dans la revue Voix d’encre n°26,

puis intégré au recueil L’œil au miroir)

 

La Sieste de Pierre Bonnard

 

Dans l’atelier le temps ploie.

Au suspens des heures éclôt la sieste prodigue.

 

Généreuse mais filtrée, la lumière

Pelotonne, rembourre et capitonne

Pétrit d’aise les hôtes du repos.

 

Feu sauvage ici retenu, elle aiguise pourtant le volume

Lustre les idoles, polit dans l’atrium du rêve

L’aura pensive de leur écho.

 

Sous l’allégeance de la dame et de l’animal

Elle épure et feutre l’intimité charnue de l’alcôve

Pacifie les ombres, estompe les scories du décor.

 

Nul souci ne pèse au filet du songe double

Que noue, ajuste à l’idéal

La faveur du chien aux boucles couplées.

 

(in Notre Théâtre publié en 2014)

 

 

Don de sauvagerie

                                À Catherine Jarrett

 

 

Il suffit d’un bouquet de chardons

Leur mélancolie bleu gris

- Grisaille du revers des retables

Aux jours de pénitence.

 

Leur sécheresse d’os

Et la peur à dompter

Comme d’un crâne entre nos mains

- Hélas, pauvre Yorick !

 

Chardons, appâts des plus pauvres bêtes.

Voici sous notre toit révélée

Notre animalité.

 

Eût-il fallu la conjurer ?

 

Dans la contemplation de leur terne beauté

De leurs dards violine hérissés

Nous perdîmes la trace des épiphanies de cristal.

 

Qu’importe

Si la magie noire des chardons sauvages

Éclipse la paix des étables mystiques !

 

Aux yeux ouverts

La fleur du spleen

Rayonne d’un halo de hasards.

 

(in Atelier en apesanteur publié en 2019)

 

 

Aux parapets de Paris

 

Seul l’oiseau traverse le pont

File par les boulevards.

Au ras du fleuve, dans les squares

Le printemps pépie.

Paris s’ouvre à sa verdeur, à sa douceur.

 

Déserte aussi, Venise resplendit

Oublieuse des masques et des Visconti

De la peste et du choléra.

 

Le vent d’avril danse plus fort, danse plus vite

Sur la scène libre des eaux.

 

Au pied des demeures vaines

La traîne des canaux se déploie

Sans le pli d’une gondole.

Sans hantise, à l’écoute de la mer affranchie

La lagune rehausse ses ramages.

 

Tu dirais :

La ville est là

Simple et hautaine et tranquille.

Son port glorieux

Triomphe de notre absence.

 

22 mars 2020

(in Quand, dans l’expectative, deux chroniques poétiques du confinement,

L’Harmattan, 2020)

 

L’oiseau du Bénin

 

Habitacles articulés

D’os ou de bois

D’or ou de fer

Roides

- Désertés.

 

Quelque vie les habita

Plusieurs peut-être.

 

Armures creuses aux précieuses jointures

Cottes de maille fine,

Squelettes, silhouettes intègres

Par la grâce d’un cartilage,

Marionnettes muettes

Serves et sages

- Près de s’affaisser

Se dissoudre.

 

Tant d’absence happe nos regards

Et le vide, notre présence

Comme un souffle ravit ces mobiles d’acier

Juchés, dirais-tu, pour l’éternité

Et qui tout soudain s’ébranlent

Et se suspendent au vent.

 

(publié dans la revue Voix n°4 en 2019,

puis intégré à La Filature en 2020)

 

Dans l’intimité de Chigi

 

Il est des villas-monde

Qui parlent de conquêtes.

Chaque alcôve y recèle quelque nouveau rivage

Un parc-planisphère y orchestre surprises, frayeurs et ravissements.

 

On m’y convie :

Me voici Magellan

Vasco de Gama

Et grand explorateur.

 

Chez toi, Chigi

Suis-je ici

Et dans le voisinage.

Tu y dédaignes les lointains.

 

Les vedute de Perruzzi

Ouvrent nos perspectives

Et nous portent immobiles

À deux pas d’ici, tout près.

 

Au nord, Torre delle Milizie

À l’est, Santi Apostoli

Au sud, casa della Fornarina.

