rencontre avec un poète du monde

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ARCHIVES : VIE – POÈTE 

Été 2024

 

 

Cédric Demangeot ou « le refus politique d’exister »

 

par Dana Shishmanian.

 

1ère Partie :

Une lecture de son En enfer (2017)

 

2e Partie :

Un choix de textes de sa Pornographie posthume (2023)

 

(*)

 

 

Une image contenant dessin, croquis, Dessin d’enfant, illustration

Description générée automatiquement

 

Dessin d’Ena Lindenbaur sur la couverture d’Obstaculaire,

recueil réédité par L’atelier contemporain en 2022.

 

 

1ère Partie :

Le « mal à sa vie » de Cédric Demangeot.

 

En lisant Un enfer (2005-2015).

 

Éditions Flammarion (collection Poésie dirigée par Yves di Manno), 2017.

 

(Texte reproduit de la revue Voix, n° 6, octobre 2021, pp. 56-59, avec l’aimable autorisation des éditeurs).

 

Il y a des êtres qui ont comme un trou, un manque, un gouffre en eux, se révélant – l’art aidant – comme œil et main du peintre, parole du poète, ouïe du musicien. Ce qu’on y perçoit, ou ce que l’on perçoit à travers soi-trou, soi-manque, soi-gouffre, est un gouffre-monde, un manque-univers, un trou-Dieu. Résumé pour le lecteur trop pressé :

Imagine dieu, son cul

entre les deux chaises

qui bordent le gouffre.  (p. 212)

Cédric Demangeot est de ces êtres-là. Aux extrêmes du soi et du tout, au « corps confisqué » parce que perdu, fragmenté, disloqué, dont des « morceaux manquants », des « morceaux non nés », « sont restés enfermés dans la nuit / du corps de ma mère », à l’âme qui « se blesse – au contact de l’air pourri », à « tête & cœur / inversés », au « mal / à la tête, aux os, à / sa vie méchante et faite – », au crâne en « paralysie » perdu « aux profondeurs croupies de l’esprit », à la « pensée dans le corps » avec « trous de mémoire et trous / d’air dans le corps », au « sac de nœuds d’angoisse au / fond de la gorge & »… et portant « un arbre en dedans / du corps », qui « s’enracine en tête / et pousse vers le bas dans le noir »… Portrait de l’artiste à maturité (il vient de nous quitter cette année, à 46 ans).

D’où une langue hachée, à l’orthographe éclatée, à la syntaxe chancelante, au « je » déchiqueté.

Tête & cœur

inversés, la

bête ne sait plus

par quelle extrémité

prendre son corps pour l’

habiter. On

a tout oublié

des couloirs par où

passer pour être j

 

e reste enfermé dedans

 

et dehors       (p. 86)

Mais après tout, la poésie, est-elle là pour remplir les trous du soi et du monde, pour expier, pour contenir, pour rechercher, pour refaire, pour rien faire ?... On ne le sait pas, et on s’en fout : pas le temps de se poser des questions. L’urgence est de dire, comme on creuse, au jardin, sous les racines, « sous soi », en prenant tous les risques, quoi que cela en coûte, et quel que soit ce qu’on y découvre (une source inépuisable de larmes, par exemple…) :

trou, tête future. Mot

manquant premier. Dont acte

& terreur d’écrire (ici même) comme

pierre qui rêve – sous soi de creuser. D’où :

visse l’antiracine. À pioche exaspérée

source résiste. On dit que c’est le cœur. Pourtant

c’est inhumain. Comme : amas d’rien, contre-nœud. Les larmes

ne rejoignent pas la mer. Elles font une petite flaque

fermée. Les oiseau (c’est une certitude) s’y noient toute l’année.  (p. 187)

Il est ici question de source (et du jardinier/sourcier…). La source est une des enseignes de sa topographie personnelle… qui se présente aussi, apparemment rassurante, comme une figure privilégiée de la « solution ». Car nul ne peut persister dans le manque et l’obscurité sans revendiquer une solution, quelle qu’elle soit… Et ce, alors même que – déclare le poète – toutes les soupapes ont déjà été bloquées : « la viande est sous plastique, / le désir sous tutelle / & la métaphasique affaire / classée » (p. 181), comme pour dire « Dieu est mort », en rappelant subrepticement le philosophe (Nietzsche bien entendu, quoiqu’un autre est explicitement évoqué, notamment dans le poème La chopine de Schopenhauer, pp. 147-163).

Mais s’il se pose en sourcier, il s’agit d’un « sourcier manchot » (titre du poème pp. 53-73). C’est qu’il lui manque… des morceaux de corps, de vie, alors il cherche à l’aveugle, en tâtonnant, en se traînant, et il tombe tout à coup dessus : « je découvris la / profondeur / celle / du monde, celle / de mon corps au monde, et celle encore / du silence à l’intérieur de mon corps incomplet » ; c’est cette « profondeur » qui se révèle source : « je compris au même instant / beauté, douleur, obscurité – je / fus pris de vertige & / décidai / de n’en plus sortir » (pp. 45-46). Car « la danse du fou-de-faim dit vrai » : on n’en sort pas, on y plonge plus profond.

