Choix des derniers textes de Cédric Demangeot :
Extraits
de Pornographie.
L’atelier contemporain, avril
2023
(édition et postface par
Victor Martinez).
En guise de préambule :
Le programme
« Sous-titré "Ébauche d’un livre du mal", Pornographie justifie son
titre de la façon la plus sobre qui soit, en s’ouvrant sur une définition.
Il s’agira, nous laisse-t-on entendre, à la fois d’un "traité sur la prostitution" et
d’une "représentation de choses obscènes
destinées à être communiquées au public" :
prostitution et obscénité devant être entendus en leur sens étendu,
c’est-à-dire moral. (…) Un "livre du mal", donc, au sens où il lui
prête langue pour le forcer à se montrer. »
(Présentation sur le site de
l’éditeur par Victor Martinez).
Paru posthume, Pornographie
rassemble et refond les recueils Éléplégie (2007) et Sale temps
(2011), le poème Une triste histoire (2011, publié 2015) et
l’inclassable Ravachol (2006, 2011), dans un livre conçu et préparé
par l’auteur : ce n’est donc pas une simple anthologie ou une pure
réédition mais un nouveau livre ayant un concept propre, et même un
programme. (Ceci, en vertu de ce que le poète déclarait, à propos d’un
autre recueil, Obstaculaire, qu’il a revu pour une nouvelle édition,
parue à L’atelier contemporain en 2022 : « Un
poème n’est pas un objet figé, mais un nœud de forces et de matières en
devenir, en quelque sorte une créature qui – en tant que telle – a le droit
de revenir sur soi, de s’amender, voire de se métamorphoser. Tant que son
auteur n’a pas disparu, il se doit de l’y aider. »)
Victor Martinez titre sa
postface : La police universelle, en désignant ainsi la cible
de ce « livre du mal » qui évoque assez explicitement un
héritage baudelairien : son auteur non seulement décrit et décrie le
« mal » visé, mais aussi lui prête voix de l’intérieur, tout en
le combattant de l’extérieur. Le livre s’institue ainsi comme une
polyphonie exacerbée (utilisant, comme bien le remarque Victor Martinez, la
prosopopée), dont on dirait que l’esprit du poète, anarchiste et rebelle,
tend de s’évader, au risque d’épouser la voix des assassins et des damnés
plutôt que de s’aligner sur les injonctions des policiers et des politiques
– lire, des embrigadés dans les rôles-uniformes d’une société par
constitution policée, et d’un pouvoir par native aspiration
totalitaire.
Il faut donc citer avant tout
le « préambule » du poète lui-même, qui donne sans ambages les
clés de compréhension dudit programme, résumé justement en quelques
mots-clés dont il convient de bien appréhender le sens au-delà du
dictionnaire, tel qu’illustre pédagogiquement l’auteur par le biais de ses
« exemples » (p. 7) :
Pornographie. n. f.
1. Traité
sur la prostitution.
2. Représentation
de choses obscènes destinées à être communiquées au public.
Prostitution. n. f.
Mise
à la disposition d'autrui de son corps, de sa personne ou de sa pensée, ou
consentement à son propre avilissement moral, pour des motifs plus ou moins
intéressés.
Ex.:
Le salariat comme prostitution.
Obscénité. n. f.
Caractère
de ce qui offense ostensiblement le sens moral.
Ex.:
L'obscénité du capitalisme.
« J'ai
préféré l'indigence et même le décri aux vacheries ou prostitutions
littéraires qui ont porté plusieurs de mes anciens camarades à l'académie
et au pouvoir. »
Léon Bloy, Journal
« Le
véritable pouvoir est toujours obscène. »
Roberto Scarpinato, Le retour du Prince
« L'idée
serait celle-ci : que le corps politique fût nu – à proportion que la
parole lui a manqué. »
Michel Surya, Pour une pornographie du corps
politique
L’autobiographie d’un
proscrit : Litanies de Caïn
…
Un
soir, ma
mère
pousse
un
cri : de la viande
est
tombée de son ventre. On
me dit
alors: Ceci
est ton frère. Le morceau
reçoit
le don du nom
bizarre
d’A
bel.