 

Point n’est besoin de fusée ni de caravelle

Pour qu’à l’ombre de ta loggia

Me couronne la frise en reflet

Des astres de ton jardin

De tes citrons, de tes cédrats

Suspendus à leurs arbres auprès.

 

Ainsi, ami Chigi

Suis-je bien ici, chez toi.

 

(in Tibérines dans Le Tibre à Rome, Béta-Oblique, 2021,

ouvrage non diffusé publiquement)

 

 

Rumeurs de Tibre

Triomphes et Lamentations,

William Kentridge, 21 avril 2016

 

Crasse d’oubli

Noircit berges du Tibre

Pollue ses eaux.

 

En son lit

Rumeur enfouie

De cloaque

De nourricier.

 

Et voici que

Ohé ! Ohé !

Le fleuve brandit son histoire.

Au long cours

Défilent

De Rome

Les enseignes

Les étendards.

 

Fontaine de Trevi

Eh ! Fellinienne, vaste baignoire !

Las, las, triste cercueil

Renault 4 L d’Aldo Moro !

 

Par la parade ébranlée

Nos mémoires ressuscitent

Ohio ! Ohio !

Triomphes et lamentations.

 

Quelle crue

Quelle pollution

Auront raison prochaine

De la louve dressée

Et de Titus en gloire

Du ghetto expulsé

Et du pape moqué ?

 

Gloria, miserere.

 

L’ombre d’une faux

Désaxée par le vent

Tremble aux berges

- Sinopie.

 

Eia ! Eia !

Écoutez s’éloigner

Haletante fanfare.

 

Sous le carbone de nos haleines

Sous la suie de nos triomphes

De Tibre s’embrunit le cortège…

 

(in Tibérines dans Le Tibre à Rome, Béta-Oblique, 2021,

ouvrage non diffusé publiquement)

 

Ainsi suis-je

 

Aux ports des mers

Il n’est que l’huis du ciel

À ouvrir

Pour entendre des deltas l’India Song

Les mélopées de Vinh Long et de Calcutta.

Sur la grève des océans

Aux citadelles du couchant

Entre créneaux de braise

Exulte Prouhèze à Mogador.

 

Le fleuve, lui, a ses exigences

Sa réalité de pierre, de béton.

De façade, sa complaisance

Entre deux rives.

 

Sa femme-lige suis-je

Et je bataille

Entre remous serpente

Dans ses méandres.

 

Dans sa fente

Je trace et sinue

Sans vaguer

Sans débord.

J’épouse sa fluidité, sa fuite et sa perspective.

Ainsi suis-je

Mirage et lumière

Dans l’éclosion de la ville

Qui palpite entre les berges.

 

(IXe poème du portfolio Arpentage, 2021,

conçu avec Fabienne Yvetot et accompagné de ses monotypes,

ouvrage non diffusé publiquement)

 

Monotype de Fabienne Yvetot

 

 

Le culte de Cybèle

 

Tu entends la terre

Tassée de nos empreintes

Du sceau de nos emprises.

 

Tu éprouves sa résistance

- Craquelée ?

 

Ni morne ni assagi

Claque son tam-tam intérieur,

Le grésil des faunes tapies

Haletant bruitage des forêts,

La mangrove insoumise

Aux essaims bourdonnants

Battles, battles !

 

Quand s’exaltent les paramètres

De la chaleur et des pluies,

Postée très haut, tu guettes

L’herbe sauvage croisée avec le vent,

En avant du ciel, les boucliers brandis des ramures.

 

Tu mesures

Les rayons portés sur son écorce

Sa physionomie changeante

Solaire, lunaire,

Comme le sont les visages

Des muses, des idoles.

 

Tu veilles ses éclipses.

Du sommeil de la nuit

Surgit l’esprit de la terre

Son œil oblong.

Il irradie sans ciller

Au zénith de cette stèle

Que tu lui dédies.

 

(in Lève le couchant, livre d’artiste comprenant une pièce de terre,

Éditions Sylvie Schambill, 2021)

 

Une image contenant texte

Description générée automatiquement

Sylvie Schambill. Techniques mixtes sur papier. ©Sylvie Schambill - artiste ADAGP pour la photographie.