L’issue, c’est la source.

 

Le cul-de-sac de la source

& la maternité de l’issue.

 

Il faut ne rien comprendre

& plonger.    (p. 73)

Mais cela ne va pas de soi. Pratiquer cette issue paradoxale est une ascèse de tous les jours, un dépouillement du moi passionnel et pragmatique. Il faut « Désarmer le chagrin, / affamer la haine », et surtout : « Apprendre, non / plus à dire ou faire, mais / à disparaître pour ouvrir / une heure à vivre (ou rien) » (p. 84). Ce qui implique entre autres se séparer du nominal et du conceptuel, comme d’une identité illusoire et factice :

« – Ne m’appelez pas par mon nom :

mon corps a disparu de sa définition. »   (p. 143)

Il faut aussi se déprendre des « automatismes sémantiques » – genre de bourrage de crâne en guise d’« exercices / respiratoires / quotidiens », comme « répéter : ma tête est un trou. / la vie n’a pas de prix. / la France est mon pays »… (p. 93).

Il faut « démissionner de la partouse. On a bien lu : du massacre », descendre de l’étage du train (lire : du temps) : « descends / tout nu, la nuit, dans la salle des machines » (pp. 188-189).

Il faut sortir de l’emprise de « l’odeur mécanique de la peur quand elle / pousse la foule dans le sens de l’histoire / à revers (c’est écrit) du chemin d’un seul / homme – en territoire aveugle », là où « on coupe les mains des poètes, on / vide la pensée de son sang » (p. 196).

Il faut fuir la « réalité » telle un « rat dernier : rot de la fin » (p. 199), et refuser l’offre de produits en tous genres dont on vous gave pour vous confondre au monde :

« … Nous ne voulons plus rien

recevoir de vous. Rappelez vos coursiers,

mettez-les au chômage. Accordez-nous

une heure d’absence au monde. Une heure

de silence les mains vides. (…) »   (p. 198)

Il faut abandonner les engrenages qui mènent l’humanité, dans une irresponsabilité toute feinte, au suicide collectif : le poète est sensible à la cause écologique et endosse alors une « migraine [qui] est politique », comme preuve, le long poème tragi-sarcastique Une dernière fois oui, qui évoque, entre autres fantasmes tueurs, nombre de pactes d’utopistes fanatisés avec des bourreaux bien méthodiques, au nom de tant d’avenirs qui chantent pour des enfants sacrifiés ici et maintenant (pp. 203-237) :

« Il sera toujours temps, dit

le bourreau, dit

papa, de

faire l’amour un autre jour, au

siècle prochain… »     (p. 237).

« Il faut sortir, sortir de l’étouffoir / – pas par le haut, par le bas – / mais sortir : sortir avant la mort » – exhorte le poète, en signant : « un incertain soi-même » (p. 241). 

Il s’agit, en toutes lettres, d’un « refus politique d’exister » (p. 245), d’une volonté de se libérer du « théâtre de / déréalité : boulevard de la mort », où s’entassent des « figurants enrôlés / pour une scène de massacre » (pp. 251-252). Alors, « la grève générale des engrenages » pourrait « détruire le désert », faire « espérer la fissure » (pp. 253-256) – et il faudra « se battre encore / pour arracher les derniers / survivants de l’intérieur / à cette comédie d’abattoir » (p. 258).

Un avant-dernier poème du livre (on aura compris : un poème, c’est une suite de fragments qui s’agglutinent comme dans un collage de matières diverses), intitulé À propos de l’ordure & de l’éclairement (pp. 263-279), se lit comme une suite de mini-nouvelles en prose poétique, où des micro-événements intimes s’incrustent dans l’infra-textualité d’un faux polar : le « je » narrateur nous raconte, témoins à l’appui, ses tentatives répétées, obstinées, de se donner la vie sous prétexte de se donner la mort, à savoir : « Je dois me détuer ». Comprendre : la vie qu’on vit est une tueuse. 

Des passages d’une grande beauté tranquille émanent alors, telles des ailes planantes : « Un jour je serai calme comme un lac – dans le sens de l’arbre. Ébloui // mon sang laissera passer le vent. Disparaître m’aura apprivoisé. » (pp. 172-273). Et le but de cette étrange expérience intérieure est, dirait-on, enfin atteint :

« La tête a trouvé la sortie : de l’enfer par le bas.

Le fond de la forêt prend la parole à la place de la tête.

La neige et le lichen attendrissent le dos du vieil animal.

On reçoit de l’arbre une leçon d’oubli. (…)

Paix d’herbe pâle – où ceci s’enfonce. Abri de sable,

Amitié d’ombre. Argile, embrun, poussière. Aveu

d’éclairement. Par la lumière d’en bas. Les plis bleus

des limons amortissant le son. Ne se connaître plus

d’autre accompagnement que cette chute-là. Du corps

dans l’épaisseur de l’inachevé. Mondes qui n’ont

ni les mots, ni les moyens du mal. »           (pp. 275-276)

Le dernier poème – De la main à la main (pp. 284-294), dédié « à la forêt, aux amis » – est vaporeux et évanescent comme la neige qui est évoquée ici, telle une grande leçon de disparence aussi naturelle que maîtrisée : « l’enjeu / de ne jamais / contredire la neige… (elle sait mieux / disparaître que moi) » (pp. 291-292).

