rencontre avec un poète du monde

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ARCHIVES : VIE – POÈTE 

 

Été 2024

 

 

Cédric Demangeot ou « le refus politique d’exister »

 

par Dana Shishmanian.

 

2e Partie :

Un choix de textes de sa Pornographie posthume (2023)

 

(revenir à : 1ère Partie)

 

(*)

 

 

Une image contenant dessin, croquis, Dessin d’enfant, illustration

Description générée automatiquement

 

Dessin d’Ena Lindenbaur sur la couverture d’Obstaculaire,

recueil de Cédric Demangeot réédité par L’atelier contemporain en 2022.

 

 

Choix des derniers textes de Cédric Demangeot :

 

Extraits de Pornographie.

 

L’atelier contemporain, avril 2023

(édition et postface par Victor Martinez).

 

En guise de préambule : Le programme

 

« Sous-titré "Ébauche d’un livre du mal"Pornographie justifie son titre de la façon la plus sobre qui soit, en s’ouvrant sur une définition. Il s’agira, nous laisse-t-on entendre, à la fois d’un "traité sur la prostitution" et d’une "représentation de choses obscènes destinées à être communiquées au public" : prostitution et obscénité devant être entendus en leur sens étendu, c’est-à-dire moral. (…) Un "livre du mal", donc, au sens où il lui prête langue pour le forcer à se montrer. »

(Présentation sur le site de l’éditeur par Victor Martinez).

Paru posthume, Pornographie rassemble et refond les recueils Éléplégie (2007) et Sale temps (2011), le poème Une triste histoire (2011, publié 2015) et l’inclassable Ravachol (2006, 2011), dans un livre conçu et préparé par l’auteur : ce n’est donc pas une simple anthologie ou une pure réédition mais un nouveau livre ayant un concept propre, et même un programme. (Ceci, en vertu de ce que le poète déclarait, à propos d’un autre recueil, Obstaculaire, qu’il a revu pour une nouvelle édition, parue à L’atelier contemporain en 2022 : « Un poème n’est pas un objet figé, mais un nœud de forces et de matières en devenir, en quelque sorte une créature qui – en tant que telle – a le droit de revenir sur soi, de s’amender, voire de se métamorphoser. Tant que son auteur n’a pas disparu, il se doit de l’y aider. »)

Victor Martinez titre sa postface : La police universelle, en désignant ainsi la cible de ce « livre du mal » qui évoque assez explicitement un héritage baudelairien : son auteur non seulement décrit et décrie le « mal » visé, mais aussi lui prête voix de l’intérieur, tout en le combattant de l’extérieur. Le livre s’institue ainsi comme une polyphonie exacerbée (utilisant, comme bien le remarque Victor Martinez, la prosopopée), dont on dirait que l’esprit du poète, anarchiste et rebelle, tend de s’évader, au risque d’épouser la voix des assassins et des damnés plutôt que de s’aligner sur les injonctions des policiers et des politiques – lire, des embrigadés dans les rôles-uniformes d’une société par constitution policée, et d’un pouvoir par native aspiration totalitaire. 

Il faut donc citer avant tout le « préambule » du poète lui-même, qui donne sans ambages les clés de compréhension dudit programme, résumé justement en quelques mots-clés dont il convient de bien appréhender le sens au-delà du dictionnaire, tel qu’illustre pédagogiquement l’auteur par le biais de ses « exemples » (p. 7) :

 

Pornographie. n. f.

1.       Traité sur la prostitution.

2.       Représentation de choses obscènes destinées à être communiquées au public.

 

Prostitution. n. f.

Mise à la disposition d'autrui de son corps, de sa personne ou de sa pensée, ou consentement à son propre avilissement moral, pour des motifs plus ou moins intéressés.

Ex.: Le salariat comme prostitution.

 

Obscénité. n. f.

Caractère de ce qui offense ostensiblement le sens moral.

Ex.: L'obscénité du capitalisme.

