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L’écrature ! - Poésie du Cameroun - Vue du Marco - Vue d'Haïtu... et plus


BOUCHTA EL HAVANI,
peintre marocain

DE NERF ET DE SANG

par

Mohamed Loakira




A l’entour des regards croisés, il y a comme un appel à partager les certitudes premières et le doute générateur de sensations et de lectures interprétatives. Serait-ce l’apparition des signes tangibles de la vérité, relative soit-elle, ou simple vision d’un monde qui, sous mes yeux, se construit, se déconstruit et qui pourrait renaître autrement si le fouillage ne me manquait ?

Là, transperçant la surface lisse ou granulée, les divers instants de recherche, hésitation, remise en question, attente, création se laissent approcher,  au gré de mes charges émotionnelles, et rappellent les repères d’une spécificité, bien qu’ils soient souvent insondables, du moins difficiles à cerner avec exactitude.

Et la couleur s’épaissit, déborde son ombre et respire la matière à travers la gamme colorée, l’à-peine frôlé avec le pinceau ou les doigts.
J’entame alors mon parcours.
Y trouvé-je des inclinaisons qui m’émeuvent.

Disposées à proximité l’une de l’autre,  les toiles de Bouchta El Hayani parlent trop en silence. D’une œuvre l’autre, j’établis des ponts à même le réel et la symbolique. Elles donnent à voir une vision indivisible, aux sens à la fois révélés et suspendus à même ″la beauté de la pâte″ et suscitent la perception à géométrie variable, et non seulement à la verticale.

L’agencement des travaux tend à clarifier, à nuancer la signification.  Il suggère un parcours jalonné de formes, de couleurs, de détails et d’accents, marquant des limites transfrontalières, des pauses spatiales délimitées par les cadres, passages à vide interpellant les attentes du regard et interrogeant l’aventure du sens.

Mais tout agencement se construit sur les désirs circonstanciels, en adversité avec le temps et l’espace, tenu à prendre en considération des paramètres aussi nombreux que variés, notamment les murs de l’atelier ou de la galerie, les choix et l’ordre jugés cohérents et explicites, les divers formats des travaux, les lignes de fuite et de conjonction, les éclairages naturels ou artificiels, etc. Comme il tait la fébrilité et l’angoisse de la création, embrouille les circonstances et les dates.

C’est ce qui me fait dire qu’il y a autant d’accrochages que de représentations.
Serait-il alors une sorte de reconstitution des moments privilégiés, traversés par l’intention, le doute et l’aboutissement, enfin ? Ou tentative de jalonner le tracé d’un cheminement afin de lui donner un sens parmi une myriade de sens ? Ou tout simplement une mise en valeur des toiles destinées à tapisser les murs, attendant acquéreurs ?

Bien sûr, le champ des pourquoi reste grand ouvert.
Mais là, il s’agit d’une démarche clairement arrêtée.

El Hayani ne peint pas pour plaire, ni pour répondre aux desiderata décoratifs. Il n’expose pas pour exposer, faisant du neuf avec du vieux. Il marque assez de recul pour ne pas céder aux tendances passagères, aux micmacs du soi-disant marché de la peinture, ni d’être enfermé par facilité dans le répétitif. Et en connaissance de cause, il débat la chose picturale en vrai connaisseur des styles, des techniques, des Ecoles à travers les siècles. Et quand il convie au vernissage, c’est parce qu’il est convaincu que l’expérience à rendre publique est arrivée à maturité, qu’il est en mesure de suggérer une vision, d’annoncer le début ou la fin d’une étape.

De ce fait, ses travaux gardent les traces de l’intransigeance du faire, de la nécessité d’explorer le non-encore-investi, à la recherche de l’inédit. Ils constituent un donner à voir pertinent, dégageant quelques clés de l’énigme qui sillonne la trajectoire de l’être, et me suggèrent d’entreprendre une procession aux confins des cieux lumineux, étoilés, des promesses, des flopes, des atrocités, des tracas, traîtrises et autres misères.

C’est une succession d’avancées, de replis, de rappels, d’arrêts et de retours ; une sorte de descente en soi; une singularité tranchante. Ne cessant d’interroger, rassurer, dérouter, à contre-mesure, amorcer une intensité, rayonner et se livrer partiellement par-ci ; s’égarer, s’effacer pour accentuer subtilement l’éclat en arrière plan et fouiller davantage par-là ; puis resurgir ailleurs plus lumineuse, chatoyante que lors de l’apparition initiale. Transmettant les joies et les rêves, les leurres et les échecs, les méfaits et les atrocités de l’être.