Alors, on comprend mieux le rôle de la poésie dans toute cette aventure anti-existentielle et on retourne avec délice à la lecture d’un poème-phare, reproduit sur la quatrième de couverture du livre :

« quelle que soit la couleur de ta langue. Il n’y a pas

d’interrogatoire innocent. Il faut rebrousser

chemin. Commencer par oublier

le premier mot. Puis, avaler

une par une les pages du livre

en commençant par la fin. Ne rien

laisser pour preuve. Que ceci se consume

au service de la joie la plus pure. L’ennemi

n’aura pas même les cendres du passage. »     (p. 195)

Conclusion pour le lecteur tant soit peu patient : « Il faut ne rien comprendre / & plonger. » On en sort en y plongeant plus profond… et on est récompensé. Car on peut, si l’on suit le poète en toute confiance, « apprendre… / à disparaître pour ouvrir / une heure à vivre (ou rien) ».

 

©Dana Shishmanian

 

 

Choix des derniers textes de Cédric Demangeot

(Extraits de Pornographie) :

Aller à la 2e Partie

 

 

(*)

 

L’importance de la démarche poétique aussi singulière que téméraire de Cédric Demangeot ne cesse de croître dans la perspective des années qui ont suivi sa disparition en janvier 2021. Il a comme nul autre scalpé de l’intérieur le visage de notre monde, à la recherche du vrai, que la « réalité » non seulement occulte mais tente obscurément de corrompre, compromettre, faire taire.

Son œuvre poétique est considérable (voir la liste sur Wikipedia qui compte une quarantaine de recueils), à laquelle s’ajoutent deux pièces de théâtre, d’autres textes, sa revue moriturus, et ses traductions (découverte du poète espagnol Leopoldo Maria Panero et de poètes tchèques contemporains : voir sur le site des éditions fissile qu’il a fondé). Plus que cela : il a fédéré un mouvement. En voici le credo (sur le site de fissile) :

« L’association fissile a été créée en 2001. Elle a publié de 2002 à 2005 la revue moriturus et, depuis 2004, des livres de poètes contemporains tous acharnés, dans un monde au bord de l’asphyxie, à l’invention d’une langue obstinément vivante. Ces poètes n’ont heureusement pas de programme, pas d’esthétique commune. Mais une obstination. Une solitude – en partage. Et un souci de résistance. La manière, elle, dépend de la main, qui dépend de l’homme : à chacun donc la sienne. Mais le souci est le même. »

Quelques références critiques :

-       Jérôme Thélot, Le travail vivant de la poésie, Les belles lettres, 2013 (où Demangeot clôt la série – Vigny, Baudelaire, Rimbaud, Bousquet, Bonnefoy – des poètes considérés comme ayant fait de la poésie « l’acte propre de la vie humaine, (…) le révélateur de l’homme à lui-même »).

-       Eric Dansan, sur En enfer, dans Poezibao, février 2017.

-        Jean-Paul Gavard-Perretsur Le pou­droie­ment des conclu­sions, dans leliterraire.com, 27 mai 2020.

-        Isabelle Lévêque, sur Le pou­droie­ment des conclu­sions, dans La nouvelle quinzaine, 1 juin 2020.

-      Carole Mesrobian, Cédric Demangeot. Dans la densité du silence, dans Recours au poème, 31 janvier 2021.

-       Florence Trocmé, En hommage à Cédric Demangeot, Promenade et guerre, dans Poesibao, 15 février 2021.

-       La notice de l’éditeur – Éric Pesty – au recueil Éléments de sabotage passif, février 2021.

-       Le dossier qui lui est dédié, coordonné par Jérôme Thélot, dans la revue Europe n° 1103 mars 2021.

-       Isabelle Lévêque, sur Obstaculaire, dans La nouvelle quinzaine, 7 juin 2022.

-       Petr Zavadil, Hommage au poète Cédric Demangeot, éditeur de poésie tchèque en France, interview à la radio, 10 novembre 2022.

-       Romain Frezzatosur Pornographie, dans Poesibao, 11 avril 2023.

-       Christian Rossetsur Pornographie, dans Diacritik, 19 avril 2023.

-       Journée d’étude dédiée à Cédric Demangeot au Centre international de poésie Marseille, 17 mai 2023 : voir sur poemata.hypotheses.org.

-       Gérard-Georges Lemairesur 4 des derniers recueils (Pornographie, Obstaculaire, Le pou­droie­ment des conclu­sions, Pour personne) dans Visuelimage, 18 mai 2023.

(D.S.)

 

 

Une vie, un poète : Cédric Demangeot  

Francopolis - Été 2024

Recherche Dana Shishmanian

 

Créé le 1 mars 2002