 

« J'ai préféré l'indigence et même le décri aux vacheries ou prostitutions littéraires qui ont porté plusieurs de mes anciens camarades à l'académie et au pouvoir. »

Léon Bloy, Journal

 

« Le véritable pouvoir est toujours obscène. »

Roberto Scarpinato, Le retour du Prince

 

« L'idée serait celle-ci : que le corps politique fût nu – à proportion que la parole lui a manqué. »

Michel Surya, Pour une pornographie du corps politique

 

 

L’autobiographie d’un proscrit : Litanies de Caïn

 

Un soir, ma

mère pousse

un cri : de la viande

est tombée de son ventre. On

me dit alors: Ceci

est ton frère. Le morceau

reçoit le don du nom

bizarre d’A

bel.

 

Dès le premier jour je vis

cette nouveauté d’un œil mauvais. Quel est

cet intrus dans mon paradis, dis-je, non,

paradis non, quel est ce drôle d’

ange indésirable à mon enfer. Comme si

nous n’étions pas déjà assez nombreux

comme ça. Comme si nous avions besoin d’un

autre homme au monde. Non, pas un de plus,

nous n’en voulons pas un.               (p. 13)

 

 

Souvent, le

soir, dans l’ennui qui succède

à ma cavale, je

repense à A. (cette

petite peste ce pur

amour) je

me délecte du

souvenir de se yeux

pendant que je tirais le soc – et je tire.    (p. 21)

 

 

La traque : Aurore ultimatum

 

Aurore – alignement

de policiers

barrés. Comme

ultimatum comme

fin.                            (p. 25)

 

 

Le rat, le

rat qu’il reste de l’

homme, les Autorités

traquent sa planque

et l’auront.

 

Pierre

à pierre,

on met

à plat

la grange fugitive.

 

On met le maquis

nu – à quatre pattes. On

le rase et l’anus

est vérifié. Le pays paie

comptant ce lavement.     (pp. 29-30)

 

 

 

Le totalitarisme : De l’été

 

le pénitencier

de l’été. Le projecteur

braque très blanc. Ne

rate pas ce qu’il traque (on

fait un tas derrière la cuisine des

cadavres des candidats à l’

évasion).

 

Le décor formica pas

Crédible de l’

Été.

L’enfenestrement

Blanc industriel.            (pp. 40-41)

 

 

la

(dont on dit qu’elle est

spacieuse, éclairée) chambre de

réanimation de l’été – se tenir

dans son hygiène comme

entre murs de terreur.

 

le totalitarisme de l’été.

 

Le totalitarisme

& les trous taris.            (pp. 44-45)

 

 

ce qu’i

l reste de l’

été n’as pas

fenêtre sur

monde. Une blanchisseuse (une

lavandière?) est la seule

lucarne ici d’ombre claire

et penche, inquiétude

atroce, ou

douce (à en mourir)

 

contre un ciel écran.           (p. 54)

 

 

 

Le viol : Une triste histoire

 

...

& vint le temps

de la Terreur. dehors, l’

oiseau de la Nuit baisait

avec un magistrat de basse-cour, la

Mort m'a mise à genoux m'a

forcée – for

cée à sucer

un Propriétaire, le

curé mon mari

bandait de me voir

à genoux, la Mort bandait

en considérant

la cible inscrite sur mon

cul, les champignons

s'étaient rassemblés

pour me regarder m'humilier et souffrir,

 

ce fut la grande Kermesse

de la Terreur, le grand défilé

des hommes importants

dans ma bouche &

dans mon cul

...                            (pp. 83-84)

 

 

il faut

voir: comme je les vois

mes bourreaux, troupeau pâle

de morts-vivants – m’

ont forcée

à mourir vivante – les voir

serrer les mâchoires

sur leur mort – et la Mort

bander en les appelant

à elle. Oui,

voir, et

pleurer toute une vie d’avoir vu.    (p. 87)

 

 

 

L’utopie noire : Sale temps

 

...

regarde Chérie, le paysage

impeccable – impeccablement quadrillé

par police et d'autoroutes – un peu

comme dans notre enfance mais

en plus parfait encore – en plus pur –

oui: le paysage est de plus en plus pur

et le monde de plus en plus parfait

depuis que la race exsangue règne

sur toute la surface du connaissable

et que les matières de synthèse ont

l'avantage,                           (p. 94)

 

 

regarde dehors c'est

deux mille sept dit-on le soleil

brille le soleil

brûle tout – le totalitarisme

 

a changé de visage : il n'a plus

de visage

que le nôtre – eh

 

Chérie, viens

voir: c'est

une ère nouvelle

 

qui s'ouvre: l’été

de la terreur blanche

et du sens vidé.