C’est l’expression d’une perte/recherche, du cri intérieur qui éparpille ses brisures aux abords des pourtours pour les récupérer et les amplifier sur  un autre espace. Non pour récuser, confirmer ou remettre à plus tard une quelconque vérité. Plutôt pour parfaire la justesse et renforcer l’espoir de partage.
El Hayani est tellement déterminé, pour ne pas dire têtu, qu’il oublie l’acquis, plonge, au hasard des fouilles, dans le vécu tant proche que lointain. Il remodèle l’imaginaire, relève les défis esthétiques et se mesure avec lui-même pour mettre en surface l’intersubjectivité, en regard des œuvres exposées.

J’ai bien dit les œuvres, guère une œuvre en particulier, laquelle resterait isolée, orpheline, perdue par son errance et ne constituerait qu’un maillon de la chaîne, un élément du puzzle détaché de son vrai contexte. C’est l’expérience dans sa globalité qui dégage une cohésion diluée dans le fragmentaire.

L’ensemble s’impose avec la force de l’allusion, la finesse, la tonalité, la lumière qui jaillit de la masse empâtée. Ainsi, m’incite-t-il à relier le début à la fin.

L’ensemble se veut sans rupture, ni transition ; aussi regard interrogatif qui ravise l’abouti, ébauche de nouvelles approches et transgressions. Il sera ponctué par des déclics, alertes, angoisses, retraits, des silences, entames de réponses et autres interrogations en instance ou à confronter lors de la prochaine étape. S’y incorpore alors le vide-semblant s’intercalant entre les œuvres, mettant en évidence le pari de la dimension esthétique et l’inévitable continuité opérée par la juxtaposition des contours et l’évident voisinage faussement délimité par les cadres.

Néanmoins, ces œuvres se réclament de l’ouvert et laissent à tout un chacun la liberté de partager ou de tourner le dos au rêve accompli. Momentané qu’il soit.

Et les œuvres cohabitent, établissent des allers retours, dialoguent, se racontent les joies, les peines, les blocages, la crainte d’avoir mal transposé le cri intérieur. Elles se passent le témoin et marquent l’élan et les pauses, le corps à corps avec la matière, la forme, les couleurs, les outils, l’espace et la grosse angoisse devant l’impossible rejaillissement et, peut-être, dévoilent-elles une part de leurs secrets.

Mais il y a eu un début.

Et ce fut le dessin comme apprentissage de l’expression par les traits, les nuances et les modulations, grossis ou allégés.

Déjà à l’école et au collège, El Hayani avait un coup de crayon qui enchantait maîtres et élèves. Il exécutait des portraits et des scènes du quotidien dès qu’il tenait un crayon en face d’un support de nature à garder des traces. 

Plus tard, ses dessins seront reconnus comme œuvres plastiques à part entière. Ils démontrent remarquablement la qualité des coups de crayon, le jeu subtil du noir et du blanc, la capacité de condenser l’expression en peu de traits. El Hayani maîtrise parfaitement les techniques du graphisme, la plasticité des formes et n’a pas le complexe de méconnaître les détails, les proportions, les creux et les arrondis anatomiques. Il peut donc se permettre de déformer la constitution, d’altérer ou d’exagérer l’expression, si sa vision des êtres et des choses les représente comme tels.

L’autoportrait en est le parfait exemple. Il extériorise le voilé et le retenu de celui qui s’emploie à s’identifier avec son sujet et qui n’est autre que lui-même.

Puis le dessin caricatural de situation, illustrant le contenu politique de la revue Al Asas dirigée par Si Ahmed El Kouhen Lamghili, durant les années 1970 et 1980. Cette période, communément baptisée années de plomb, va caractériser les dessins d’El Hayani d’une force et d’un humour impitoyables. Vraiment, il s’éclate, fait part de sa révolte avec les éclats de rire d’un oiseau blessé. Reste à préciser que ces dessins ne sont pas conçus spécialement pour accompagner un quelconque contenu, mais, en solitaire, El Hayani accouche sur la surface ses réactions du moment, laissant à la rédaction de la revue la liberté de les adapter à leur guise.

Depuis, El Hayani peint sur la toile, le papier travaillé ou récupéré, sur le carton, le contre-plaqué, sur tout ce qui peut constituer un support à même de fixer ses sensations picturales. Mais la tendance des couleurs met en évidence la dominance propre à chaque période et la dimension de l’espace dégage son contraire. Il y a comme une gageure de résoudre les contraintes imposées par les éléments extérieurs et d’aller à l’encontre du champ visuel. 

Ceci ne veut nullement dire qu’il y a bifurcation, cassure ou rupture définitive dès l’aboutissement d’une expérience. Les périodes se succèdent, glissent les unes sur les autres, s’enchevêtrent, imprègnent et s’imprègnent de l’accompli, de l’annonce de quelque chose à venir, à tenter, logeant par-ci par-là des indices, des réapparitions aisément intégrées dans le nouveau champ visuel. 

