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Le rôle des bardes dans la société amazigh

Introduction de la thèse de Hmad Khettouch

« J’ai cru que l’écriture portait en elle une vertu d’exorcisme, mais rien ne me délivre de mon démon. Il sera libre de s’agiter en moi, de parler, de dicter des paroles dont j’ignore le sens à jamais. Il me faut être convaincu de cette cruelle vérité qu’il n’y a pas de délivrance par la parole. A moins qu’il n’existe au-delà du verbe humain des maîtres mots, un langage porteur de vie surnaturelle.»
Jean.E Amrouche.

Tableau d'Ali Khadaoui

 

Tout jeune vers les années 68, j’entendais une femme nommée Itto Assou répéter ce distique :

1) nekk ayd yallan ghez gh asn tirggwin,
2) is ur nn ufi y tasa nw g awd yan.
1) Moi, qui pleure, je creuserai les rigoles à mes larmes,
2) Car je me sens étranger dans ce monde.



Cet izli (distique), cette femme le répétait chaque fois qu’elle se trouvait en situation d’incommunicabilité avec ses enfants. Au début, je n’arrivais pas à saisir la portée de cet izli. Il me fallait atteindre le lycée pour commencer à m’approcher de sa signification.
D’un côté, je trouvais qu’il était objet et sujet de communication entre les hommes : le distique évoque le langage qui n’arrive pas à transmettre nos états d’âme, nos émotions intérieures. Même si les hommes se parlent, il y a toujours une incommunicabilité entre eux. D’autre part, je trouve cet izli d’une actualité, mais d’une actualité embarrassante pour la société des Imazighens. Cette société vit dans un monde qui ne lui est pas familier, car tout se fait en dehors d’elle-même : absence de son outil de communication en justice, à l’école…etc. Comme le souligne M. Mammeri :
« Je voyais que dans toutes les matières qu’on apprenait, il était question de tout le monde sauf de nous. »
Cette étrangeté des Imazighens chez eux est exprimée même par un certain nombre d’écrivains amazigh pourtant intégrés en milieu urbain :
« Si j’écris, c’est parce que je vis dans un monde qui ne m’est pas familier…» Ahmed Sefrioui, 1984 p.1.
Sens acquis, je commençais à m’intéresser à l’origine de cet izli. Cette femme, Itto Assou, me répondait qu’il était chanté dans mon village natal en 1960, dans la place réservée aux spectacles (asarag), par le barde, chanteur, acrobate nommé Mouha ou Mouzoun. Elle ajouta le récit d’une histoire édifiante, car ce distique a eu un impact direct sur le divorce de sa fille.
En effet, en 1960, Itto Assou, accompagnant sa fille aînée mariée vers un autre village, non loin du sien ( ˜ 60 km ). Arrivées au village où résidait le mari de sa fille, elle trouva le village perché sur la crête d’une montagne, entouré de tous côtés par des falaises. Les gens de ce nouveau village parlaient un autre accent que le sien. La femme y était beaucoup plus contrôlée.
Le soir, se dirigeant vers la rivière pour puiser de l’eau, elle entendait, à la radio (chaîne d’Azilal à l’époque), Moha ou Mouzoun Chanter :

- nekk ayd yallan ghez gh asn tirggwin,
- is ur nn ufiy tasa nw g awdyan.
- Moi, qui pleure, je creuserai les rigoles à mes larmes,
- Car je me sens étranger dans ce monde.



La femme fondit en larmes. Elle dit dans sa tête que c’était à elle que Moha ou Mouzoun adressait son izli. Elle découvrit la vraisemblance du distique avec sa situation. Ce qui fut l’une des raisons du divorce de sa fille.

En 1998, je séjournais chez Moha ou Mouzoun à Tounfiyt (village au pied du Mont Ayyach) pour vérifier la paternité de ce distique chanté en 1960 dans mon ighrem (village). Ma surprise fut si grande quand j’appris par la bouche de Moha ou Mouzoun que ce distique était l’improvisation d’un autre amdyaz, ameksa (barde, transhumant) anonyme.
C’est de là qu’est venu l’intérêt pour les bardes à savoir:

- Qui sont ces Aèdes amazighs?
- Qu’est ce qu’ils apportent au village ?
- Quels rapports entretiennent-ils avec leur auditoire ?
Nous voulons saisir la portée d’un discours populaire dominant en nombre, pourtant marginal dans la sphère de la décision des affaires de la cité : ighrem.