 

 

& vois : le totalitarisme

a inventé son invisibilité

 

il n'est pas plus visible

que nous ne le sommes

 

depuis qu'il accorde à chacun

la liberté de se choisir un visage

 

et que nous choisissons tous le même  

 

 

décidément, Chérie, ce nouveau mal,

a des traits de génie dans le pire:

 

une main te condamne à la liberté,

l'autre te refuse celle d'en contester la réalité;

 

et tous les moyens sont bons, depuis

le berceau, pour entretenir en toi la peur

 

d'en user. Et

le tour est joué – tu

me suis, mon Cœur?

 

 

Oh, regarde

là: la mer. Sens

comme elle sent

ton cul (quand j’

y mets le nez) et

comme elle sent le cul de

toutes les bourgeoises du monde il faut

mettre le nez – de force – dans

ce tas de cadavres viens

Chérie – penche-toi un peu – regarde la

mer, j’ai dit, dis-moi

qu'elle a l'odeur et la couleur de nos morts

et d’indicibles reflets de

fuel, dis-moi qu'elle est en train

de se fâcher, qu'elle a faim

de quelques-unes de nos villes, dis-moi

que la mer va avaler

des milliers, non, des milliards de laids : dis

c'est beau, fais bravo, mets-toi

a quatre pattes je vais te

prendre ici, les pieds dans la merde et face à la mer   (pp. 96-99)

 

 

 

La propagande : Fenêtre sur le bleu

 

La télévision

a raison. De

montrer. Tous les soirs

(aux familles, aux

enfants) la police française

en exercice. On récolte – chacun –

pour sa graine. Pour sa tête petite d’

homme nul. Chacun

dans sa cuisine cellulaire. On

bée. Parce qu’ils sont (nos

policiers) vraiment

impeccables à l’

écran. On

jurerait des Purs. Un

peu plus & Ils

vous foutraient la mau-

vaise conscience. Au

placard.

 

C’est vrai, ce qu’

on voit

à la télévision: puisqu'

on le voit. Vrai

 

que le travail redresse

une jeunesse bossue. Vrai

 

que l’uniforme forme l’

homme – & que la botte policière

est terriblement sexy.           (pp. 105-106)

 

 

Je

me m

asturbe

toujours

 

(toutoutoujours)

 

devant les émissions

policières. Je n'en

manque pas une (pour rien

 

au monde): il me faut

de quoi vider, me refaut

de quoi revider

tous les soirs l’ignoble sac

 

plein de ça que je –               (p. 108)

 

 

Dans les caves. On

change de camera. Let me see

the pink of your pussy – sussure le

flic à l'Al-

gérienne arrêtée

 

(pour racol-

age passif)

 

à l’arrêt du bus de sa cite. Je

change de main – le

flic aussi – la femme

crie – impossible

d'entendre ce qu'elle

 

dit, a dit, dira –

 

 

Au beau

milieu du film – lorsque trois a

gents de la force pu

blique coincent la

môme et cognent – ou

quand toute a patrouille é

jacule comme un seul

homme sur la

face brouillée de l’

Arabe je

me retiens – , me

 

retiens de mourir

 

encore

 

dans les petits os cassés de ma main.     (pp. 110-111)

 

 

 

Le poète et la répression : D’un corps placé devant la police (1)

 

Un homme

à terre

est un homme

à terre.

 

Un homme en uniforme est un homme qui

renonce de s’imaginer homme à terre:

un homme en uniforme est un homme que

l’uniforme force à renoncer l’homme.

 

...

 

La police

est priée

de châtrer l’homme à terre

et de le mettre à la matraque.

 

La police

a le monopole de la matraque

et des couilles qui vont avec.

Il n’y a qu’à tendre le cul.

 

Si l’uniforme vient

à croiser l’homme à terre

il fait de lui sa femme

et la bête qu’il est bat la belle.