Dès le
premier jour je vis
cette
nouveauté d’un œil mauvais. Quel est
cet
intrus dans mon paradis, dis-je, non,
paradis
non, quel est ce drôle d’
ange
indésirable à mon enfer. Comme si
nous
n’étions pas déjà assez nombreux
comme
ça. Comme si nous avions besoin d’un
autre
homme au monde. Non, pas un de plus,
nous
n’en voulons pas un.
(p. 13)
Souvent,
le
soir,
dans l’ennui qui succède
à ma
cavale, je
repense
à A. (cette
petite
peste ce pur
amour)
je
me
délecte du
souvenir
de se yeux
pendant
que je tirais le soc – et je tire.
(p. 21)
La traque : Aurore
ultimatum
Aurore
– alignement
de
policiers
barrés.
Comme
ultimatum
comme
fin. (p. 25)
Le
rat, le
rat
qu’il reste de l’
homme,
les Autorités
traquent
sa planque
et
l’auront.
Pierre
à
pierre,
on met
à plat
la
grange fugitive.
On met
le maquis
nu – à
quatre pattes. On
le rase
et l’anus
est
vérifié. Le pays paie
comptant
ce lavement. (pp. 29-30)
Le totalitarisme : De l’été
le
pénitencier
de
l’été. Le projecteur
braque
très blanc. Ne
rate
pas ce qu’il traque (on
fait
un tas derrière la cuisine des
cadavres
des candidats à l’
évasion).
Le
décor formica pas
Crédible
de l’
Été.
L’enfenestrement
Blanc
industriel. (pp. 40-41)
la
(dont
on dit qu’elle est
spacieuse,
éclairée) chambre de
réanimation
de l’été – se tenir
dans
son hygiène comme
entre murs
de terreur.
le
totalitarisme de l’été.
Le
totalitarisme
&
les trous taris. (pp.
44-45)
ce
qu’i
l
reste de l’
été
n’as pas
fenêtre
sur
monde.
Une blanchisseuse (une
lavandière?)
est la seule
lucarne
ici d’ombre claire
et
penche, inquiétude
atroce,
ou
douce
(à en mourir)
contre
un ciel écran. (p. 54)
Le viol : Une triste
histoire
...
&
vint le temps
de la
Terreur. dehors, l’
oiseau
de la Nuit baisait
avec
un magistrat de basse-cour, la
Mort m'a
mise à genoux m'a
forcée
– for
cée à
sucer
un
Propriétaire, le
curé
mon mari
bandait
de me voir
à
genoux, la Mort bandait
en
considérant
la
cible inscrite sur mon
cul,
les champignons
s'étaient
rassemblés
pour
me regarder m'humilier et souffrir,
ce fut
la grande Kermesse
de la
Terreur, le grand défilé
des
hommes importants
dans
ma bouche &
dans
mon cul
... (pp. 83-84)
il
faut
voir:
comme je les vois
mes
bourreaux, troupeau pâle
de
morts-vivants – m’
ont forcée
à
mourir vivante – les voir
serrer
les mâchoires
sur
leur mort – et la Mort
bander
en les appelant
à
elle. Oui,
voir,
et
pleurer
toute une vie d’avoir vu. (p. 87)
L’utopie noire : Sale temps
...
regarde
Chérie, le paysage
impeccable
– impeccablement quadrillé
par
police et d'autoroutes – un peu
comme
dans notre enfance mais
en
plus parfait encore – en plus pur –
oui:
le paysage est de plus en plus pur
et le
monde de plus en plus parfait
depuis
que la race exsangue règne
sur
toute la surface du connaissable
et que
les matières de synthèse ont
l'avantage, (p. 94)
regarde
dehors c'est
deux
mille sept dit-on le soleil
brille
le soleil
brûle
tout – le totalitarisme
a changé
de visage : il n'a plus
de
visage
que le
nôtre – eh
Chérie,
viens
voir:
c'est
une
ère nouvelle
qui
s'ouvre: l’été
de la
terreur blanche
et du
sens vidé.
