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Sur l’écran jaune… (Confidences d’automne)

de Mohamed Loakira

par

Marc Gontard



Il y a les recueils de Loakira d’avant la crise : Marrakech, Chants superposés, L’œil ébréché… Il y a les poèmes de la crise, crise affective, afflictive, existentielle, menaçant le moi d’éclatement, voire de dissolution : Semblable à la soif, Grain de nul désert, N’être… On pourrait croire que son dernier recueil, Confidences d’automne (2011) marque la sortie de crise et l’entrée dans une saison apaisée du moi avec ses couleurs encore chaudes et ses accès de tendresse nostalgique… Il n’en est rien, ou presque.

1-Diégèse : les turbulences du discours
Du côté de l’apaisement, voici un poème qui se construit, comme l’ouverture d’un film, sur une trame narrative simple : le lever du jour, la lumière naissante, les bruits de la rue, une présence féminine rassurante au creux du lit, et le réveil d’un corps qui accueille sereinement son propre vieillissement… Et le discours suit pas à pas ce retour à la socialité après le sommeil nocturne. Mais la narrativité du poème, déjà mise à mal par le système métaphorique et par les syncopes du rythme, se trouve bientôt concurrencée par les instances du commentaire : un «je», méditant sur lui-même dont la parole intérieure se voit mise en question par un dispositif de parenthèses et d’italiques à partir duquel se construit un méta-discours dont la tonalité hésite entre l’ironie qui allège cette introspection matinale et  le doute qui la creuse en abîme. Car les parenthèses ouvrent à la fois sur le rire et sur le tourment, c’est à dire sur le plein et sur le vide d’une parole qui se commente avant d’être prise en écharpe par le souvenir et par la rétrospection : l’arrière-saison de Loakira cache encore, dans son énonciation, des nœuds tourbillonnaires mal suturés, toujours actifs, dans le reflux des heures où le moi s’interroge sur lui-même. Et les 7 séquences sur lesquelles le poème se développe, par la symbolique même du chiffre, affichent en contrepoint la désacralisation d’un devenir pris entre la plénitude et le rien. Ainsi s’élabore le scénario d’un réveil où la naissance du jour renvoie le sujet à sa propre obscurité.

2-Travelling : une matinée ordinaire
Pourtant ce réveil, semblable aux autres, ce matin semblable à tous les matins, se trouvent balisés par les signes rassurants du quotidien : la pendule qui marque les heures (dans la cuisine ! avec un clin d’œil à la chanson de Brel), le GSM qui sonne et dont le cadran s’illumine (mais il est trop tôt pour répondre), la première cigarette, le premier café (américain)… Le corps retrouve peu à peu ses fonctions vitales, s’étire, s’étudie, éprouve encore la chaleur de la couche, se berce de musique, cède à ses premiers besoins, vaque à ses premiers soins :

Je me lave, rase, pomponne, peigne avec
maniaquerie ma calvitie.
La raie au milieu. (P. 81)

Et si c’était cela le bonheur ? Ces gestes simples qui s’inscrivent dans la continuité d’une temporalité ordinaire, ce tête à tête avec soi-même dans la rumeur d’une présence féminine discrète et rassurante à laquelle s’adresse parfois le je :

Le bonheur, m’as-tu dit, est une feuille légère.
Mieux pouvoir l’admettre.
Il tient à des petits riens.

Est-ce cela le bonheur ? L’émotion, retrouvée chaque jour, de la lumière naissante. Sentir que l’on revient à l’existence après l’oubli nocturne : «Je suis vivant.» (P. 9)
Peut-être ? Pas sûr …


3-Gros plan : l’usure du corps
Car le récit présente en gros plan un corps vieillissant qui se découvre au matin «plus bleui que la veille» (P. 9) avec ces marques sur la peau où s’imprime le frottement des années :  «cou, dos des mains gercés.» (P. 19) Ainsi, ce que  le jour naissant révèle dans la scène du réveil, ce sont d’abord ces traces indélébiles inscrites sur la nudité au sortir de la couche qui témoignent d’une vie passée dont il faut déjà envisager le terme. Et la référence à l’automne («Car meurtrières sont les premières averses d’automne», P. 84) renvoie à la couleur jaune (la couverture du recueil), tonalité dominante, qui inscrit la morbidité dans les affaissements de l’enveloppe charnelle : «l’inertie du corps jaune-blanc»… (P. 22)
Tel est le scénario du réveil placé sous le signe de l’ambivalence : Plaisir de s’éprouver toujours en vie, dans la succession des jours et des nuits et le confort d’un quotidien qui se renouvelle chaque matin :

Mais j’aime me voir vivant, vivant, vivant
dans le matin qui s’adonne (P. 71)

Désarroi devant l’usure du corps où s’inscrit l’écoulement du temps et la perspective de la fin :

Une ombre à bout de survie (P. 19)

4-Retour sur image : «je saigne»
Mais le vieillissement avec ses marques de flétrissures porte aussi témoignage d’une «douleur innommable à fleur de peau» (P. 2), en partie contenue par l’ironie et l’auto-dérision, mais dont le lamento constitue la vraie musique de fond du poème. Car ce corps porte des «marques de morsure» (P. 18), il garde en lui un passé qui cogne obstinément contre le présent, qui empêche le sujet d’être totalement à soi dans la sérénité de l’âge qui vient :

J’ai enduré flagellations, aversions, entailles  profondes (…)
Ne reste que la veinure du peuplier desséché, (P. 69)

