Présentation de Diane Régimbald
par Denise Desautels
(au Mercredi du poète,
le 27 mars 2019, à Paris)
Juste dire pour commencer que Diane et moi, nous
nous connaissons depuis longtemps, mais que notre amitié s’est
véritablement développée depuis une dizaine d’années, alors qu’en octobre
2009 nous avons été invitées à participer à la Rencontre des poètes du
monde latin, à Mexico et à Morelia. Tant le voyage lui-même que sa
préparation nous auront permis de découvrir que nous étions bien ensemble,
que de fortes affinités nous liaient. Depuis on nous demande souvent si
nous sommes des sœurs… Nous le
sommes de cœur et d’écriture aussi. Des sœurs dont je suis l’aînée, le
premier livre de Diane, La seconde
venue, étant paru en 1993, près de 20 ans après le premier mien. Or
toutes deux nous avons commencé tard, chacune dans la trentaine, à publier,
et toutes deux aux Éditions du Noroît.
Avant de m’arrêter sur les deux derniers titres
publiés au Noroît, que Diane commentera sans doute elle-même et dont elle
nous lira des extraits, voici quelques réflexions sur son écriture, ses
obsessions, sa démarche et sa quête… que je vous livre sous forme de
fragments.
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«Pour partager avec toi /
une poésie de l’exil». Ce sont les premiers mots de la dédicace qu’elle m’a
faite, octobre 1993, dans mon exemplaire de La seconde venue.
Puis «L’Étranger te
permet d’être toi-même, en faisant, de toi, un étranger». Ce sont les
premiers mots du premier exergue, de ce livre publié en 1993, signé Edmond
Jabès.
Ces mots, «exil»,
«étranger» seront suivis de nombreux autres, dans ce recueil comme dans les
suivants, qui font référence tant à un sentiment de solitude et d’étrangeté
qu’à un puissant désir de déplacement, d’«exode», de «voyage», d’«errance»,
de «traversée». Tout cela lié… à naissance et renaissance, à «cette autre qui naît» en soi.
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Diane sera mère à vingt ans d’un enfant qu’elle
a porté, seule, en voyage au Mexique pendant des mois. Plus tard, venue
s’installer à Montréal, elle se promènera, en femme étonnamment curieuse, de la
psychologie, au théâtre, aux études littéraires.
L’errance dans ses textes est une errance
qu’elle porte en elle, c’est sa propre errance. L’errante : «une persona»,
dit-elle, encore là, présente aujourd’hui. De là sans doute les pronoms
toujours mouvants dans ses livres, et pourtant le JE n’est jamais le ELLE, bien que parfois, elle
l’avoue elle-même, une ambiguïté surgisse.
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Sauvée très tôt par la lecture, puis par
l’écriture. À 9 ans elle écrira un petit livre dont l’héroïne est une
petite missionnaire qui part en Afrique… qui veut sauver, réparer le monde.
Et comme si la petite missionnaire l’avait longtemps pourchassée, Diane
écrit dans La seconde venue : «J’apporte dans ma marche / l’exil de mes pas / de tous
les pas qui sonnent / dans ma tête / Je cherche le livre / de la
ressemblance humaine» (88).
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Suivra, 10 ans plus tard, en 2003, Pierres de passage avec un
questionnement sur le poids du nom, des choses, des éléments de nature et
d’être. Beaucoup de pierres ici, de ramassage de pierres, de déplacement et
de liens donc : leur pesanteur nous lie, me dit-elle, elle, la
glaneuse…
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Puis, en 2007, paraît Des cendres des corps, un livre sur le don et le pardon où se
côtoient l’intime et le politique ; qui sera aussi à mi-chemin – ce
n’était pas prévu – le livre de la mort du père.