&
vois : le totalitarisme
a
inventé son invisibilité
il
n'est pas plus visible
que
nous ne le sommes
depuis
qu'il accorde à chacun
la
liberté de se choisir un visage
et que
nous choisissons tous le même
décidément,
Chérie, ce nouveau mal,
a des
traits de génie dans le pire:
une main
te condamne à la liberté,
l'autre
te refuse celle d'en contester la réalité;
et
tous les moyens sont bons, depuis
le
berceau, pour entretenir en toi la peur
d'en
user. Et
le
tour est joué – tu
me
suis, mon Cœur?
Oh,
regarde
là: la
mer. Sens
comme
elle sent
ton
cul (quand j’
y mets
le nez) et
comme
elle sent le cul de
toutes
les bourgeoises du monde il faut
mettre
le nez – de force – dans
ce tas
de cadavres viens
Chérie
– penche-toi un peu – regarde la
mer,
j’ai dit, dis-moi
qu'elle
a l'odeur et la couleur de nos morts
et
d’indicibles reflets de
fuel,
dis-moi qu'elle est en train
de se
fâcher, qu'elle a faim
de
quelques-unes de nos villes, dis-moi
que la
mer va avaler
des
milliers, non, des milliards de laids : dis
c'est
beau, fais bravo, mets-toi
a
quatre pattes je vais te
prendre
ici, les pieds dans la merde et face à la mer (pp. 96-99)
La propagande : Fenêtre
sur le bleu
La
télévision
a
raison. De
montrer.
Tous les soirs
(aux
familles, aux
enfants)
la police française
en
exercice. On récolte – chacun –
pour
sa graine. Pour sa tête petite d’
homme
nul. Chacun
dans
sa cuisine cellulaire. On
bée.
Parce qu’ils sont (nos
policiers)
vraiment
impeccables
à l’
écran.
On
jurerait
des Purs. Un
peu
plus & Ils
vous
foutraient la mau-
vaise
conscience. Au
placard.
C’est
vrai, ce qu’
on
voit
à la
télévision: puisqu'
on le
voit. Vrai
que le
travail redresse
une
jeunesse bossue. Vrai
que
l’uniforme forme l’
homme
– & que la botte policière
est
terriblement sexy. (pp.
105-106)
Je
me m
asturbe
toujours
(toutoutoujours)
devant
les émissions
policières.
Je n'en
manque
pas une (pour rien
au
monde): il me faut
de
quoi vider, me refaut
de
quoi revider
tous
les soirs l’ignoble sac
plein
de ça que je – (p. 108)
Dans
les caves. On
change
de camera. Let me see
the pink of your pussy – sussure le
flic à
l'Al-
gérienne
arrêtée
(pour
racol-
age
passif)
à l’arrêt
du bus de sa cite. Je
change
de main – le
flic
aussi – la femme
crie –
impossible
d'entendre
ce qu'elle
dit, a
dit, dira –
Au
beau
milieu
du film – lorsque trois a
gents
de la force pu
blique
coincent la
môme
et cognent – ou
quand
toute a patrouille é
jacule
comme un seul
homme
sur la
face
brouillée de l’
Arabe
je
me
retiens – , me
retiens
de mourir
encore
dans
les petits os cassés de ma main.
(pp. 110-111)
Le poète et la
répression : D’un corps placé devant la police (1)
Un
homme
à
terre
est un
homme
à
terre.
Un
homme en uniforme est un homme qui
renonce
de s’imaginer homme à terre:
un
homme en uniforme est un homme que
l’uniforme
force à renoncer l’homme.