 

...

 

Un poète est un homme à terre

que la police met en état

d’arrestation – mais dont la langue

court toujours entre les jambes des passants.

 

Un poète est un homme à terre

qui n’a pas l’intention de relever la tête

à hauteur de matraque – mais dont la langue dentée

inquiète les porteurs de couilles et les fâche.

 

L’uniforme a raison de sentir

que l’homme à terre qu’est le poète

n’est pas assez à terre – qu’il est

encore trop homme et parle trop.        (pp. 117-121)

 

 

Un poète

est un homme à terre

et qui n’a pas

d’amis dans la police.

 

Un poète est un homme

à terre et cherchant

à quatre pattes dans la terre

un mot qu’il a perdu.

 

...

 

Un poète

est un homme à terre

dont l’homme à terre

est l’ami.

 

L’ami est un homme à terre

accompagné d’un homme à terre

et que 12 matraques dans la glotte

n’auront pas fait taire.              (pp. 125-127)

 

 

 

La catastrophe générale : Au secours

 

au secours

 

la montagne

a des gestes de fatigue

 

elle verse ses pierriers

au fond de la vallée noyée

 

le dernier arbre

pousse à l’envers

 

il enfouit feuilles & fruits.   (p. 133)

 

 

au secours

 

on a

dépossédé la vie

de la vie

 

on ne peut

plus prendre appui

sur le monde                  (p. 137)

 

 

au secours

 

la matière

perd la mémoire

 

elle ne sait plus comment

s’assembler

 

même le feu

se fissure.                (p. 143)

 

 

au secours

 

la vie

ne veut plus

ouvrir

 

on ne retrouve

pas la trace

de l’homme

 

il s’est

énucléé

 

dans l’impasse

des mondes.                  (p. 145)

 

 

 

 

La geôle : Éléplégie

 

 

J’ai souvent, dit-il

ce plaisir: la visite (à heure fixe)

des geôliers. D’abord

la musique cristalline des

grappes de clefs qui

pendent au

 

ceinturon. Puis

l(e clin d')œil plein de cils

à travers le judas – ah

 

la jolie jupette

et la petite gueule carrée

des geôliers.

 

[ces salauds m'ont défoncé la poitrine ils

m'ont coincé la langue dans une charnière du

banc j'ai dû pisser boire cracher le sang]   (p. 151)

 

 

Ils

ce matin

ce sont mis en tête de

 

me faire parler (dit-il) : je ne

sais plus depuis combien de temps

ces messieurs s’occupent de me

 

faire parler. Cela fait

une vaste étendue de silence

et je ne –                        (p. 161)

 

 

 

La guerre : La soif

 

...

C’est comme un.

Sel de soldats qui travaille.

Et troue la langue et travaille.

À trouer l’ennemi c’est la soif.

Qui travaille ou le sang des soiffards.   (p. 169)

 

 

Re-

(sauf)

 

conduit aux

frontières militaires de

 

la soif : c’est

elle on dirait qui tire

 

la langue dans la

tranchée : va

 

lécher la

langue en bottes des

 

militaires.              

 

Va donc eh

si t’as soif

 

et suce un mort : aspi

re-le par le ge

 

nou :  nul

(sans rire) ne saurait

 

trouer l’en face sans pas-

ser par ce

 

méchant coude-là.   (pp. 171-172)

 

 

Lèche la

langue à la frontière.

 

Et le caillou de tête longtemps

trouvée dans la tranchée.

 

Lèche le frais de l’acier de la

balle qui traversera (pour la gâcher)

 

ta nuque. Oui, longtemps

lèche-toi l’endroit froid, le

 

trou de la nuque.             (p. 176)

 

 

 

L’ordre public : Matraqué (1)

 

 

les passants

se sont arrêtés

 

– regardent.

 

leurs yeux

vont de la matraque

à ma tête – et re

viennent à l’origine

du mal.