L’Afrique du Nord est sillonnée par plusieurs discours. Quelle est la place de celui des bardes parmi les autres (l’officiel, dominant, fondamentaliste…)?
Nous essayerons de réfléchir sur ce discours de terroir de la paysannerie nord-africaine, mémoire collective laissée jusqu’ici à la marge.

Une étape aussi délicate dans la recherche, c’est comment appréhender les mécanismes du fonctionnement de notre société. A travers ses mécanismes du fonctionnement, s’élabore un discours : comment s’approcher de ce discours pour en connaître le code? Dépasser le mépris fait à son égard et apporter une réponse aux questions que se pose notre société d’aujourd’hui
Penser donc cette marginalité, c’est poser le problème de la culture populaire en Afrique du Nord : M.Mammeri (1938 p. 30), J.Amrouche (1960 p. 78), M.Chafiq (1978), S. Chaker (1983), M.Peyron (1993 p. 278), M.Arkoun (2004). Cette culture populaire a pu résister à la pénétration coloniale contrairement à la culture savante dont les valeurs se sont vite effritées.
imdyazen(les poètes) étaient l’objet d’étude d’abord des européens, à partir du moment où un certain nombre de ballades prônaient la voix de la dissidence (aghewwagh ) fin du XIXème siècle et début du XXème. Les chants composés sont des thèmes de bravoure par les combattants. Les premiers à s’y intéresser sont : A.Roux (la voix de amdyaz, 1928), E. Laoust(la ballade sur Moulay Lhassan,1890), F.Reyniers (1933), M.Mammeri 1969, G.Pernet (les bardes du Sous, 1969 p.120), S.Chaker (1984 p. 576), C.Lefébure (1987 p. 28), H. Jaouad (1989 p.100-110), M.Peyron (1993 p. 241)…
Ce sont les sociétés d’écriture qui ont permis « l’arrêt » d’analyse sur les sociétés à base orale. Les dernières ballades qui nous parviennent sont celles de la civilisation de l’écrit grec, celle du dernier barde : Homère.
Il était de tradition grecque, quand les gens terminaient leurs préoccupations à la fin de la journée, ils racontaient ce qui leur arrivait. Ils évitaient, par là, la reprise des mauvaises actions.
De quoi les premiers aèdes ont-ils parlé? Cela était lié aux conditions de vie des gens, vu que chaque génération avait ses préoccupations.
Nous voulons parler d’un thème récurrent, qui revient chaque fois depuis la fin du XIXème siècle: les changements des temps modernes, les villageois et la gestion de leur cité : ighrem.

Le problème que pose la gestion de la cité n’est pas un thème nouveau, c’est l’objet d’étude des premiers écrivains grecs : La République de Platon, le thème de amur ou le problème de la terre dans la Cité de Dieu de Saint-Augustin, ou pendant la renaissance : Le Prince de Machiavel..etc
Les thèmes abordés par les bardes amazighs sont si nombreux que nous ne pouvons qu’en délimiter quelques-uns: Ils abordent la cherté de la vie des temps modernes, le changement des saisons agraires, la sécheresse des pâturages, le droit coutumier (azerf) tombé en désuétude, l’éclatement du groupe…

Par ce thème de la gestion de la cité nous souhaitons répondre à ces questions :

- Comment imdyazen perçoivent-ils la mauvaise gestion de la cité ?
- Comment parviennent-ils à faire approcher le problème pour leur auditoire que sont ayt ighrem ?
- De quelles images se servent-ils ?
- Quel koïnè usent- ils ?

C’est l’objet auquel nous allons soumettre ces quatre timdayzin(poèmes)

Pourquoi ces quatre bardes ?

Pour une contrainte méthodologique d’abord, nous ne pouvons pas aborder toutes les productions des imdyazen du triangle Rich, Tounfiyt, Imilchil. Depuis le XIXème siècle, la région des Ayt Ih’ya / Ayt H’liddu était déjà une pépinière des imdyazen. Pour le premier barde, Lisyur, et son frère Zayd, ils chantent en duo, ils sont le modèle classique dans la région. « Déjà à l’âge de 13 ans, j’ai commencé à chanter et improviser timdyazin … »
Leurs ballades embrassent le début du XXème jusqu’à nos jours.

