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Vue en francophonie :
Numérique
et poétique
Propos sur l'homme des temps modernes
Par Atmane Bissani
I. Être, technique, poétique
Livide, le
troisième millénaire s'annonce sans couleurs de
sensibilité artistique. Il ne promet, d'emblée, aucune
sécurité, aucun refuge pour l'homme technicisé et
réifié. D'où la nécessité de
redéfinition des notions et des concepts poétique et technique afin de participer de la
rédemption de l’être comme quiddité. Une civilisation active est aujourd'hui
celle qui reconsidère et réactualise les sens de l'art et
de la beauté. Elle se doit d'être fondée sur la
base de l'esthétisme, elle se doit d’en faire l'éloge,
contrairement à une civilisation
passive qui se construit sur l'éloge du mal, qui nourrit
le sens des conflits, qui plante les racines de la haine. Par trop
devenir matériel l'homme a aujourd'hui perdu l'essentiel qui le
fonde : sa sensibilité poétique, son
intériorité sensorielle et sa finesse intuitive. Les
artistes et les faiseurs de mots fins sont aujourd'hui
marginalisés, leur rôle dirait-on n'est plus. Que peut la
littérature aujourd'hui ? Que peut la peinture ? Que peuvent
théâtre et cinéma dans un monde voué aux
changements les plus rapides et les plus stupides, aussi ? Et qu'en
est-il de la philosophie ?
Mécanique et
machinale, la communication aujourd'hui n'est plus poétique
comme elle l'était. L'homme ne cesse de s'émietter comme
être, essence et quiddité à force de faire de la
machine sa propre originalité. L'être vit/assiste alors
à son propre achèvement. Si la culture et la
pensée sont mises en crise(1) aujourd'hui,
c'est d'abord parce que l'homme ne maîtrise plus la technique,
c'est elle qui le maîtrise; ensuite parce que c'est l'homme
lui-même qui vit sa propre crise en tant que culture et en tant
que pensée. L'homme, dans ce contexte, passe d'un faiseur de la
technologie à un destructeur de la culture et de la
pensée, autrement dit, d'une main l'homme produit la
technologie, de l'autre il détruit la culture et la
pensée. L'homme devient alors ignorant et se conduit
volontairement et inéluctablement à sa propre fin et
à celle de la culture et de la pensée.(2)
Régnera alors le chaos et l'emportera forcément "la mort anthropologique" (Meddeb,
2004 :200) de la société humaine. Si selon Heidegger la
technique est l'aboutissement/ achèvement de la
métaphysique(3),
la non communication, elle, serait
l'aboutissement/achèvement de la communication. Dans cette
optique Carl Gustav Jung avance qu' "aujourd'hui,
le second millénaire s'achève et nous vivons dans une
époque qui nous suggère des images apocalyptiques de
destruction universelle. Que veut dire cette faille,
concrétisée par le rideau de fer qui scinde et dissocie
l'humanité en deux moitiés ? Qu'adviendra-t-il de notre
civilisation et de l'homme lui-même, de notre être, de la
condition humaine dans son essence, si les bombes à
hydrogène se mettent à exploser, ou si l'absolutisme
(…)nous réduit à la disette spirituelle et morale ?"
(1962 :7,8) Ce tragique qu'est la disette spirituelle et morale dont
parle Jung est aujourd'hui universel. Toute la société
humaine en souffre puisque les fondements de
l'intériorité sont effondrés. La crise de
l'intériorité telle que nous l'entendons ici demeure
l'absence de poésie dans notre rapport immédiat avec le
monde. Tout en s'appuyant sur le fameux mot de Hölderlin : "l'homme vit sur la terre
poétiquement(4)" Jacques
Berque dit à ce propos qu' "une
vie est poétique ou n'est pas. (…) Malheur à celui qui ne
vit pas poétiquement !" "C'est,
selon le même Berque, éprouver
la poésie des choses, des êtres et de soi."(2002
:125) La poésie possibilise le monde, elle possibilise
l'existence, elle possibilise le dialogue et facilité la
rencontre. Un monde sans poésie est automatiquement voué
à des crises d'excès de raison qui finiront par
anéantir ses capacités admiratrices de la beauté.