 

 

Wrapped !

L’Arc de Triomphe, Wrapped de Christo et Jeanne-Claude,

18 septembre-3 octobre 2021

 

Martiaux

Tels des imperators

Du peuple ils orientaient la marche

Vers le Grand Ouest.

 

Géants urbains enracinés

Pieds-droits, piliers

De marbre, de béton

Ils défiaient le couchant.

 

Monuments alignés

De Cendres, de Renommées

Vaincus piétinés, gloires ailées

Hauts-reliefs et rondes-bosses

- Wrapped !

 

Grande Arche, Triomphe et Carrousel 

Wrapped les arcs !

 

Ils désertent ?

On les déménage ? 

 

Qu’il t’en souvienne

À Brocéliande :

Barils de poudre

Chevaliers de soie.

Au bois des noms

Escortés d’oublis

Qu’il t’en souvienne !

 

Triomphe même :

Cuirasse d’argent

Galon de vermeil

- Funèbre armure

Wrapped !

 

(Inédit)

 

Mes mues

 

J’ai rencontré Paysage.

 

Je l’intériorise.

              Il me nappe.

                                Il me submerge.

 

Forêt

     Mer ou lac

                     Cascade

                                 Des ports, des friches.

 

À une heure oubliée, Paysage m’a possédée de son rythme : tonique et solaire au mitan du jour, flamboyant puis assoupi au crépuscule. Toutes sortes de sons, de bruits m’ont éveillée à ses nuits :

Cris d’oiseaux, fourmillements d’insectes

                       Clapotis de barques et de filets

                                        Crissement au dérapage du lézard.

 

Nous avons fusionné Paysage et moi et il m’a investie de sa mémoire : naissance, éclosion, flétrissure, décomposition, effacement.

Je me surpris :

              Enfilade de serres captivantes d’anthurium et de cattleya

Humus automnal roux et cuivré

                                Rails désaffectés colonisés de jeunes pousses.

                        

Sous la lumière, le motif se dissipait. Paysage s’épurait. À son corps jointe, dispersée, je me dissolvais :

Brume de gouttelettes jaspées.

                                Ombres carmin piquetées de gris limoneux frangées de bleu céleste… celles-ci, je les ai décrites, je les ai peintes sous le titre Marée basse, plein jour. Pour qui se soucierait d’exacte reconstitution, de vérité historique, mieux vaudrait interroger Paysage – peut-être en est-il encore temps.

 

(Extrait de Au commencement, le paysage,

publié dans la revue Voix n°7 en 2022)

 

Verve saltimbanque

 

À leur passage

Ils te font signe.

Tu les retiens

Promesse entre tes paumes.

 

Et tu es maintenant

Cette conque

Qui résonne

De leur présence.

 

Les autres mots s’en sont allés

Dissipés dans le bruit du monde.

 

Il se fait tôt, il se fait tard.

Un seul carillon t’accompagne

Sans trêve.

 

Tu es patiente

Avec ces mots,

Méticuleuse.

 

Tu explores

Le nid de leur chant

Le creuset de leur histoire

De leur image.

 

Au hourdis se mêle l’ardoise fine

Et des brindilles et des rameaux

- Pot-pourri hasardeux des origines !

 

Tu entonnerais bien leur légende

À l’unisson :

Vols d’usage, prouesses d’envergure

- Et le conte du rare, de l’hapax,

Du moderniste au cœur las.

 

Minutieuse,

Tu cartographierais leurs voyages

Leurs migrations

À l’épreuve des climats, des accents

- Ces contingences.

 

Car ces mots-là

De très loin

Ils sonnent

Ils chantent et carillonnent

Et toi, tu es leur abri de passage.

 

(in La filature, Éditions Unicité, 2020)

 

Cursive

 

Adossée à la feuille par son côté le plus fragile

(quelle acrobate, la main !),

le plus démuni, celui du petit doigt à l’écoute du papier

 

Propulsée d’un souffle inspiré

La voici qui s’élance, court, sprinte : chasse-poursuite…

 

S’immobilise soudain. Tu l’as ressaisie.