...
La
police
est
priée
de
châtrer l’homme à terre
et de
le mettre à la matraque.
La
police
a le
monopole de la matraque
et des
couilles qui vont avec.
Il n’y
a qu’à tendre le cul.
Si
l’uniforme vient
à
croiser l’homme à terre
il
fait de lui sa femme
et la bête
qu’il est bat la belle.
...
Un
poète est un homme à terre
que la
police met en état
d’arrestation
– mais dont la langue
court
toujours entre les jambes des passants.
Un
poète est un homme à terre
qui
n’a pas l’intention de relever la tête
à
hauteur de matraque – mais dont la langue dentée
inquiète
les porteurs de couilles et les fâche.
L’uniforme
a raison de sentir
que
l’homme à terre qu’est le poète
n’est
pas assez à terre – qu’il est
encore
trop homme et parle trop. (pp.
117-121)
Un
poète
est un
homme à terre
et qui
n’a pas
d’amis
dans la police.
Un
poète est un homme
à
terre et cherchant
à
quatre pattes dans la terre
un mot
qu’il a perdu.
...
Un
poète
est un
homme à terre
dont
l’homme à terre
est
l’ami.
L’ami
est un homme à terre
accompagné
d’un homme à terre
et que
12 matraques dans la glotte
n’auront
pas fait taire. (pp.
125-127)
La catastrophe générale :
Au secours
au
secours
la
montagne
a des
gestes de fatigue
elle
verse ses pierriers
au
fond de la vallée noyée
le
dernier arbre
pousse
à l’envers
il
enfouit feuilles & fruits. (p.
133)
au
secours
on a
dépossédé
la vie
de la
vie
on ne
peut
plus
prendre appui
sur le
monde (p. 137)
au
secours
la
matière
perd
la mémoire
elle
ne sait plus comment
s’assembler
même
le feu
se
fissure. (p. 143)
au
secours
la vie
ne
veut plus
ouvrir
on ne
retrouve
pas la
trace
de
l’homme
il
s’est
énucléé
dans
l’impasse
des
mondes. (p. 145)
La geôle : Éléplégie
J’ai
souvent, dit-il
ce
plaisir: la visite (à heure fixe)
des
geôliers. D’abord
la
musique cristalline des
grappes
de clefs qui
pendent
au
ceinturon.
Puis
l(e
clin d')œil plein de cils
à
travers le judas – ah
la jolie
jupette
et la
petite gueule carrée
des
geôliers.
[ces salauds m'ont défoncé la poitrine ils
m'ont coincé la langue dans
une charnière du
banc j'ai dû pisser boire
cracher le sang] (p. 151)
Ils
ce
matin
ce
sont mis en tête de
me
faire parler (dit-il) : je ne
sais
plus depuis combien de temps
ces
messieurs s’occupent de me
faire
parler. Cela fait
une
vaste étendue de silence
et je
ne – (p. 161)
La guerre : La soif
...
C’est
comme un.
Sel de
soldats qui travaille.
Et
troue la langue et travaille.
À
trouer l’ennemi c’est la soif.
Qui
travaille ou le sang des soiffards.
(p. 169)
Re-
(sauf)
conduit
aux
frontières
militaires de
la
soif : c’est
elle
on dirait qui tire
la
langue dans la
tranchée :
va
lécher
la
langue
en bottes des
militaires.
Va
donc eh
si
t’as soif
et
suce un mort : aspi
re-le
par le ge
nou : nul
(sans
rire) ne saurait
trouer
l’en face sans pas-
ser
par ce
méchant
coude-là. (pp. 171-172)
Lèche
la
langue
à la frontière.
Et le
caillou de tête longtemps
trouvée
dans la tranchée.