La part de folie (la
quête du possible) relative généralement au
poétique demeure le lieu de survie de notre monde technicien,
Valéry, ne dit-il pas que "la
poésie est une survivance" ? (1941 : 132) Tout se passe
ici comme si la poésie avait pour mission de racheter l'homme de
"la complète
calculabilité"(Heidegger, 1962 :255) que vit notre monde
actuel. Il s'agit d'interroger ontologiquement l'homme afin de "savoir si nous suivons encore des voies de
méditation, si d'une façon générale nous
voulons et pouvons encore méditer."(Heidegger, 1962 :256)
La méditation est le propre de l'homme; elle est la
particularité de son expérience de
l'intériorité; elle est sa trace mystique dans le monde
des expériences; elle est le lieu de sa complétude en
tant que solitude originelle. Cette solitude ontologique de
l'être s'accentue à cause des
transformations/métamorphoses que connaît notre monde. Qui
mieux qu'une voix poétique a le doigté de nommer le mal
combien critique de l'homme des temps modernes : "l'esprit a transformé le monde et
le monde le lui rend bien. Il a mené l'homme où il ne
savait point aller. Il nous a donné le goût et les moyens
de vivre, il nous a conféré un pouvoir d'action qui
dépasse énormément les forces d'adaptation, et
même la capacité de compréhension des individus; il
nous a inspiré des désirs et obtenu des résultats
qui excèdent de beaucoup ce qui est utile à la vie. Par
là, nous nous sommes de plus en plus éloignés des
conditions primitives de toute vie, entraînés que nous
sommes, avec une rapidité qui s'accélère
jusqu'à devenir inquiétante, dans un état de
choses dont la complexité, l'instabilité, le
désordre caractéristique nous égarent, nous
interdisent la moindre prévision, nous ôtent toute
possibilité de raisonner sur l'avenir, de préciser les
enseignements qu'on avait jadis coutume de demander au passé, et
absorbent dans leur emportement et leur fluctuation tout effort de
fixation et de construction, qu'elle soit intellectuelle ou sociale,
comme un sable mouvant absorbe les forces de l'animal qui s'aventure
sur lui.
"Tout ceci
réagit nécessairement sur l'esprit même. Un monde
transformé par l'esprit n'offre plus à l'esprit les
mêmes perspectives et les mêmes directions que jadis; il
lui impose des problèmes entièrement nouveaux, des
énigmes innombrables." (Paul Valéry, 1945 :185)
II
Être, sens, essence
Enigmes innombrables dont la plus tragique demeure la perte
existentielle de l'être réduit, au bout du compte,
à un véritable étranger aux autres et, pis encore,
étranger à lui même. L'être dans cette
optique se déracine dès lors que sa relation
poétique avec le monde n'est plus. Il s'agit d'un interminable
mouvement ravageant la valeur-homme.
Par conséquent "l'homme mobile
s'oppose à l'homme enraciné." (Valéry, 1945
:190) La technique moderne tend à produire les mêmes
modèles, les mêmes structures et les mêmes
schèmes. Effectivement, l'humanité s'apprête
à vivre les mêmes formes de production et de consommation
(mêmes visages, mêmes rituels, mêmes formes de
penser). Il s'ensuivra la menace de l'altérité et de la
différence comme valeurs sine qua non assurant le possible, la
rencontre. L'incertitude l'emporte et l’être se défait
comme sens/essence. La
technique dans ce cadre d'idées n'équivaut pas seulement
à la métaphysique achevée, comme le pose un
Heidegger, mais aussi elle incarne la fin de l'altérité,
donc de l'homme comme sens/essence.