 

Suspendue. Main palière. Au guet.

 

Tu lui assignes ce seuil de brume

tu l’abandonnes couchée en chien de fusil.

 

(in Tours de mains, livre d’artiste avec Martine Chittofrati,

Les Éditions Transignum, 2021)

 

Une image contenant dessin

Description générée automatiquement

Martine Chittofrati, dessin

 

 

À cette altitude

 

À cette altitude

On ne saurait prétendre toucher juste

Distinguer l’eau

De la terre, des nuages

Départir du solide

Comme au commencement

Le liquide et l’évanescent.

 

Il est même des nappes cotonneuses, plus volatiles

Pour se glisser à vive allure sous les lacs figés

Par les failles du glacier, du roc

Entre cimes corsetées de blancheur.

 

Des ondes établiront là des repères

Mais non l’œil, si aiguë soit ta vision.

À cette altitude

Aussitôt voit-il qu’il médite

L’œil

Éclaireur de rêves

Radar de légendes.

 

Il n’est vie qui puisse frayer

Avec l’air ici raréfié.

Seul l’acier qui te protège

Vaste nacelle de métal

Te suspend si haut, si haut !

 

Couffin de rien que de fer dur

Cette arche qui porte colombe

D’où s’envolera le poème.

 

(publié dans la revue Le Journal des poètes, n°2, 2022)

 

 

 

Agnès Adda est née à Paris. C’est dans cette ville ou près des mers qu’elle élabore sa poésie. Son écriture se nourrit de choses vues, des arts visuels, des grands textes qui ont façonné notre univers mental.

Agrégée des lettres, enseignante, elle se consacre désormais entièrement à l’écriture.

Auteur de sept recueils parus entre 2001 et 2022 et de nombreux livres d’artistes avec des plasticiennes, elle collabore régulièrement à des revues (Arpa, Francopolis, Le Journal des poètes, Voix, Voix d’encre), des festivals et des rencontres littéraires. Elle a participé en poésie à des ouvrages collectifs sur Paris et sur la résonance contemporaine d’œuvres antiques. Ses poèmes ont été traduits en italien ; ils ont été mis en musique par le compositeur Jean-Claude Wolff.

 

Principales publications :

Recueils : Tresses d’éveils (Éclats d’encre, 2001), L’œil au miroir (La Bartavelle, 2009), Notre Théâtre (La Bartavelle, 2014), Atelier en apesanteur (L’Harmattan, 2019), Quand, dans l’expectative, écriture croisée avec Dominique Zinenberg (L’Harmattan, 2020), La Filature (Éditions Unicité, 2020), Tours de mains (Les Éditions Transignum, 2021).

 

Livres d’artistes et portfolios en édition limitée ou unique :

Ils font l’objet d’une étroite collaboration entre l’artiste et le poète, dans un va-et-vient amical et stimulant. Cet intérêt pour les arts plastiques, décelable dès les études universitaires d’Agnès Adda à travers des travaux sur les premières œuvres de Pierre Reverdy et sur la « poésie cubiste », mué en source d’inspiration de nombreux poèmes publiés, se confirme dans les écrits les plus récents qui comparent et associent les recherches et pratiques plastiques et poétiques, notamment dans « Au commencement, le paysage » (extrait ci-dessus) et dans des textes à paraître en hommage à Joan Mitchell (revue Voix d’encre n°68, mars 2023) et Sam Szafran (Poésie/première, mai 2023).

Avec Fabienne Yvetot : quatorze titres accompagnés de gravures de 2003 à 2021. Le dernier : Arpentage, portfolio composé de dix poèmes et de dix monotypes.

Avec Sylvie Schambill : Lève le couchant, livre unique, technique mixte dont une céramique, Éditions Sylvie Schambill, 2021. En préparation Croisée des passages, livre unique prévu pour avril 2023.

Avec Martine Chittofrati (dessins) : Tours de mains, Les Éditions Transignum, 2021.

Avec Wanda Mihuléac, en préparation : Telle qu’elle, l’émotion de dire, Les Éditions Transignum.

 

 

Agnès Adda

Francopolis mars-avril 2023

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