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Puis, en 2009, Pas, qui rappelle encore la marche, le mouvement («Petite, me dit-elle, si je ne bougeais pas, je
mourais». Patiner, nager, lire, écrire. Le mouvement du corps mais aussi
celui de l’imaginaire. Ici un voyage, une résidence à Amsterdam, puis un
spectacle de danse d’Anna Teresa de Keersmaeker. Le corps. Le corps de la
ville. Puis celui de la mère… La
mère qui depuis déjà plus d’un an revient dans son écriture… dans ces
derniers textes, dont celui publié, le printemps dernier, au Petit Flou qui
a pour titre de mère encor.
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Puis, en 2012, L’Insensée rayonne, un livre d’une exigeante et rare intensité,
où l’étonnement – déjà suscité par le féminin du titre – surgit à chaque
poème. L’étonnement par la langue pour contrer ce qui souffre et fait
souffrir, ce qui défile et se répand, paysage lent, déserté. Et pourtant
habité, obsédant. Me reviennent en mémoire trois vers extraits de Temps qui installe les miroirs de
Nicole Brossard : «me voici dispersée / dans l’obsession des mots /
aux endroits de prodigieuse joie». Ce vers quoi
tend précisément la poète de L’Insensée
rayonne, ce vers quoi la porte sa propre quête, malgré la profondeur et
l’étendue de son inquiétude. Oui, la voici et nous avec elle, dispersées
parmi plis, rides, failles, fêlures, fracas, fils. Nous voici l’une et
l’autre, chacune double, vivante et morte, je et tu, mère et fille, si
nombreuses et porteuses de tant de mémoires. Nous voici debout, œuvrant à
«repriser maintenant ce qui brisé /
viendra mourir ailleurs» ; à
«répare[r] les fracas internes»,
à «cherche[r] racines» ; à désirer, dresser, avancer, rassembler «à
l’écoute / des maîtres mots», ceux qui nous gardent vives, qui nous
arrivent à l’aube – «main tendue» on dirait –, qui permettent à ce qui
résiste en nous de la nuit et de son opacité de «se laisser pénétrer par la
clarté». Mais rien, on le sait, n’est jamais définitivement acquis. Le jour
ne sera jamais totalement lumière. L’inquiétude, la mort, le mal continuent
d’exister. Leurs empreintes, nos blessures pour preuve, s’étalent, nous
poursuivent jusque dans nos rêves, ceux de «prodigieuse
joie» compris, où l’espoir – «vivre
sera magnitude» – est si vif,
malgré «la crainte d’arriver à la beauté», qu’on choisit de le mettre au
futur. Déjà certitude, cet espoir. Et l’écriture ici, paume ouverte, percée
de blancs lumineux, cherche, dirait-on, à aller partout, à rejoindre le
plus haut, le plus profond, le plus vaste, le plus lointain de «l’immensité», tant celle enclose en nous que celle qui
nous encercle. Et l’écriture ainsi offerte, errante, rayonnante, cherche
ardemment, dirait-on, à inscrire partout ce qui en nous vit, effraie,
meurt, et continue de se transmettre, «à la
frontière de la nuit et du jour», de cette insensée pulsion du désir,
«vivre». Sans rien forcer. Sans prétendre dénouer une fois pour toutes les
grandes énigmes du réel.
Comme s’il avait fallu se faire violence,
écrire pour opposer l’affirmation d’une pensée en état d’extrême veille, un
oui précieux, au «peut-être» lancé au poème 7 de
«Chambre des blessures» : «fallait-il ce désir d’aller au-delà / où les failles ne
subsistent plus peut-être». Oui,
il fallait ce désir. Et l’écriture alors se déplace, quelque chose dans la
langue se renverse, qui soulève en nous une joie, et cet objet de mots, L’Insensée rayonne, entre nos mains
et sous nos yeux, puissamment
nous étreint.