El Hayani a comme particularité fondamentale : la passion ! 

Celle d’entretenir des rapports à la fois consensuels et combien conflictuels avec le doute, la remise en question, l’aventure de l’absolu au contact du regard plein d’intentions, face à la toile blanche ; celle de savoir attendre et de cheminer lentement, mais assurément ; celle de se donner le temps suffisant de réfléchir sur sa pratique, de bousculer continuellement la satisfaction définitive d’avoir trouvé son chemin et le style qui l’identifierait auprès des critiques, des galeristes et des collectionneurs. Point Il enrichit l’intention initiale, efface, recompose, recule, examine le résultat du geste délibéré ou inconscient, revient à l’ouvrage, gratte, applique les pigments, fait chanter ou rend lugubre la couleur. Il  agence les nuances avec le pinceau, avec les doigts, avec tout outil à sa portée…

… jusqu’à obtenir l’évocation de l’expression.

Comme il peut s’arrêter sur un détail à remodeler pour qu’il advienne essentiel, sur la construction naissante, le dégradé, la tache de lumière venant harmoniser la masse colorée, procurant respiration, équilibre à la composition, et constituant le signe d’un nouveau jaillissement.

Comme il peut être contraint à reconsidérer carrément la conception en cours, étant moins expressive à ses yeux, ou à laisser reposer la toile, dans l’espoir de déclencher le déclic un autre jour, ou de n’y revenir jamais.

Ce va-et-vient incessant n’est point lunatique, gratuit ou irréfléchi. Il aura le temps nécessaire pour être maîtrisé, canalisé, intégré dans un registre esthétique à travers l’exigence et la sueur, le doute et l’effacement, la perfectibilité et la construction. Il sera entrepris avec ingéniosité grâce à l’adoption de l’acrylique qui dégage la transparence, la meilleure luminosité et le renouvellement rapide des formes sous les effets du hasard. Abouti ou suspendu, le travail se fera toujours avec la même sincérité, la même quête de l’enfoui, attendant d’être exprimé, la même lutte acharnée contre la matière, les outils, les supports, contre soi-même. 

Pour se familiariser avec son monde en train de prendre forme, il suffit de le voir travailler dans son atelier perché au-dessus de l’océan. Il sera absent, prosterné sur la toile gisante contre le carrelage, ruisselant de sueur, le regard plein de visions, se construisant, se déconstruisant au gré de la répartition des couleurs…

Il semble emporté par l’obsession de surprendre l’inédit et, de ce fait, use du corps à corps avec les matériaux, s’attarde sur les rappels, les coupures et les liens établis tant s’attelle-t-il à organiser la composition sur la surface, couche après couche, geste après geste, afin d’approcher, débusquer, insuffler vie à la face cachée de l’être et de susciter l’émotion tant souhaitée.

Il extrait son intériorité de l’isolement, tout en restant à l’écoute du moi créateur, lequel est le plus souvent en avance sur l’autre moi empêtré dans le bourbier du quotidien.

Dans l’Atelier où il travaille sous l’éclatante lumière océanique, il cherche la densité des couleurs primaires, notamment le jaune, le rouge, le bleu, sur un fond lissé en aplat noir d’où jaillissent des mouvements en cascades irisées, parfois entrecoupés par l’usure du geste réprimé ; aussi, des flammes, des coulures, des traces empâtées, biffée par endroit, affichée et éclatante dans d’autres.

Cette période marquée par le travail sur le noir, sans lui attribuer une valeur symbolique, se veut volonté déclarée de la non-exclusion des autres couleurs puisque le noir est là pour signifier son absence ; franc, lisse, sans structure agencée ni reflets, il laisse entrevoir la possibilité de l’ ″indéfini fermé″. 

Ainsi El Hayani, démontre-t-il pratiquement que le noir est la totalité des couleurs au point de se donner à voir comme obscurité. Il atteste, me semble-t-il, en connivence avec Matisse, que ″le noir est une couleur″ et rejoint Soulages, appelant l’ ″outrenoir, c’est à dire un noir plus que noir, émetteur de clarté et de lumière″.

De même, la conception de l’espace est ressentie par El Hayani dans son contraire. Elle se pratique, se développe à l’opposé de sa nature architecturale, soutenue par le neutre, noyau de la déconstruction. Plus l’exiguïté de l’Atelier limite le déploiement de la toile et la profondeur du regard, plus El Hayani ébauche et accomplit les grands formats de ses travaux. Comme si l’étroitesse de l’espace constituait une raison supplémentaire de mener bataille sur le mode du dépassement.