 

ils suivent

le mouvement

de la matraque

à la tête je

 

rentre mes yeux pour voir

le ciel saigner

sur les visages –           

 

plaqué

contre le

pavé

 

un genou

sur la tempe

gauche – un

 

autre entre

les omoplates – et

la matraque en

 

foncée dans la bouche je

ne sais plus très bien par où

respirer je

 

bande –        (pp. 183-184)

 

 

quelques-unes

 

de mes dents se brisent

et se dispersent au sol

 

comme une poignée

de minuscules & blancs

 

dés à jouer

sa vie pour un rien

 

un enfant

tend la main pour les

 

ramasser sa mère

l’en empêche le

 

frappe         (p. 190)

 

 

Ma    Ma    Maman

 

Ma

traqué – tête

 

rentrée dans le thorax – jam

bes mauve fémur

 

en miettes – ça

ne démord – ne

 

démord pas de la vie –     (p. 193)

 

 

 

L’exaspération : Forcené

 

salauds – rendez

 

ce que vous avez volé

ce que vous avez nié

 

rendez-moi

la vie

 

rendez la vie

 

sinon je tire dans le tas de fantômes.    (p. 199)

 

 

ils viennent

 

forment un cercle

parfait – viennent

 

me supprimer – je

les reconnais – ce sont

 

eux qui tous les jours

prennent la parole

 

en otage – eux qui

paralysent le vivant

 

en le prenant par derrière –

ils ne tolèrent pas

 

qu’on exige de la vie

son immédiateté, son

 

enfantine

explosion

 

coincé

dans le réduit je dois

me retourner &

tirer                   (pp. 202-203)

 

 

(vous ne m’aurez pas

j’ai disparu

 

dans l’interstice

 

entre le monde

et la haine)           (p. 208)

 

 

 

La police - hors de l’humanité parlante : Prosopopée

 

Il manque si peu à la Police – qui n'est pas de l'homme – pour en être. Il ne lui manque – pas les couilles – qu'elle a prouvées, irréfutables mais : la Parole. Or il m'est impossible, la parole, de la prendre au nom de la Police – il me faudrait entre autres prouesses athlétiques sortir de l'homme où je patauge – une trop longue histoire. Il demeure cependant que je voudrais « faire quelque chose » pour la police, et l'aider même modestement, dans la mesure du possible de mes deux maigres mains de poète, à se rapprocher pour ainsi dire de l'humanité parlante. Puisque je ne puis pas parler pour la police, je parlerai pour la langue. J'imagine être et dès lors je suis – cela : la langue ou : la langue revenant à soi et se découvrant coincée dans un corps policier – soubresaut pour tenter de se dire.                   (p. 211)

 

 

Aïe

 

suis-

je

 

est-ce le trou

du fond

de l’homme

 

ou bien le cul

du monde avant moi

 

ou l’enfer d’après

ma destruction

 

quel est le salaud

qui m’a mise là

 

 

sont

 

mes membres mes

mots ma

 

musculature & ma

syntaxe

 

n’ai plus à

moi que moignons

 

pour l’injure et je m’entends

cracher des machins mais c’est

 

moi que je crache

 

 

Hé – qui – quoi

m’obs

true m’a

trophie me

paralyse et me

condamne à ça : le

monosyllabe du bourreau   (pp. 213-215)

 

 

Étant donné

petit un que je suis la langue

petit deux que je suis coincée dans un corps policier

petit trois que la police déteste la langue au point de s'acharner

à la mettre hors d'état de nuire par incarcération, mise aux fers, incitation au suicide

petit quatre que la langue ne se maintient en vie que tant qu'elle a des dents des dents contre sa police notamment

total eh bien, dans cette situation, soit je me bouffe la

queue, soit je me fais la peau: je suis perdue.    (p. 217)

 

 

 

La révolte : Émeute, ébauche

 

faut

la nuit.    l’

 

émeute    éclaircir    l’

ébauche   éclairer

 

le sans-fond du

puits de joie du fou

 

à coups de

pieds & poings liés

 

forcer

un passage à

 

travers l’irrespirable –        (p. 223)

 

 

il y a

un corps

à l’intérieur

du corps – qui voudrait

 

sortir qui ne veut pas

sortir qui

cogne,

 

cogne de toute sa force contre

le mur des temps malades –    (p. 233)

 

 

 

La démocratie : Bartleby vote (2)

 

Aujourd’hui

bartleby

vote.   c'est

 

décidé. bartleby

voit le soleil en ouvrant

ses volets à treize heures: merde,

 

se dit-il, encore cette plaie

de lumière putain de printemps.