Ceci dit, l'homme comme valeur et comme sens est possible s'il
réussit à réintégrer l'expérience
poétique comme intériorité dans sa relation avec
le monde. Ainsi et seulement ainsi il lui sera possible de vaincre la
part chimérique de cette technique qui le décentralise et
ce en la domptant et en la poétisant. Centre du monde, l'homme
se doit d'orienter poétiquement le monde, il se doit de
maîtriser la nature en maîtrisant la technique, il se doit
d'être le maître de la technique et non pas l'esclave. Si
dans ses débuts la technique avait pour mission initiale de
faciliter à l'homme son existence, si l'homme était la
cible de la technique, celle-ci est arrivée aujourd'hui à
un stade ou l'homme est plutôt un moyen technique, c'est dire un
complice non avisé de la technique détruisant la part
humaine en l'homme. D'où la décentralisation de l'homme
et donc la centralisation de la technique. La technique joue ici un
double rôle : elle décentralise l'homme en le
réduisant à un simple objet dans-le-monde, un étant dépourvu de son
être; elle se centralise par elle-même en devenant le foyer
d'intérêt de l'homme, c'est dire sa métaphysique et
sa re-ligion. La technique
(produit pur de la raison pure) tombe là dans des crises de
raison(5) qui fissent
généralement par enrôler l'homme technique dans son
propre malheur (guerres, crimes organisés, etc.) C'est
pratiquement là où se dessinent les véritables
contours des temps modernes guidés par cette technique aveugle
qui ne pense pas, ces temps modernes qui, dans l'esprit d’Hermann
Broch, signifient "le pont qui
mène du règne de la foi irrationnelle au règne de
l'irrationnel dans le monde sans foi." (Kundera, 1986 : 70,71)
Où va donc la raison ? Où va la technique ? Toutes les
deux vont à leur propre fin qui n'est autre que la titularisation de l'irrationnel,
c'est dire la production d'un monde où les seules valeurs
dominantes sont le produit du rationnel/irrationnel/technicisé.
Dans ce nouvel ordre de choses, l'homme technique sera voué
à l'errance la plus affreuse et à la solitude la plus
dramatique. Mais s'apercevra-t-il de ce vide intérieur qui
emplit son existence ? Se rendra-t-il compte de son passage du
règne de la raison qui raisonne au règne de la raison qui
déraisonne ? Ou encore, comme le dit fort expressément C.
G. Jung : "l'homme moderne se rend-il
compte qu'il est en passe de perdre le mythe de l'homme
intérieur, mythe protecteur et conservateur de la vie (…)
" ? (1962 : 105) Si l'homme ne fait que penser, la
vérité, elle, ne fait que lui échapper.(6)
Depuis la nuit des temps, l'homme n'a cessé de penser l'univers.
Il a d'abord essayé de comprendre son fonctionnement avant de
vouloir le dominer. Grâce au raisonnement, grâce à
la technique l'univers est devenu accessible, alors que l'homme en tant
qu'intériorité est devenu inaccessible car technique.
Corollairement, plus l'homme se technicise, plus la technique lui
échappe; plus la technique gagne du terrain, plus l'homme
devient numérique et donc se perd dans des horizons incertains.
L'homme numérique demeure l'homme contemporain qui vit sans
poésie, c'est dire sans beauté, sans
intériorité. C'est l'homme qui se laisse commercialiser
comme s'il était une marchandise. C'est "sa majesté le consommateur",
selon l'expression de Alain Finkielkraut. (1987 : 160) C'est
l'homme-forme vivant une vacuité existentielle énorme
car, pour lui, "il n'y a plus ni
vérité ni mensonge, ni stéréotype ni
invention, ni beauté ni laideur, mais une palette infinie de
plaisirs, différents et égaux."(Finkielkraut, 1987
: 157) C'est l'homme qui ne définit point dès lors qu'il
se situe dans l'indéfini. C'est l'homme de ce monde
définit comme étant "le
processus de dégradation des valeurs." (Kundera, 1986 :
66)
Tel est l'homme numérique auquel s'oppose l'homme
poétique, c'est-à-dire l'homme vénérant
l'art et la beauté, facteurs fondamentaux de toute
expérience d' l'intériorité. Si l'éclatement(7)
est le mot d'ordre qui définirait le mieux l'homme
numérique, le possible(8), lui, serait le mot d'ordre qui
définirait l'homme poétique. Il s'agit en
définitive de l'homme de la rencontre la plus simple et la plus
prometteuse. C'est l'homme qui continue de faire preuve de cette
chaleur et de cette générosité humaines qui
commencent à disparaître de notre monde numérique.