En revanche, les travaux réalisés à Paris, dans le vaste Atelier de la Cité Internationale des Arts, sous la lumière brumeuse, se caractérisent par l’adoption quasi générale de petits formats. L’espace de la toile est réduit au maximum, travaillé jusqu’au moindre recoin et met en évidence le fragmentaire et les découpures au sein de la forme même, stylisant l’être.

Aussi, les couleurs terre miroitent la luminosité sudiste et s’apparentent à l’argile chatoyante, ombrée par un fin contour délimitant les formes.

Il y a comme un souci récurrent de défier les paramètres objectifs.

Autant l’étroitesse de l’espace limite la liberté du geste et le recul nécessaire, autant le regard s’élargit immensément. Sinon, la vision se rétrécit, se concentre dans un petit format quand la profondeur interpelle l’éclatement de l’imagination et des fantasmes.

Quant à la dernière expérience d’El Hayani, elle puise, me semble-t-il, dans l’intérieur camouflé ou ignoré, les attitudes et actes irrémissibles, les rêves et les désarrois de l’être.

Encore une fois, ce n’est pas la première fois que la forme humaine constitue la trame de fond de son travail. Cette préoccupation a bien jalonné son parcours, parfois dans des compositions mixtes, suggérant ouvertement des esquisses d’être, voilées par la masse colorée, le discontinu, le bougé des touches et des signes tels que le triangle pyramidal ou renversé, le cercle plein ou demi lunaire changeant d’ouverture, le soleil éclaté, le croissant ; parfois nuançant, stylisant, dirai-je, fragmentant le congloméré et l’effacé.

Mais là, l’Homme se laisse deviner dans sa splendeur et dans sa misère. Il se dévoile sous des présences anonymes, dans des postures figées, de face, de profil, souvent en pied, sans repère identitaire, à l’intersection du soi et de l’autre.

Ça suggère plutôt l’incorporation du masculin dans le féminin, les signes humains dans ceux des anges. Ça se dédouble à l’infini, non en tant qu’autoportrait, mais en tant qu’autocorps.

J’allais dire en tant qu’autotomie puisque cet Homme paraît débarrasser de toute vivacité, de tout signe de virilité, de norme, de regard expressif, puisqu’il est peut-être El Hayani lui-même, son contraire ou personne, puisqu’il est à la fois l’habitant de ce corps et le sans-logis, encore à la recherche d’un habitacle, étranger entre le néant et la résurrection, puisque, comme le voit notre ami Daniel Sotiaux : ″un homme en quête de lui-même, seul et tellement sollicité. Et toujours l’équilibre est précaire″.

Puis, il y a la mort qui agite son ombre, taraude sous l’aspect d’un animal aveuglé par la clarté de l’obscurité, habitué des duels aux fins ensanglantés. Il s’agit d’une recherche en cours. A suivre avec patience.

Puis, il y a le cadre à l’intérieur du cadre, la réapparition de la lettre, et l’absence de signature du peintre sur la surface de la toile. El Hayani appose sa signature au dos de l’œuvre qui devient ainsi cachée à l’œil nu, orpheline d’appartenance affichée. De ce fait, l’œuvre n’a que sa valeur esthétique à offrir en partage, sachant que la signature constitue, chez d’autres peintres, le signe tangible d’authentification. Elle fait partie intégrante de l’œuvre et rassure l’éventuel acquéreur contre les faux qui circulent malgré la vigilance des rares experts.

Enfin, s’agit-il d’une narration dégressive du vécu, du refoulé, du crié à tue-tête, du rêvé d’un homme, en accord avec sa perpétuelle ardeur ?

Il me plaît donc d’ouïr les palpitations de chaque toile, supposer ses fugues et son essoufflement, puis m’installer à même les coulées, le regard nomade, rempli à raz bord de plaisir, d’émotions et de cette constante insatisfaction de creuser davantage, espoir de découvrir autre chose à chaque contact pur et simple, à chaque intimité parallèle.


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"Chaque trait, chaque touche, chaque point sur la toile a une signification, une destinée, comme un message qui évolue au gré des combats par l'artiste…"


La Galerie 38 ouvre l'année 2012, avec une nouvelle rétrospective, en rendant hommage au maître de la peinture et dessinateur hors pair :  Bouchta El Hayani.
Du jeudi 9 février au jeudi 16 mars 2012, l'exposition "Bouchta El Hayani. Retour aux sources" propose de revisiter la collection des œuvres majeures de l'artiste, des années 70 jusqu'à aujourd'hui.
(extrait dans Libération)

Entrevue dans Aujourd'hui Le Maroc


BOUCHTA EL HAVANI, peintre marocain
par Mohamed Loakira, recherche Ali Iken
Francopolis mars 2012


Créé le 1 mars 2002