 

bartleby

râle, ren-

verse son café sur le journal

 

de la veille et se dit: aujourd'hui (rien

ne m'en empêchera) je

 

vais voter.   je

vote (en mon nom)

contre la population active.     (p. 239)

 

 

bartleby

vote

blanc.     non :

bartleby

 

vote

noir.

noir

 

de café, d’

encre.    noir

de neige nègre et d'amoncellements

de cendre.    non.

 

 

bartleby

vote

contre.    ou

vote pour

 

sa propre disparition

des registres infernaux

du non monde.    pour

 

l'effacement

de son nom

l'omission

de son corps

 

– voudrait bien

qu'on

barre bartleby

 

des listes de la mort

passée, présente, à venir –

 

 

bartleby

s’abstient ? – non

 

ombre vote

en son nom.

 

bartleby

vote l'abolition

 

du naître.   du

naître tel que

 

mort : un

né n'étant

 

jamais alors

né qu'au non-

monde.    bartleby

 

vote l’abolition de

ce non-monde-là ;

 

bartleby donne

à sa propre absence de cela

 

une procuration

écrite : bartleby

 

retire ce qu’il a

dit, écrit : ce qu’il

 

écrit se retire, et

le retire, et

 

disparaît avec un hic

dans le double fond de l’urne.      (pp. 242-245)

 

 

 

Le « petit roman en vers suivi d’un poème » : Ravachol

 

Ce cancre de ravachol

(hirsute, hasardeux, brutal)

 

prestidigitateur & – d’un coup –

 

nettoyeur de toute la

(passée, présente, à venir)

 

rhétorique politique –      (p. 347)

 

ravachol : personne ne

veut rien comprendre à son

poème imprononçable et bâclé :

ravachol referme ravachol

& le livre a mal.              (p. 357)

 

dans le mot

ravachol

chercher l’ho

mme ho

rrifié : terré

 

qu’elle redescende, la

langue, aimer

le mot ravachol

comme un frère ou pire.   un frère

irréconciliable & seul

au fond du monde – un

frère enterré vif          (pp. 366-367)

 

Viv

e la Ré – &

 

ramifications

inouïes de

cri inachev

 

 

 

(1) Les cycles D’un corps placé devant la police et Matraqué font sans doute écho à « l’Affaire Brice Petit » de 2005-2006 (relayée dans moriturus n° 5) dans laquelle le poète s’est investi corps et âme (voir les pièces du dossier, dont le témoignage de Cédric Demangeot, sur le site marginales de Samuel Autexier).

(2) Bartleby renvoie évidemment au personnage de la célèbre nouvelle de Herman Melville Bartleby, the Scrivener: A Story of Wall Street (1853), dont certains penseurs contemporains font non seulement un précurseur des figures de l’absurde littéraire au XXe s. mais aussi une parabole de la « stratégie de fuite » ou de l’anti-pouvoir dans les sociétés de notre temps.

 

***

 

En guise d’épilogue

 

À la fin de ce parcours poïetique et maïeutique qui fait surgir en temps réel sous nos yeux une encyclopédie cinématographique des horreurs de notre monde, il convient de se demander si le pouvoir de la parole n’est malgré et envers tout le seul vrai pouvoir que l’homme possède véritablement et alors, si l’homme véritable n’est pas le poète-seul, le poète-à-terre, le poète-personne « dont la langue court toujours ».

Citons une réflexion poignante qui va dans ce sens :

« Mais, me demandé-je à ce point de ma lettre, n’êtes-vous pas vous-même un poète poseur de bombes autrement dit de mots explosifs ? Auteur d’attentats verbaux ? Votre cible, c’est l’homme, on le sait maintenant, que vous métonymisez dans ce petit détail qu’est l’homme policier, "un poète/est un homme à terre/qui n’a pas/d’amis dans la police", lequel concentre toute votre haine de la médiocrité humaine, et surtout, votre haine de l’autorité autoritariste aux pieds de laquelle vous posez vos bombes-poèmes. (…) Démesurément vivant, vous débordiez d’énergie à en mourir, vous en êtes peut-être mort prématurément comme on dit, mais que vos livres continuent de nous remuer posthumément en assure l’éternité, vous êtes un poète foutrement vivant. Reposez-vous en paix à présent ? »

(Extrait de la lettre posthume adressé à Cédric Demangeot par Jean-Pascal Dubost, à propos du recueil Pornographie : sur Poezibao, 3 avril 2023).