Lèche
le frais de l’acier de la
balle
qui traversera (pour la gâcher)
ta
nuque. Oui, longtemps
lèche-toi
l’endroit froid, le
trou
de la nuque. (p. 176)
L’ordre public : Matraqué (1)
les
passants
se
sont arrêtés
–
regardent.
leurs
yeux
vont
de la matraque
à ma
tête – et re
viennent
à l’origine
du
mal.
ils
suivent
le
mouvement
de la
matraque
à la
tête je
rentre
mes yeux pour voir
le
ciel saigner
sur
les visages –
plaqué
contre
le
pavé
un
genou
sur la
tempe
gauche
– un
autre
entre
les
omoplates – et
la
matraque en
foncée
dans la bouche je
ne
sais plus très bien par où
respirer
je
bande
– (pp. 183-184)
quelques-unes
de mes
dents se brisent
et se
dispersent au sol
comme
une poignée
de
minuscules & blancs
dés à
jouer
sa vie
pour un rien
un
enfant
tend
la main pour les
ramasser
sa mère
l’en
empêche le
frappe (p. 190)
Ma Ma
Maman
Ma
traqué – tête
rentrée
dans le thorax – jam
bes
mauve fémur
en
miettes – ça
ne
démord – ne
démord
pas de la vie – (p. 193)
L’exaspération : Forcené
salauds
– rendez
ce que
vous avez volé
ce que
vous avez nié
rendez-moi
la vie
rendez
la vie
sinon
je tire dans le tas de fantômes.
(p. 199)
ils
viennent
forment
un cercle
parfait
– viennent
me
supprimer – je
les
reconnais – ce sont
eux
qui tous les jours
prennent
la parole
en
otage – eux qui
paralysent
le vivant
en le
prenant par derrière –
ils ne
tolèrent pas
qu’on
exige de la vie
son
immédiateté, son
enfantine
explosion
coincé
dans
le réduit je dois
me
retourner &
tirer (pp. 202-203)
(vous
ne m’aurez pas
j’ai
disparu
dans
l’interstice
entre le
monde
et la haine)
(p. 208)
La police - hors de l’humanité
parlante : Prosopopée
Il manque si peu à la Police –
qui n'est pas de l'homme – pour en être. Il ne lui manque – pas les
couilles – qu'elle a prouvées, irréfutables mais : la Parole. Or il m'est
impossible, la parole, de la prendre au nom de la Police – il me faudrait
entre autres prouesses athlétiques sortir de l'homme où je patauge – une
trop longue histoire. Il demeure cependant que je voudrais « faire
quelque chose » pour la police, et l'aider même modestement, dans la
mesure du possible de mes deux maigres mains de poète, à se rapprocher pour
ainsi dire de l'humanité parlante. Puisque je ne puis pas parler pour la
police, je parlerai pour la langue. J'imagine être et dès lors je suis –
cela : la langue ou : la langue revenant à soi et se découvrant
coincée dans un corps policier – soubresaut pour tenter de se dire. (p. 211)
Aïe
où
suis-
je
est-ce
le trou
du
fond
de
l’homme
ou
bien le cul
du monde
avant moi
ou
l’enfer d’après
ma
destruction
quel
est le salaud
qui
m’a mise là
Où
sont
mes
membres mes
mots
ma
musculature
& ma
syntaxe
n’ai
plus à
moi
que moignons
pour
l’injure et je m’entends
cracher
des machins mais c’est
moi
que je crache
Hé –
qui – quoi
m’obs
true
m’a
trophie
me
paralyse
et me
condamne
à ça : le
monosyllabe
du bourreau (pp. 213-215)
Étant
donné
petit
un que je suis la langue
petit
deux que je suis coincée dans un corps policier
petit
trois que la police déteste la langue au point de s'acharner
à la
mettre hors d'état de nuire – par incarcération, mise aux fers,
incitation au suicide –
petit
quatre que la langue ne se maintient en vie que tant qu'elle a des dents –
des dents contre sa police notamment –
total
eh bien, dans cette situation, soit je me bouffe la
queue,
soit je me fais la peau: je suis perdue.