Dès lors, le moi porte les stigmates d’un face à face avec ses fantômes que la banalité rassurante du quotidien ne parvient pas à exorciser :

J’enjolive mes derniers retranchements
colmatant fissures et béances (P. 16)

Et le retour du refoulé, classique scénario des combats qui se livrent dans la nuit intime, détermine cette «amertume» dont l’évocation revient à plusieurs reprises, cette «rancune», cette «grogne», cette «aigreur», cette sensation d’enfermement, car malgré le rêve de fuite («prendre la tangente» !), une seule certitude s’impose : «l’impossibilité de m’évader» (P.54). Certes, il y a encore ces sursauts du moi, la vie n’est pas finie, l’horizon n’est pas clos et tout n’a pas été mené à bien :

Les tâches qu’il me reste à accomplir (P. 51)
Acculé, je frétille  sur l’hypothèse de reprendre
Du poil de la bête. (P. 59)

Mais on ne se réinvente pas et de ce combat intérieur contre ses spectres familiers, toujours repris, toujours perdu d’avance, surgit la question essentielle sur le sens d’une existence menée « contre », dont la rage impuissance secrète encore les «feulements» :

Valait-elle la peine d’être vécue,
Cette vie ? (P. 72)

5-Flash-back : une ombre…
Et le passé revient comme une musique de «blues» rythmant les éclairs de mémoire d’un moi «rescapé du dur vécu lointain» (P. 60) D’abord les figures de l’enfance à Marrakech : la naissance difficile qui déjà frôle la mort, puis les images du patio et des tatouages féminins qui impliquent l’identité tribale, les premières «amourettes» et l’épanouissement d’une libido dans l’obscurité moite des ruelles, les échappées nocturne, la « bringue »…où l’adolescent apprend à devenir ce «forgeur de ténèbres» (P. 23) qu’il ne cessera d’être par la suite. Enfin, la première maturité avec ses engagements politiques, «les années de feu, de sang» où l’espoir d’un avenir meilleur se heurte bientôt à la dure réalité du «gant de fer» dont le pouvoir est liberticide. Et au-delà de ces élans généreux, le constat d’une impossibilité à changer les choses qui transforme le combat politique en révolte intérieure, en grogne, en hargne :

Casse-pieds ? Le suis-je à ce point ? (P. 31)

Tout cela énoncé dans une violence contenue et distanciée, allusive et métaphorique, déception et renoncement prenant figure du désert et de la vacuité, mais aussi conscience coupable d’une forme de capitulation dans l’acceptation du quotidien avec ses faiblesses et ses lâchetés, et la banalité du vivre dans laquelle le moi cautérise ses blessures :

J’écoute mes ossements, consolide le copinage
Avec mes maux (P. 39)

Puis, dans ce chaos verbal entre rétrospection et ressentiment : un arrêt sur image qui fait surgir cette figure centrale dans l’imaginaire de Loakira, figure toujours en litote dont les contours féminins résument le drame fondateur du sujet : dépossession, ouverture du moi à l’errance et à la vacuité…

Soudainement.
De par le tapage, la stridence et la confusion,
une ombre perce du trop d’obscurité.
Elle s’affiche sur les vestiges. (P. 57)

Nous n’en saurons guère plus de ce théâtre d’ombre où se rejoue une fois encore la tragédie intime dont la brûlure persiste dans le noyau obscur du moi. Tout juste cet aveu comme un fondu enchaîné en contrepoint à la tendresse d’une dernière compagne :

Un autre amour s’approche de la fosse.
Il fut énigmatique et cruel (P. 95)



6- « Le clair-obscur me suffit » :
Il est des fantômes dont on ne peut se libérer, ceux de Loakira sont multiples et un à la fois, et leur récurrence constitue la part maudite dont se nourrit son œuvre. Si la scène du réveil qui constitue l’axe référentiel du poème s’ouvre à une méditation sur le temps, sur le corps encore désirant mais qui ressent à travers son usure les blessures de la vie :

Faudrait-il que je m’obstine à rêver
ce que j’ai perdu (P. 22)

Une dernière image s’impose au-delà des poussées d’amertume qui traversent l’automne du sujet : celle de la mort. Comment ne pas y songer lorsque les trahisons du corps y renvoient chaque matin un peu plus. D’où cette dernière séquences, la septième, qui déroule par anticipation la liturgie du deuil et de l’enterrement. Et cette dernière question sur l’après ?

En dehors du religieux que le chiffre 7 exorcise, car le sujet a depuis longtemps rejeté l’appel de la bure de «laine» et de la « dévotion » (P. 62). L’après, pour reprendre les paraboles du Livre, c’est peut-être, bien sûr,  le paradis réservé aux élus qui abonde de «ruisseaux jaillissants, de fruits, épouses, pucelles , mignons éternels»…(P. 106) C’est peut-être l’enfer réservé aux «jouisseurs», dont «les flammes crépitent»…Comment s’arrêter à de telles images lorsque l’on sait qu’on porte l’enfer en soi et que de cet enfer intime naît l’écriture, création luciférienne qui a elle seule justifie les tourments endurés?…

L’automne de Loakira est cet écran jaune sur lequel se joue encore la passion du corps calciné. Et la scène même de l’écriture, dans ses ultimes pulsions créatrices, rejette le doute sur l’après dans le clair-obscur de l’être.

* Mohamed Loakira, ″Confidences d’automne″, Ed. Marsam, Rabat, 2011.






Mohamed Loakira
par Marc Gontard, recherche Ali Iken
Francopolis septembre 2012


Créé le 1 mars 2002