ISLI
ET TISLIT
Photo Tislit : Cécile Guivarch
Que dit la légende ?
Adrukh
iwa ru iwa gakh tin ijdad
A yasmum eqqar iâaqqub
ar teqqarkh .
Traduction :
«
Je pleurerai
Pleure
Faisons comme les oiseaux
O mon bien aimé
Appelle Iâaqqub et que
je l’appelle (1)».
D’un bout à l’autre de la montagne d’Imi
Lchil, tislit envoyait ces vers devenus célèbres
à son amoureux qui y répondait par des vers
non moins pathétiques.
Célèbres ? Plutôt légendaires
car ces deux vers renvoient dans la culture amazighe du
Moyen Atlas, à une légende qui dit à
peu près ceci :
« Il était une fois il y a de cela bien longtemps,
deux amoureux qui avaient défrayé la chronique
par leur idyle merveilleuse. Mais le Dieu de l’amour,
outré par je ne sais quel manquement aux règles,
après les avoir transformés en oiseaux, décida
que les deux amoureux vivraient dans la même forêt
sans jamais pouvoir se voir.
C’est ainsi que commença le calvaire de ceux
qui sont devenus une réalité pour les habitants
du Moyen Atlas : tout le monde ici vous dira, à la
nuit tombée, que les beaux cris qui se suivent, que
vous entendez dire clairement : « Yaâkoub
» puis « Ishaak » sont ceux
des amoureux maudits. Ils s’interpellent ainsi et
se rapprochent petit à petit l’un de l’autre,
jusqu’à dit-on occuper le même arbre.
A ce moment là, craignant de crier en même
temps et ne pas s’entendre, ils se taisent tous les
deux en même temps, et un lourd silence enveloppe
la forêt. A ce moment précis, le cœur
tordu, les femmes et les hommes qui savent et qui croient
en l’amouront les larmes aux yeux. Chacun a pitié
de ces damnés de l’amour sans raison apparente.
« Ah si l’un d’eux pouvait enfin crier
! Se lamente la contrée ».
Les amoureux attendent, attendent, dans les soupirs et la
folle envie de voir enfin le bien aimé. En vain.
Le désespoir, la lassitude mais surtout la volonté
de recommencer de nouveau les prend tous les deux en même
temps : ils s’envolent chacun dans une direction et,
quelques kilomètres plus loin, ils se reposent sur
la cime d’un cèdre, d’un chêne,
d’un pistachier sauvage, d’un quelconque arbre.
Puis le calvaire de l’absence, de la nostalgie, de
la douleur recommence à crier : « Iâakououb
» «Ishaaaak»…
Depuis les temps les plus reculés, ce cycle se refait
chaque nuit au Moyen Atlas, surtout pendant les longues
nuits d’hiver et de printemps. Il paraît que
les deux oiseaux n’aiment pas l’été
pour une raison non encore élucidée.
C’est donc en souvenir de cet éternel recommencement
que Tislit envoie les vers déjà cités
à Isli.
Un an auparavant, les deux jeunes se sont rencontrés,
se sont aimés de toutes leurs forces. Mais pour leur
malheur, ils appartenaient à deux groupes devenus
rivaux pour une affaire que l’histoire n’a pas
retenue.
Le mariage leur était donc impossible. Ainsi commença
leur calvaire.
Pour venir à bout de la bêtise humaine, ils
commencèrent une grève de la faim arrosée
par leurs larmes et leurs chants.
La fille commença la première à chanter
cet interdit contre nature dans ces termes :
« aha yach a memmi nu yach
Amuttl en umarg es imzwura“
« Je te dis mon ami
La malédiction de l’amour
Ce sont les anciens… »
Isli lui renvoya son izli ainsi:
«da etgallax ar i tebdit
d ixf
allig da da zerrin midden walu
wer ya da essektayx »
« Je te jure que tu m’as
séparé de ma tête
Et que les gens passent
sans que je les reconnaisse »
Tislit:
« Ennighak day ennighak
amarg ennk
ami ezzlumx timzin
Iggama wul ad ikn ijjawn »
« Je te dis et redis:
Ton amour est comme qui mangerait
une épie d’orge
jamais mon cœur ne s’en rassasie »
Isli :
« ullah da tettax ar kni
d ik tix assix afus
Ezzigh da tekkat inegri ed wuchi a wenna rix »
« je mange
et dès que je pense à toi
Je n’ai plus d’appétit
Ton absence est un obstacle
entre moi et la nourriture »
Après quelques temps, la faim la soif, la tristesse
et l’incompréhension eurent raison de leur
corps périssables. Le deuil enveloppa la région.
C’est alors q’un miracle vint rappeler aux hommes
leur cruauté : aux deux endroits où les deux
jeunes sont morts, deux lacs se formèrent de leurs
larmes. Depuis, l’un porte le nom d’Isli, l’autre
celui de TisliT ( le fiancé et la fiancée
en Tamazight ).
Secoués par la douleur et le miracle, les sages des
deux tribus prirent une décision historique : «
dorénavant, aucun obstacle d’aucune sorte ne
viendra entraver l’amour.
Même en temps de guerre, les amoureux seront libres
de circuler dans les territoires adverses, de s’y
marier s’ils le désirent .
Pour ne pas oublier cette tragédie et afin de raviver
le pacte et le traduire dans la pratique, on décida
de tenir un festival annuel à mi chemin entre les
deux endroits du drame : entre les deux lacs : Isli et tislit»
Photo Isli: Cécile Guivarch
La réalité
Entre les deux lacs : « Isli et tislit », à
Imi Lchil, se tient depuis les temps les plus reculés,
un festival annuel appelé par les habitants «
Agdud » ou la fête des fiançailles. Chaque
année en Septembre, les couples qui se sont formés
pendant l’année viennent officialiser leur
union par le passage devant « Agraw » ( la jmaâ
) l’mghar (le président) pose une seule question
aux deux fiancés : est-ce que tu l’aimes ?
Quand la réponse est « oui » des deux
côtés, ils sont déclarés mari
et femme. C’est également devant ces mêmes
juges que seront prononcés les divorces qui auront
été décidés d’un commun
accord après une année de réflexion.
Ainsi, ici, on laisse toute une année à la
décision cruciale : celle de s’unir ou de se
séparer.
Légende réelle
ou réalité légendaire ?
Voici donc une belle légende bien de chez nous, mais
aux supports physiques réels : deux lacs Isli et
tislit, un festival annuel vivants, le tout constituant
une leçon magistrale de l’humanisme d’une
civilisation où l’amour et la liberté
constituent le centre. Une preuve supplémentaire
de ce que la civilisation amazighe renferme des valeurs
humaines universelles. Des valeurs dont nous avons tant
besoin aujourd’hui.
Ces valeurs ont été respectées, jusqu’au
jour où l’économie de marché,
le tourisme et l’acculturation s’y sont mêlés,
avec à la clé d’autres valeurs d’un
autre âge érigées en valeurs meilleures.
Aujourd’hui le festival a été progressivement
dénaturé et détourné de son
objectif.
Au lieu d’être un symbole, celui d’une
civilisation où l’amour commande à tout,
il est devenu une occasion rêvée par les marchands
de toutes sortes et les touristes avides d’exotisme.
La crise économique, sociale et culturelle qui frappe
la région aidant, les femmes qui, autrefois y venaient
pour se marier par amour, y viennent aujourd’hui pour
se vendre.