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Puis, en 2016, Sur le rêve noir. Ici, le noir du titre et celui immense de la partie
supérieure de l’œuvre de l’artiste Sophie Jodoin, qu’a choisie de nous
proposer dès le départ Diane, donnent le ton. Il y aura du péril, du cri et
de la déchirure. Et la partie inférieure donne déjà à voir que «nous avançons enlacés», «cousus à la même
courtepointe» dont il n’est pas «aisé de se détacher». Mais ici le poème
monte la garde. La «langue moitié nœuds moitié
mots», même si elle «perd sens» parfois, même si on la voit parfois
«comprimée en arrêt sur image», nous apprend qu’elle peut aussi céder aux
images, qu’elle peut même en fabriquer d’autres, qui permettront au «tu»,
l’un des pronoms présents dans le recueil, de se laisser «saisi[r] par
l’appât des mots», de ne pas résister «à la connaissance, de «laisse[r]
courir les ancêtres sur [s]on dos». Mais tout est si précaire, quand
l’obscurité emmêle les mouvements de vie et de mort, eux-mêmes si confus,
qui émergent du cœur et «avec lui [du] sang qui nous unit les uns aux
autres» ; mouvements tantôt d’abandon aux liens, aux tissages, aux
tressages ; tantôt de résistance, d’éloignement, d’effilochement, de
rupture ; tantôt encore mouvements de désirs qui se heurtent,
contradictoires : être liés, s’en aller, retenir, laisser aller,
veiller, crier, fuir, errer, mourir, se retrouver en une impossible solitude.
De là des histoires ardentes de fouilles, et le «rêve» :
illuminer l’ambiguïté terrible de tous ces liens si désespérément et si
humainement amoureux. Affronter cet échafaudage d’énigmes, ce labyrinthe de
fils, avec plantés au cœur du tumulte des mères et des fils. Tous
NOS fils.
Denise Desautels
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Nous souhaitons aussi
donner à lire quelques passages d’un très beau texte, révélateur de sa
démarche poétique, que Diane Régimbald a lu lors de la séance du Mercredi
du poète évoquée ci-dessous.
« La poésie est un lieu de penser, un
espace d’écriture permettant de voir et de veiller. Le poème est présent et
me demande d’être. Dans son mouvement perpétuel, il nourrit le voyage qui
porte en lui la quête infinie d’exister. Je creuse le poème, son seuil, le
soulève, m’y glisse et descends jusqu’à l’inconnu qui attend d’être nommé
pour manifester sa présence. (…)
Sur le rêve noir explore les liens qui unissent et séparent. C’est une quête qui génère une réalité
transbordée dans le rêve. Regards imaginés comme regards renversants, comme
percées, faisant liaison entre la vie et la mort. Corps et idées, corps et
pensées se conjuguent, se lient en somme. Les routes parallèles s’unifient
par des fibres, forment les liens, opèrent les soudures. L’écriture se
construit à partir de l’architecture des liens, liens mythiques, tableaux
des origines s’offrant aux mémoires et forgeant le devenir précaire du
monde. Comment préserver notre présence au monde ?
Ce que je cherche en poésie tourne autour de
notre présence / absence d’être au monde dans un continuum poétique relié à
l’identité, la perte, la disparition, dans une fascination pour lieux et
espaces, pour ces paysages construits du monde, fenêtres de nos altérités.
Il poursuit une réflexion sur l’amour, les antinomies, lumière et ombre,
vie et mort, posture et imposture. L’écriture est devenue
une porte qui, d’une part, me permet une ouverture vers la lumière mais
aussi un retour du côté de l’obscur. Véritable expérience, lieu de
laboratoire, la poésie est pour moi l’expression d’une quête originaire où
on tente de saisir l’essence du langage, où on le chavire pour lui donner
des portées de formes inattendues, surprenantes et révélatrices de ce qu’il
porte. La poésie demeure la forme d’écriture qui correspond le mieux à ma
façon de traverser le corps, «nous habitons un
corps d’essai», un espace de déplacement nécessaire qui prend en compte
l’état du monde, sa blessure, sa précarité, mais aussi sa force et sa
beauté. Malgré tous les doutes qui me tenaillent, j’entre dans le poème
souhaitant que les lieux de l’intime révèlent avec justesse le monde, dans
la pluralité de ce qui bouge en moi et autour de moi. »
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