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Vue en francophonie :
Jacques, tu frères encore
par Mohamed Loakira   

Une phrase musicale ne peut être soutenue à l’infini. Il lui faut un silence, lequel est le paroxysme de son itinérance. Mais des balbutiements du départ à l’éclatement en plein sommet, il y a des notes, des tampons, des mouvements, des relais, de fausses pauses et le dialogue incessant entre les divers intervenants.

Qu’en est-il alors de Jacques Brel, chantre du 2Oè siècle, poète particulier ; démesurément particulier ? Pour peu qu’on ait une écoute active.

Né le 18 avril 1929 à Schaerbeek, dans la banlieue de Bruxelles, Jacques Romain Georges Brel est mort  d’une embolie pulmonaire, le 9 octobre 1978 à l’hôpital de Bobigny, dans la région parisienne.
Dans l’indifférence et l’incompréhension  du public parisien, il enregistre son premier 33 tours en 1955 et ne connaît le succès que dans les années 6O ; il passe ses derniers jours aux Iles Marquises.
J. B. a effectué plusieurs séjours au Maroc. D’après Ali Hassan, il a chanté aux Arènes de Casablanca, en 1956 ; au Cinéma de l’Agdal, en 1959 ; lors d’une tournée dans plusieurs villes marocaines, en 1964 ; et pour faire ses adieux à la scène, en novembre 1966. Il a été également invité au Festival des Arts Traditionnels de Marrakech, en 1973. La chanson « la valse à 1OOO temps » a été, paraît-il, composée entre Casa et Tanger. Aussi, a-t-il été tenté, toujours d’après Ali Hassan, d’élire domicile au Maroc, aux confins du désert. Mais l’océan pacifique, comme on le sait, a eu gain de cause pour bercer sa dormance.

Ainsi, il peut sembler hasardeux de vouloir cerner, en quelques pages, les multiples facettes de J. B.
C’est pourquoi il me paraît évident de mettre l’accent, dès le départ, sur la verticalité de l’instant, propre à la poésie, afin d’interpeller " l’accroissement de l’être".
Car J. B. est d'abord Poète. Chanteur ensuite.

C’est en cela qu’il n’est guère toléré de visiter Brel le chanteur, sans écouter attentivement le Poète ; de même, me paraît-il inacceptable d’évoquer le Poète nommé Brel, sans être traversé par les accents, les tonalités, la ponctuation du chanteur.

Il nous dit dans sa poésie, par sa voix, dans la rumeur du monde, en un va-et-vient maîtrisé où la tendresse, l’humour acerbe, où la rudesse du texte et l’orchestration de la musique se répondent, s’entrecroisent, s’écoutent à tour de rôle, se superposent  ou s’emmêlent, sans pour autant étouffer la portée de l’une par rapport à l’autre.
Brel cherche toujours quelque chose de profond, à coup sûr, encore caché en lui-même, creuse dans le sens intérieur et nous livre ses émotions crues, sans plainte ni compassion. Avec véhémence, sarcasme, sincérité et conviction.
Puis, il prend le large de la liberté. Vers d’autres îles ou contrées. Il n’attend pas qu’on soit réveillé. Ceci importe peu. L’essentiel a été dit, chanté, ponctué par le silence.
Il s’est impliqué, a endossé les « petites choses » qui nous touchent dans notre quotidien et que nous fredonnons, lors des situations les plus cocasses ou dans notre solitude, compressés par le repli, la déception ou enivrés du retour de la bien-aimée et de n’avoir que l’amour en partage.
J. B. a su observer, vivre, expérimenter et ressentir les mots, les sons, les rythmes, les gestes qui font de nous des êtres, dans la durée.
Libre à nous d’être ou de ne pas être dans ce qu’il chante.

Il nous met «  à même de jouir de nos propres fantasmes ? »

Il part, laissant tout derrière lui. A nous de pratiquer l’apprentissage visant à dévoiler ce que nous tentons de taire, de mettre sur le compte de l’oubli ; à affronter le supposé non-dit, le dépouiller, puis le côtoyer, le mettre en confiance jusqu’à ce qu’il se fasse pousser la voix et entonne les airs de la concordance.
Superposés ou en parallèle ? Une fois encore, peu importe.

Mais revenons à ce désir de silence et à cette brûlure de départ.
N’a t-il pas été chatouillé par l’idée d’arrêter ses tours de chant et monter d’autres aventures, alors qu’il était en train de vivre son premier triomphe à l’Olympia, en 1961 ?
Cette décision n’a jamais cessé de germer dans son for intérieur, jusqu’au 16 mai 1966, quand il donna son dernier récital à Roubaix. Et il s’envola pour d’autres voltiges, d’autres lieux : les scènes des théâtres, les plateaux de cinéma, les voiliers et les mers les plus lointaines…
Les étapes durant, il s’évertue à arracher le mot, la mélodie, le ton appropriés d’un corps en perpétuel nomadisme ; porte son corps en lui refusant de végéter, de s’accomplir dans la bêtise, dans l’ "avoir " au lieu  d’ "être. »
Lui qui a dit un jour : ce qui m’irrite le plus, c’est la prudence, l’immobilisme.

Telle était sa quête.

Bruxelles ni Paris ni Mohammedia ni les océans ni même les Iles Marquise où il se repose, non loin du peintre Gauguin, ne contiennent ses fugues pour l’ailleurs. Ailleurs, une fois atteint, deviendra à son tour port à quitter vers d’autres ports, d’autres sillages. Usant, lors des croisières, du jeu de mots, du néologisme, de la révolte contre la dictature de la syntaxe, du principe des oppositions qui cohabitent aisément  dans ses textes.