D’un autre côté, je ne peux étudier tout ce que les quatre bardes que j’ai choisis, ont composé. Seul le duo barde Lisyur et son frère ont composé plus de 130 ballades et chacune en moyenne contient 300 vers (tiwent). Ce qui fait un total à peu près de 49000 vers. Les quatre ensemble, ont composé plus de 100 000 vers et composent encore car ils sont tous en vie.

Ensuite viennent Moha Ou Mouzoun /Assou Iqli, d’abord c’est Moha Ou Mouzun qui a chanté le distique anonyme du début. Il est le plus âgé, a vécu au moment où les bardes faisaient les grandes balades/, apportaient la représentation théâtrale dans les villages, les jeux de l’acrobatie, le comique…

Qu’est-ce qui caractérise le barde Moha ou Mouzun ?

Il jouit d’une bonne mélodie de voix: illa ghurs ugerd’, ah’ursi : Il a « une bonne trachée-artère ». iga bu ssinit : il prenait le plateau avec les verres de thé sur la tête. Ce qui demandait la souplesse du corps.
Assou Iqli est un barde recourant lui aussi à la représentation théâtrale : des scènes qui tournent généralement au comique pour attirer les jeunes spectateurs.
Le troisième c’est Hammou Khella dont les traits particuliers sont : le barde improvise la ballade selon la rythmique première: aucun instrument de musique, ni tambour ni violon. Seule la voix directe comme les joutes oratoires d’autrefois.
Ensuite c’est juste après une première audition directe ( awal amserrh’) que le barde passe à la parole «détour », articulée.

Le dernier c’est Moha ou Hsayn. Barde comme Moha Ou Mouzun / Assou Iqli, recourant à la représentation théâtrale (genre comique) et l’improvisation. Il jouit d’une bonne mélodie vocalique à son tour, il préfaçait sa ballade par des événements en cours, ce qui crée la curiosité de son auditoire.

Pourquoi le choix des quatre timdyazin ?

C’est auprès de l’auditoire qu’on pourra répondre à cette question. En effet, tamdyazt est d’abord un chant,une voix rythmée, ici malheureusement se manifestent les limites de l’écrit. Chaque fois qu’un texte chanté est consigné sur un bout de papier, il perd de sa valeur rythmique.
Pour l’auditoire, amdyaz issayn (qui touche sa cible), c’est celui qui a réussi à dépasser deux contraintes : celle du sens et celle de la mélodie (rrih’). mas ttuyasay tmedyazt, la manière dont la ballade est chantée. C’est un élément fondamental dans le choix de ce corpus.
Connaître imdyazen, vouloir appréhender cet awal amaziy (la parole amazigh), ces images véhiculées, c’est poser la question sur leur milieu d’origine : le lieu qui leur avait donné naissance à savoir ighrem (le village, le hameau).
ighrem a donné naissance à butkerza/ buth’rrat / butyuga (le cultivateur), à amghar le garde-champêtre, comme il a donné naissance à amdyaz : le barde, et avec l’avènement de l’Islam le ttalb (le clerc), qui a pour fonction de gérer le rapport des ayt ighrem (les villageois) à l’invisible.

Conditions de collecte :