Si la rencontre numérique est mécanique, si elle se fait
à distance et dans la rapidité la plus vertigineuse
(téléphone portable, Internet), la rencontre
poétique, quant à elle, est l'œuvre de la
spontanéité et du bonheur. Si la rencontre
numérique déconsidère espace et temps, la
rencontre poétique, quant à elle, les considère
sensiblement et spirituellement. Là, le mot d’ Hannah Arendt
nous interpelle à bien des égards : "sans la beauté, c'est-à-dire
sans la gloire radieuse par laquelle une immortalité potentielle
est rendue manifeste dans le monde humain, toute vie d'homme serait
futile, et nulle grandeur durable." (1972 : 279) Par quelque
tournant décisif de l'histoire, l'homme finira par recouvrer son
être poétique. Il vivra poétiquement son monde, il
saura chercher la part poétique de la technique pour ne pas,
comme le dit fort à propos Paul Valery, "entrer dans l'avenir à reculons."(1945
:
305)
1. Nous pensons ici
aux ouvrages majeurs de :
- Hannah Arendt, La crise de la culture, éd. Gallimard,
coll."Folio essais", 1972.
- Alain Finkielkraut, La défaite de la pensée, éd.
Gallimard, coll."Folio essais", 1987.
2. Selon A.Meddeb, la barbarie
"c'est la fin de la culture", in Face à l'islam, 2004 : 210
3. M. Heidegger pense la technique"
en un sens si essentiel qu'il équivaut à celui de la
"métaphysique achevée", "dépassement de la
métaphysique" in Essais et conférences, éd.
Gallimard, coll."Tel", Paris, 1990, p. 92
4. Cité par Jaques
Berque in Il reste un avenir, 2002 :125
5. Car, écrit
Jacques Derrida lecteur de Foucault, (…) il existe des crises de raison
étrangement complices de ce que le monde appelle des crises de
folie." (1967 :97)
6. "Parce que, écrit
Kundera, plus les hommes pensent, plus la pensée de l'un
s'éloigne de la pensée de l'autre. Et enfin, parce que
l'homme n'est jamais ce qu'il pense être. C'est à l'aube
des Temps modernes que cette situation fondamentale de l'homme, (…), se
révèle : don Quichotte pense, Sancho pense, et non
seulement la vérité du monde mais la vérité
de leur propre moi se dérobent à eux." (1986 : 191)
7. "S'éclater est le mot
d'ordre de ce nouvel hédonisme qui rejette aussi bien la
nostalgie que l'autoaccusation. Ses adeptes n'aspirent pas à une
société authentique, où tous les individus
vivraient bien au chaud dans leur identité culturelle, mais
à une société polymorphe, à un monde
bigarré qui mettrait toutes les formes de vie à la
disposition de chaque individu. Ils prônent moins le droit
à la différence que le métissage
généralisé, le droit de chacun à la
spécificité de l'autre. Multiculturel signifiant pour eux
abondamment garni, ce ne sont pas les cultures en tant que telles
qu'ils apprécient, mais leur version édulcorée, la
part d'elles-mêmes qu'ils peuvent tester, savourer et jeter
après usage. Consommateurs et non conservateurs des traditions
existantes, c'est le client-roi en eux qui trépigne devant les
entraves mises au règne de la diversité par des
idéologies vétustes et rigides." (Finkielkraut, 1987 :
150)
8. On appelle possible ce qui
n'est pas impossible; et il va de soi que cette
non-impossibilité d'une chose est la condition de sa
réalisation." (Bergson, 1938 : 112)
***
Atmane Bissani
pour Francopolis mars 2009
recherche Ali Iken
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