Ah ! Si nous habitions
encore rue Victor-Hugo, je referais pareil. C’est en mil neuf cent
quatre-vingt-quatorze, feuilletant revues et catalogues de parution,
que me vint une envie irraisonnée.
— Maurice, que dirais-tu si je tenais un Salon littéraire une
fois par mois? J’inviterais des lecteurs et lectrices de la
région
à venir chez nous afin de causer littérature. Notre logis
deviendrait un rendez-vous de gens de lettres, pourquoi pas ? Comment
habiter dans un quartier qui porte les noms des écrivains
français
sans avoir le désir d’imiter les salons privés du XVIIe
ou du XVIIIe
siècle ?
— Hum! Ces groupes ne se
formaient pas toujours par amour pour les beaux textes, tu dois le
savoir.
— Bien oui, je sais, mais ce sera différent. Nous inviterons des
auteurs en acceptant de faire la promotion de leurs livres,
découvrirons des gens qui écrivent dans l’ombre et
accueillerons ces visages qu’on aime, nos voisins, nos amis.
Chéri, regarde-moi
pas comme ça… Allez ! C’est possible de rassembler de vieilles
connaissances, d’acheter ou d’échanger des bouquins… ce sera
amusant, même enrichissant.
— Une minute ma douce. Tu vas un peu vite, fais-toi pas trop
d’illusions, tu n’sais même pas si ça va plaire à
nos amis… Tout l’monde n’est pas aussi épris des livres, puis
comment payer les écrivains ?
— Mais en achetant leurs livres !
De guerre lasse, mon cher époux, attendri, devinant mon
enthousiasme, décide de me passer ce caprice.
— D’abord que ça ne devient pas pédant ou
prétentieux, que ça reste accessible et agréable.
J’ai horreur des réunions
où les gens, dans une réserve hautaine, se sentent
obligés de parler avec affectation, buvant une tasse de
thé, le petit doigt en l’air, les sourcils altièrement
relevés…
— Bien oui… moi aussi. J’ai pas l’habitude de fréquenter les
milieux condescendants, alors je ne suis pas à la veille d’en
créer un chez nous. Ce sera simple, convivial, mais stimulant,
aucune préciosité,
pas trop d’airs galants… je te le promets. Je ne suis ni Madame de La
Fayette, ni Madame de Sévigné, et Aylmer est loin de
Paris.
C’est ainsi qu’est né notre Cercle littéraire mensuel qui
durera cinq ans. On dit que les groupes finissent toujours par se
rompre, mais que leurs fruits restent avec nous pour toujours. Rien de
plus vrai ! Si j’ai encore le profond regret de ne plus tenir ce salon,
j’y ai tout de même glané une enfilade de conseils
et de trucs de métier, assez pour m’orienter dans la bonne
direction.
Je me souviens… les auteurs de notre coin de pays poussaient notre
porte, à vingt heures, toujours un vendredi soir. Des
personnes désireuses de les connaître, des hommes et des
femmes
venant des deux rives de l’Outaouais, arrivaient à leur tour.
Les grands esprits
se rencontraient dans des embrassades et des salutations joviales. Si
j’avais eu à les évaluer, je leur aurais donné des
notes d’excellence pour leur ponctualité, leur assiduité,
leurs jolis
sourires, leur curiosité inépuisable.
Jacques Flamand, Gabrielle Poulin et René Dionne, Jacques
Gauthier, Jean Monbourquette, Loïse Lavallée, Michel
Prévost et André Couture, François-Xavier Simard
et tant d’autres…
Ces auteurs,
dans une grande générosité et un amour commun pour
la
culture, se succédaient et notre groupe s’agrandissait. D’un
noyau d’une
douzaine de personnes au début, nous recevions, à la fin
de notre
aventure, plus d’une vingtaine de fidèles. Notre foyer
fourmillait de
monde tant on s’y plaisait. Parfois, d’autres amis, des voyageurs
d’aussi loin que Timmins, en Ontario, se faufilaient parmi nous et il
fallait alors chercher des chaises dans toutes les pièces de la
maison,
se tasser les uns près des autres.
Laissez-moi vous dire… Pendant les veillées fiévreuses du
printemps, ouf ! quelle chaleur ! Les vêtements collaient
à la peau, surtout quand nous écoutions la poésie
torride de Guy
Jean ou les récits de voyage de Nicole Balvay-Haillot, celle qui
avait
parcouru le monde et qui nous racontait l’Afrique ou le Mékong.
Et
l’hiver, nous frissonnions avec Marie-Clarisse, cette
héroïne du
roman de Jacques Michaud, qui avançait péniblement dans
la neige.