Je voyais le premier travail pour moi, était de chercher la paternité du distique (izli) chanté au début par buyzlan (le chanteur) Moha ou Mouzoun dans mon village natal en
1960. Ainsi s’est effectué mon premier séjour chez lui au mois de juin 1998. C’était dans la région de Tounfiyt, puis dans sa maison au village de Boumyya (au pays de Melwit). Il avait 66ans, encore bouyzlan, violoniste. Il donne des récitals en des occasions (mariages, circoncisions, diverses fêtes). Il jouit encore d’une bonne mélodie de voix. Il avait commencé ses sorties de barde dans d’autres villages à l’âge de 18ans vers (1950).
Malheureusement ,ses anciennes ballades, ainsi que ses izlan ne sont pas conservés. Il m’a conseillé la R.T.M (la Radio Télévision Marocaine). J’ai pu là faire le recueil de ses izlan chantés depuis 1948 ainsi que quelques timdyazin et rencontré Mr. Qassioui, l’animateur de l’émission radiophonique : tiyffarin et aferradi, deux genres dominants de distique au Moyen-Atlas.
Il me disait « Muha Umuzun ittuyassn s buyzlan xf umdyaz (Moha ou Mouzoun est plus connu comme chanteur que Barde), extrait de l’entretien réalisé le 28 juin 1998.
Pour Assou Iqli, la rencontre s’est effectuée chez moi à la maison en 1999 à kelaâ n Imgwun à l’occasion de agdud ,fête des roses organisée chaque année au début du mois de mai. Le barde, accompagné d’un violoniste nommé Haddou Mouzoun, ont improvisé des izlans et timdyazins, et repris quelque izlans de la poétesse aveugle célèbre Utt Suxman alias Tawqrat Utt Esa (1930).
Quant à Mouha ou Hsayn, c’était au cours du mois d’août 2000, accompagné d’un autre barde connu dans la région lui aussi originaire des Ayt Ihya de leqbalt (versant est, Aghbalu n kerdus). Le Cheikh Yousf était violoniste Mouha ou Hsayn frappe au tambourin. Ils fréquentaient périodiquement la vallée des Imgun, Ayt seddrat et Sayru, lors du retour des émigrés en provenance généralement de la Hollande. Ces derniers appréciaient le récital des bardes.
Concernant le duo Lisyur, J’ai eu l’occasion de les rencontrer à trois reprises :à Asif n Ghris Goulmima, en juillet 2003, à l’occasion de la fête organisée pour la poésie des bardes intitulée: Tazruft, Le village aux cent bardes (village situé en pays Ayt Izdey, près de Rich). J’ai pu avoir l’occasion de rectifier des vers où l’enregistrement sur cassette audio était difficile à décoder : vers n°-8-117-159. (dans le corpus).
Pour la ballade de Hammou Khella, elle provient d’un enregistrement privé, suite à son audition dans un car de transport en commun reliant la ville de Imtghern (Errachidia) et la ville de Meknès. C’était au cours d'un voyage en octobre 2001.
Mais la grande partie collectée du corpus de Timdyazin provient des cassettes audio enregistrées, qui me sont offertes par Mr Derwich Omar, instituteur, membre actif d’une association amazigh Tilelli (la liberté), dans l’Asif n Ghris, qu’il soit ici remercié.

Quelques extraits

1 - uryad krin medden a yatag ula seksu.
2 - rank ay aghrum yad’n d ikkan timizar.
3 - win ugd’rur d sillikoz.
4 - win tmizar n urumy n wafalla
1 - les gens ne vivent plus à l’heure du thé et du couscous.
2 - Ils veulent un pain venu d’ailleurs,
3 - Celui venu de la poussière et de la silicose.
4 - Celui, des mines du charbon du Nord.
Moha Souag. Lamalif: 1979
Vers de tamdyazt de Moha ou Ayyach : 1999.


1) eandac m atenna d iccargh icirran !
2) imatta twuri am ila,
3) wenna ittasin aqbu ku yas ?
4) wa nna nagh may nra tamdyazt
5) iddis trigh hattit g lkasita


1) Malheur pour toi, la femme avec qui je partage les enfants!
2) Quel service pourra te rendre un mari, comme moi,
3) Quelqu’un, qui, chaque jour, le violon sur le dos.
4) Que faire de votre ballade ? les gens m’ont-ils dit.
5) Si d’un spectacle, j’ai un désir, voici la cassette audio.


Vers de Hammou Khela : vers 246-247-248-249, forts significatifs sur
la place de tamdyazt dans la société de l’adrar(montagne) d’aujourd’hui :

- mghar dihayya y ineghmissen ur ttuwiyn yad medden digi (Vers 248)
- Même si j’improvise de belles ballades, voici des gens indifférents à mon
discours.

 

La thèse de Hmad Khettouch est éditée sur les presses de l'institut royal de la culture Amazigh, Centre des Etudes Artistiques, des Expressions Littéraires et de la Production Audiovisuelle.


 

Hmad Khettouch pour Francopolis,
recherche par Ali Iken
janvier 2006.



 

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Créé le 1 mars 2002

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