 

Sélection des textes et commentaires :

Dana Shishmanian

 

 

(*)

 

L’importance de la démarche poétique aussi singulière que téméraire de Cédric Demangeot ne cesse de croître dans la perspective des années qui ont suivi sa disparition en janvier 2021. Il a comme nul autre scalpé de l’intérieur le visage de notre monde, à la recherche du vrai, que la « réalité » non seulement occulte mais tente obscurément de corrompre, compromettre, faire taire.

Son œuvre poétique est considérable (voir la liste sur Wikipedia qui compte une quarantaine de recueils), à laquelle s’ajoutent deux pièces de théâtre, d’autres textes, sa revue moriturus, et ses traductions (découverte du poète espagnol Leopoldo Maria Panero et de poètes tchèques contemporains : voir sur le site des éditions fissile qu’il a fondé). Plus que cela : il a fédéré un mouvement. En voici le credo (sur le site de fissile) :

« L’association fissile a été créée en 2001. Elle a publié de 2002 à 2005 la revue moriturus et, depuis 2004, des livres de poètes contemporains tous acharnés, dans un monde au bord de l’asphyxie, à l’invention d’une langue obstinément vivante. Ces poètes n’ont heureusement pas de programme, pas d’esthétique commune. Mais une obstination. Une solitude – en partage. Et un souci de résistance. La manière, elle, dépend de la main, qui dépend de l’homme : à chacun donc la sienne. Mais le souci est le même. »

Quelques références critiques :

-       Jérôme Thélot, Le travail vivant de la poésie, Les belles lettres, 2013 (où Demangeot clôt la série – Vigny, Baudelaire, Rimbaud, Bousquet, Bonnefoy – des poètes considérés comme ayant fait de la poésie « l’acte propre de la vie humaine, (…) le révélateur de l’homme à lui-même »).

-       Eric Dansan, sur En enfer, dans Poezibao, février 2017.

-        Jean-Paul Gavard-Perretsur Le pou­droie­ment des conclu­sions, dans leliterraire.com, 27 mai 2020.

-       Isabelle Lévêque, sur Le pou­droie­ment des conclu­sions, dans La nouvelle quinzaine, 1 juin 2020.

-      Carole Mesrobian, Cédric Demangeot. Dans la densité du silence, dans Recours au poème, 31 janvier 2021.

-       Florence Trocmé, En hommage à Cédric Demangeot, Promenade et guerre, dans Poesibao, 15 février 2021.

-       La notice de l’éditeur – Éric Pesty – au recueil Éléments de sabotage passif, février 2021.

-       Le dossier qui lui est dédié, coordonné par Jérôme Thélot, dans la revue Europe n° 1103 mars 2021.

-       Isabelle Lévêque, sur Obstaculaire, dans La nouvelle quinzaine, 7 juin 2022.

-       Petr Zavadil, Hommage au poète Cédric Demangeot, éditeur de poésie tchèque en France, interview à la radio, 10 novembre 2022.

-       Romain Frezzatosur Pornographie, dans Poesibao, 11 avril 2023.

-       Christian Rossetsur Pornographie, dans Diacritik, 19 avril 2023.

-       Journée d’étude dédiée à Cédric Demangeot au Centre international de poésie Marseille, 17 mai 2023 : voir sur poemata.hypotheses.org.

-       Gérard-Georges Lemairesur 4 des derniers recueils (Pornographie, Obstaculaire, Le pou­droie­ment des conclu­sions, Pour personne) dans Visuelimage, 18 mai 2023.

(D.S.)

 

 

 

Une vie, un poète : Cédric Demangeot  

Francopolis - Été 2024

Recherche Dana Shishmanian

 

Créé le 1 mars 2002