Le sang glacé, nous écoutions des extraits
inquiétants de
Ces enfants qui font peur aux hommes de Jean-Guy Paquin. Des saisons
mémorables
de bouts-rimés, de fables, de silences, de propos philosophiques
ou
de paroles de romanciers.
Moi, après avoir observé la gestuelle de l’auteur, sa
prestance, ses mimiques, étudié son regard, l’avoir
écouté attentivement nous lire une strophe
mélancolique ou un sonnet ou nous parler d’un polar, d’un
récit comique ou d’une nouvelle moderne,
tout en frôlant de près son cœur de prosateur et de
versificateur, voyageant dans le royaume du charme et de la fantaisie,
captant quelques idées nouvelles à la volée, je me
précipitais dans la cuisine préparer le
goûter-partage, ce qui me tirait
lentement des brumes de la rêverie et m’arrachait un soupir de
résignation.
Pendant cette pause de rafraîchissements, Hélène,
Jean-Pierre, Gaëtanne, Jean-Guy, Louise, Ellen, Rose, Anita,
Marie, Darquise…
et combien d’autres, faisaient cercle autour de la vedette de l’heure,
qui elle, contente de s’être acquittée de sa noble
tâche, fière d’avoir osé mettre son âme en
pâture si
courageusement au nom de l’art, surtout de nous avoir donné de
l’idéal, vendait et
signait ses livres. À cette occasion, il n’était pas rare
d’entendre
l’étoile de la soirée nous dire, de sa voix
fêlée par
l’émotion, qu’elle n’avait jamais autant vendu de livres
à la fois, tant il y avait
intérêt de la part des membres de ce club de lecture de se
créer une bibliothèque des œuvres des écrivains de
l’Outaouais, de
s’approprier un peu de la magie de la rencontre, de découvrir
les secrets les
plus intimes qui pouvaient animer cet homme ou cette femme de finesse
et de verbe, enfin, il y avait cette urgence de le ou la toucher du
doigt, de se faire proche...
Outre le divertissement des découvertes des genres et des
styles, la veillée se terminait dans un joyeux festin. Chaque
participant apportait des provisions pour les agapes de fin de
soirée, ajoutant à l’ivresse littéraire les
plaisirs du palais : un plateau de fromage et de craquelins, des
crudités et une
trempette, un plat surprise, un pot de conserve, des petits fours, des
bouchées de chocolat… Je n’oublierai jamais l’odeur des feuilles
de
poésie mêlées à celles du vin, du pain et de
l’amitié. Délices et merveilles ! Mon coeur battait
à m’étouffer, tant
j’étais séduite et ravie. Le monde à
l’extérieur pouvait bien garder ses
clubs de nuit, ses salles de danse et ses casinos. Chez nous, en marge
d’un monde trop bruyant, c’était le petit bonheur ; notre salon
éclatait de gaieté littéraire, de suprême
douceur ; nous
goûtions tous au langage de la création et des coups de
cœur.
« Savoir, penser, rêver,
tout est là! » disait
le grand Hugo.
Enfin, avant de partir, l’écrivain de la soirée, devait
serrer bien des mains, chacun voulant proclamer ses mérites ou
lui
exprimer sa gratitude pour la passion qu’il lui avait transmise, pour
les heures de beauté passées en sa compagnie.
— C’était si agréable. Bonsoir ! À la prochaine !
Oui, il est tard… Dormez bien !
Le lendemain, encore tressaillante d’une nuit sans sommeil qui avait
cerclé mes yeux, trop pressée étais-je de
dévorer le roman ou les vers du dernier recueil de notre artiste
de la plume, j’aidais mon Maurice, toujours si content de me voir aussi
heureuse, à replacer les meubles de notre maison avenante,
à laver la
vaisselle, à passer l’aspirateur, pendant que je reconstituais
dans ma
tête, quasi mot à mot, les monologues et les dialogues de
la veille, y recréant à la fois l’atmosphère, les
couleurs, les
parfums. Je pelletais des nuages, rêvant au jour où, moi
aussi, je
pourrais caresser l’oreille d’une société bibliomane ou
bibliophile, meubler tranquillement d’images l’espace d’une
pièce, être
l’héroïne d’une rencontre de liseurs et de liseuses. Ah !
Je n’osais pas encore le dire mais, à ce moment,
imprégnée
d’espérance, j’aurais donné gros pour trouver le temps de
me donner du temps… du temps pour
écrire, pour trouver mon style et ma voix. Telle une taupe,
répondant
à ce pressant besoin en moi, je creusais mon âme à
la
découverte d’un puits proustien, rabelaisien, racinien ou un
petit puits original qui me ressemblerait tout simplement. En moi, une
énergique
résolution de publier, à mon tour ! En moi, le
désir d’être
écrivain.