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    Partie : Le « mal à sa vie » de Cédric
    Demangeot.  En
    lisant Un
    enfer (2005-2015).   Éditions
    Flammarion (collection Poésie dirigée par Yves di Manno), 2017.   (Texte
    reproduit de la revue Voix, n° 6, octobre 2021, pp. 56-59, avec l’aimable
    autorisation des éditeurs).   Il
    y a des êtres qui ont comme un trou, un manque, un gouffre en eux, se
    révélant – l’art aidant – comme œil et main du peintre, parole du poète,
    ouïe du musicien. Ce qu’on y perçoit, ou ce que l’on perçoit à travers
    soi-trou, soi-manque, soi-gouffre, est un gouffre-monde, un manque-univers,
    un trou-Dieu. Résumé pour le lecteur trop pressé : Imagine dieu, son
    cul entre les deux
    chaises qui bordent le
    gouffre. 
    (p. 212) Cédric
    Demangeot est de ces êtres-là. Aux extrêmes du soi et du tout, au « corps
    confisqué » parce que perdu, fragmenté, disloqué, dont des
    « morceaux manquants », des « morceaux non nés »,
    « sont restés enfermés dans la nuit / du corps de ma mère »,
    à l’âme qui « se blesse – au contact de l’air pourri »,
    à « tête & cœur / inversés », au « mal / à la
    tête, aux os, à / sa vie méchante et faite – », au crâne en
    « paralysie » perdu « aux profondeurs croupies de
    l’esprit », à la « pensée dans le corps » avec
    « trous de mémoire et trous / d’air dans le corps », au
    « sac de nœuds d’angoisse au / fond de la gorge & »…
    et portant « un arbre en dedans / du corps », qui « s’enracine
    en tête / et pousse vers le bas dans le noir »… Portrait de
    l’artiste à maturité (il vient de nous quitter cette année, à 46 ans).  D’où une langue hachée, à
    l’orthographe éclatée, à la syntaxe chancelante, au « je »
    déchiqueté.  Tête & cœur inversés, la  bête ne sait plus par quelle extrémité prendre son corps
    pour l’ habiter. On a tout oublié des couloirs par où passer pour être j   e reste enfermé
    dedans   et dehors       (p. 86) Mais
    après tout, la poésie, est-elle là pour remplir les trous du soi et du
    monde, pour expier, pour contenir, pour rechercher, pour refaire, pour rien
    faire ?... On ne le sait pas, et on s’en fout : pas le temps de
    se poser des questions. L’urgence est de dire, comme on creuse, au jardin,
    sous les racines, « sous soi », en prenant tous les
    risques, quoi que cela en coûte, et quel que soit ce qu’on y
    découvre (une source inépuisable de larmes, par exemple…) : trou, tête future.
    Mot manquant premier.
    Dont acte & terreur
    d’écrire (ici même) comme pierre qui rêve –
    sous soi de creuser. D’où : visse l’antiracine.
    À pioche exaspérée source résiste. On
    dit que c’est le cœur. Pourtant c’est inhumain.
    Comme : amas d’rien, contre-nœud. Les larmes ne rejoignent pas la
    mer. Elles font une petite flaque fermée. Les oiseau
    (c’est une certitude) s’y noient toute l’année.  (p. 187) Il
    est ici question de source (et du jardinier/sourcier…). La source est une
    des enseignes de sa topographie personnelle… qui se présente aussi,
    apparemment rassurante, comme une figure privilégiée de la
    « solution ». Car nul ne peut persister dans le manque et
    l’obscurité sans revendiquer une solution, quelle qu’elle soit… Et ce,
    alors même que – déclare le poète – toutes les soupapes ont déjà été
    bloquées : « la viande est sous plastique, / le désir sous
    tutelle / & la métaphasique affaire / classée » (p. 181),
    comme pour dire « Dieu est mort », en rappelant
    subrepticement le philosophe (Nietzsche bien entendu, quoiqu’un autre est
    explicitement évoqué, notamment dans le poème La chopine de Schopenhauer,
    pp. 147-163). Mais
    s’il se pose en sourcier, il s’agit d’un « sourcier manchot »
    (titre du poème pp. 53-73). C’est qu’il lui manque… des morceaux de corps,
    de vie, alors il cherche à l’aveugle, en tâtonnant, en se traînant, et il
    tombe tout à coup dessus : « je découvris la / profondeur
    / celle / du monde, celle / de mon corps au monde, et celle encore / du
    silence à l’intérieur de mon corps incomplet » ; c’est cette
    « profondeur » qui se révèle source : « je
    compris au même instant / beauté, douleur, obscurité – je / fus pris de
    vertige & / décidai / de n’en plus sortir » (pp. 45-46).
    Car « la danse du fou-de-faim dit vrai » : on
    n’en sort pas, on y plonge plus profond. L’issue, c’est la
    source.   Le cul-de-sac de la
    source & la maternité
    de l’issue.   Il faut ne rien
    comprendre & plonger.    (p. 73) Mais
    cela ne va pas de soi. Pratiquer cette issue paradoxale est une ascèse de
    tous les jours, un dépouillement du moi passionnel et pragmatique. Il faut
    « Désarmer le chagrin, / affamer la haine », et
    surtout : « Apprendre, non / plus à dire ou faire, mais / à
    disparaître pour ouvrir / une heure à vivre (ou rien) » (p.
    84). Ce qui implique entre autres se séparer du nominal et du conceptuel,
    comme d’une identité illusoire et factice :  « – Ne
    m’appelez pas par mon nom :  mon corps a disparu
    de sa définition. »   (p.
    143) Il
    faut aussi se déprendre des « automatismes sémantiques » –
    genre de bourrage de crâne en guise d’« exercices / respiratoires /
    quotidiens », comme « répéter : ma tête est un trou.