Alors, quel temps faut-il et quel temps fait-il pour mener à bien sa barque ?

Chez J. B., le temps est changeant, n’est pas linéaire, n’a pas de repères figés et incontournables. Il est éphémère, mais mémorable.
Ephémère comme l’est le temps poétique, comme le sont les signes gestuel et phonique ;
Mémorable, pareil à « la réalité tangible de la musique qui nous échappe parce qu’elle n’existe que dans le souvenir que nous en avons » (P. Beaton) Le temps des « Vieux amants » serait-il le même que celui de la « Valse à 1OOO temps » ?
                                
                                 Il y a deux sortes de temps
                                 Il y a le temps qui attend
                                 Et le temps qui espère

J. B. reconsidère ce chiffre dans « la valse » et donne aux temps, aussi bien musical que physique, une dimension allant en crescendo, mais difficile à délimiter. Comme pour dire que chaque circonstance a son temps. Et il y a autant de temps que de circonstances. Toutefois, il n’est ni mesurable ni identifiable ni clos.
Ainsi, le temps, vivant ou mort, est une " dimension de notre être. "
De l’attente à l’espoir. Du présent au futur, traversé par l’être-été, le temps reste indivisible, nomade et ne se détache de lui-même que pour y retourner.

En général, le temps chez J. B. prend plusieurs allures : il s’immobilise par manque de brise ou gonfle le sable ; il est signe de voltige et d’essaimage ; il nous dépasse, va trop vite, cogne et finalement s’achève dans la mort. Du moins d’apparence.

Faut-t-il, de ce fait, rappeler que la mort constitue l’un des thèmes principaux chantés par J. B. ?
A l’écouter, on soupçonne une certaine familiarité, une certaine proximité avec la mort.
Est-ce dû à l’annonce prématurée qui lui a été faite ou à cette force intrinsèque de se sentir libre, dégagé de toute contrainte énigmatique, allant son bon bout de chemin, allégé et confiant ?
Angoissé ? Certes. Mais d’une angoisse propre au désarroi du créateur et qui fait surface à la moindre urgence de vouloir se surpasser. 
Cependant, «  le dernier repas » et « le moribond » peuvent être considérés comme les chansons-clés du thème de la mort. C’est une sorte de testament où J. B. rappelle, parfois avec ironie, parfois avec amertume, ses dernières volontés.
Après, la mort pointe par-ci, interroge par-là, se fait accompagner et raccompagne.

                                Mais qu’y a-t-il derrière la porte
                                 Et qui m’attend déjà
                                 Ange ou Démon, qu’importe
                                 Au devant de la porte, il y a toi

Car « mourir, cela n’est rien. Mais vieillir… » Etirer le temps à travers la souffrance physique et se laisser dévorer par la dégradation de tout un système. Et n’avoir que le chant du cygne comme consolation.
Vieillissement écarté, J. B. passe en revue les divers modes de la mort biologique :
 
Mourir de rire
Mourir de frissonner
Mourir de se dissoudre
Mourir baiseur intègre
Mourir au bout d’une blonde
Mourir couvert d’honneur
Mourir en monument

Ces recettes ne devraient en aucun cas nous détourner de l’essentiel et de l’utilité de notre passage sur terre ; en revanche, elles devraient nous stimuler à déposséder le temps, à créer des croisements bien loin de la temporalité, mais si proche de l’extension à l’infini. Entre deux, il y a le plaisir inassouvi et l’inaccessible étoile. Et le vivre écartelé

Mais entre le temps qui s’écoule et le temps qui s’achève et où

                                         On meurt de hasard
                                         En allongeant le pas

 J. B. envisage deux raccourcis pour y aller, soit avec jouissance, soit avec refus affiché :

Le premier est sublimé par la nécessité du nomadisme. Au figuré comme au propre.
Aller d’ailleurs en ailleurs.
C’est un défi à la mort qui n’est, en fin de compte, qu’un long voyage vers d’autres contrées où le fleuve est encore fleuve. Toujours semblable et renouvelé.
Echapper aux contraintes extérieures, aux codes, aux mythes surchargés d’additifs … et n’écouter, n’écouter que son cœur ; puis protéger sa singularité, farfouiller dans les tripes de la vie et aller, comme la nature, se nettoyer et se renouveler.

D’où découle le deuxième raccourci pour renforcer le choix du premier. C’est refuser la déchéance. Refuser de voir se détériorer son système immunitaire. Refuser de vieillir et de « cracher sa dernière dent ou rire de toute une dent pour croquer le silence »

Au préalable, vivre et chanter pour J. B. ne sont pas uniquement des signes émergeant d’une certaine immédiateté se voulant réponses à des attentes, des besoins, des chimères, à des courses derrière ses manques…, mais sont plutôt une nécessité absolue, muable où les risques de se désenchanter sont fréquents.

Et le Grand Jacques ne cesse de frérer. Il est et demeure résolument actuel.
Car « la mort ne peut pas tuer ce qui ne meurt pas »

                                                  Six pieds sous terre
                                                  Tu n’es pas mort
                                                  Six pieds sous terre
                                                  Tu frères encore





***
 

Mohamed Loakira   
pour Francopolis octobre 2008

 

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Créé le 1 mars 2002

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