    / la vie n’a pas de prix. / la France est mon pays »… (p. 93).  Il
    faut « démissionner de la partouse. On a bien lu : du massacre »,
    descendre de l’étage du train (lire : du temps) : « descends
    / tout nu, la nuit, dans la salle des machines » (pp. 188-189).  Il
    faut sortir de l’emprise de « l’odeur mécanique de la peur quand
    elle / pousse la foule dans le sens de l’histoire / à revers (c’est
    écrit) du chemin d’un seul / homme – en territoire aveugle »,
    là où « on coupe les mains des poètes, on / vide la pensée de son
    sang » (p. 196).  Il
    faut fuir la « réalité » telle un « rat
    dernier : rot de la fin » (p. 199), et refuser l’offre de
    produits en tous genres dont on vous gave pour vous confondre au
    monde : « … Nous ne
    voulons plus rien recevoir de vous.
    Rappelez vos coursiers, mettez-les au
    chômage. Accordez-nous une heure d’absence
    au monde. Une heure de silence les mains
    vides. (…) »   (p. 198)  Il
    faut abandonner les engrenages qui mènent l’humanité, dans une
    irresponsabilité toute feinte, au suicide collectif : le poète est
    sensible à la cause écologique et endosse alors une « migraine
    [qui] est politique », comme preuve, le long poème
    tragi-sarcastique Une dernière fois oui, qui évoque, entre autres
    fantasmes tueurs, nombre de pactes d’utopistes fanatisés avec des bourreaux
    bien méthodiques, au nom de tant d’avenirs qui chantent pour des enfants
    sacrifiés ici et maintenant (pp. 203-237) : « Il sera
    toujours temps, dit le bourreau, dit papa, de faire l’amour un
    autre jour, au siècle prochain… »     (p. 237). « Il
    faut sortir, sortir de l’étouffoir / – pas par le haut, par le bas – / mais
    sortir : sortir avant la mort » – exhorte le poète, en
    signant : « un incertain soi-même » (p. 241).   Il
    s’agit, en toutes lettres, d’un « refus politique d’exister »
    (p. 245), d’une volonté de se libérer du « théâtre de /
    déréalité : boulevard de la mort », où s’entassent des
    « figurants enrôlés / pour une scène de massacre » (pp.
    251-252). Alors, « la grève générale des engrenages »
    pourrait « détruire le désert », faire « espérer
    la fissure » (pp. 253-256) – et il faudra « se battre
    encore / pour arracher les derniers / survivants de l’intérieur / à cette
    comédie d’abattoir » (p. 258). Un
    avant-dernier poème du livre (on aura compris : un poème, c’est une
    suite de fragments qui s’agglutinent comme dans un collage de matières
    diverses), intitulé À propos de l’ordure & de l’éclairement (pp.
    263-279), se lit comme une suite de mini-nouvelles en prose poétique, où
    des micro-événements intimes s’incrustent dans l’infra-textualité d’un faux
    polar : le « je » narrateur nous raconte, témoins à l’appui,
    ses tentatives répétées, obstinées, de se donner la vie sous prétexte de se
    donner la mort, à savoir : « Je dois me détuer ».
    Comprendre : la vie qu’on vit est une tueuse.   Des
    passages d’une grande beauté tranquille émanent alors, telles des ailes
    planantes : « Un jour je serai calme comme un lac – dans le
    sens de l’arbre. Ébloui // mon sang laissera passer le vent. Disparaître
    m’aura apprivoisé. » (pp. 172-273). Et le but de cette étrange
    expérience intérieure est, dirait-on, enfin atteint : « La tête a trouvé la sortie : de
    l’enfer par le bas. Le fond de la forêt prend la parole à la place de
    la tête. La neige et le lichen attendrissent le dos du
    vieil animal. On reçoit de l’arbre une leçon d’oubli. (…) Paix d’herbe pâle – où ceci s’enfonce. Abri de
    sable, Amitié d’ombre. Argile, embrun, poussière. Aveu d’éclairement. Par la lumière d’en bas. Les plis
    bleus des limons amortissant le son. Ne se connaître
    plus d’autre accompagnement que cette chute-là. Du
    corps dans l’épaisseur de l’inachevé. Mondes qui n’ont ni les mots, ni les moyens du mal. »           (pp. 275-276)  Le
    dernier poème – De la main à la main (pp. 284-294), dédié « à
    la forêt, aux amis » – est vaporeux et évanescent comme la neige qui
    est évoquée ici, telle une grande leçon de disparence aussi naturelle que
    maîtrisée : « l’enjeu / de ne jamais / contredire la neige…
    (elle sait mieux / disparaître que moi) » (pp. 291-292). Alors,
    on comprend mieux le rôle de la poésie dans toute cette aventure
    anti-existentielle et on retourne avec délice à la lecture d’un
    poème-phare, reproduit sur la quatrième de couverture du livre : « quelle que soit la couleur de ta
    langue. Il n’y a pas d’interrogatoire innocent. Il faut
    rebrousser chemin. Commencer par oublier le premier mot. Puis, avaler une par une les pages du livre en commençant par la fin. Ne rien laisser pour preuve. Que ceci se consume au service de la joie la plus pure. L’ennemi n’aura pas même les
    cendres du passage. »     (p.
    195) Conclusion
    pour le lecteur tant soit peu patient : « Il faut ne rien
    comprendre / & plonger. » On en sort en y plongeant plus
    profond… et on est récompensé. Car on peut, si l’on suit le poète en toute
    confiance, « apprendre… / à disparaître pour ouvrir / une heure à
    vivre (ou rien) ».   ©Dana
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