(p. 217)
La révolte : Émeute,
ébauche
faut
la
nuit. l’
émeute éclaircir l’
ébauche éclairer
le
sans-fond du
puits
de joie du fou
à
coups de
pieds
& poings liés
forcer
un
passage à
travers
l’irrespirable – (p. 223)
il y a
un
corps
à
l’intérieur
du
corps – qui voudrait
sortir
qui ne veut pas
sortir
qui
cogne,
cogne
de toute sa force contre
le mur
des temps malades – (p. 233)
La démocratie : Bartleby vote (2)
Aujourd’hui
bartleby
vote. c'est
décidé.
bartleby
voit
le soleil en ouvrant
ses
volets à treize heures: merde,
se dit-il,
encore cette plaie
de
lumière putain de printemps.
bartleby
râle,
ren-
verse
son café sur le journal
de la
veille et se dit: aujourd'hui (rien
ne
m'en empêchera) je
vais
voter. je
vote
(en mon nom)
contre la population active. (p. 239)
bartleby
vote
blanc. non :
bartleby
vote
noir.
noir
de
café, d’
encre. noir
de
neige nègre et d'amoncellements
de
cendre. non.
bartleby
vote
contre. ou
vote
pour
sa
propre disparition
des registres
infernaux
du non
monde. pour
l'effacement
de son
nom
l'omission
de son
corps
–
voudrait bien
qu'on
barre
bartleby
des
listes de la mort
passée,
présente, à venir –
bartleby
s’abstient ?
– non
ombre
vote
en son
nom.
bartleby
vote
l'abolition
du
naître. du
naître
tel que
mort :
un
né
n'étant
jamais
alors
né
qu'au non-
monde. bartleby
vote
l’abolition de
ce
non-monde-là ;
bartleby
donne
à sa
propre absence de cela
une
procuration
écrite :
bartleby
retire
ce qu’il a
dit,
écrit : ce qu’il
écrit
se retire, et
le retire, et
disparaît
avec un hic
dans
le double fond de l’urne. (pp.
242-245)
Le « petit roman en vers
suivi d’un poème » : Ravachol
…
Ce
cancre de ravachol
(hirsute,
hasardeux, brutal)
prestidigitateur
& – d’un coup –
nettoyeur
de toute la
(passée,
présente, à venir)
rhétorique
politique – (p. 347)
ravachol :
personne ne
veut
rien comprendre à son
poème
imprononçable et bâclé :
ravachol
referme ravachol
&
le livre a mal. (p. 357)
dans
le mot
ravachol
chercher
l’ho
mme
ho
rrifié :
terré
qu’elle
redescende, la
langue,
aimer
le
mot ravachol
comme
un frère ou pire. un frère
irréconciliable
& seul
au
fond du monde – un
frère
enterré vif (pp. 366-367)
Viv
e
la Ré –
&
ramifications
inouïes
de
cri
inachev
(1)
Les cycles D’un corps placé devant la police et Matraqué font
sans doute écho à « l’Affaire Brice Petit » de 2005-2006 (relayée
dans moriturus n° 5) dans laquelle le poète s’est investi corps et
âme (voir les pièces du dossier, dont le témoignage de Cédric Demangeot,
sur le site marginales
de Samuel Autexier).
(2)
Bartleby renvoie évidemment au personnage de la célèbre nouvelle de Herman
Melville Bartleby,
the Scrivener: A Story of Wall Street (1853), dont certains penseurs contemporains font non
seulement un précurseur des figures de l’absurde littéraire au XXe s. mais
aussi une parabole de la « stratégie de fuite » ou de
l’anti-pouvoir dans les sociétés de notre temps.
***
En guise d’épilogue
À la fin de ce parcours
poïetique et maïeutique qui fait surgir en temps réel sous nos yeux une
encyclopédie cinématographique des horreurs de notre monde, il convient de
se demander si le pouvoir de la parole n’est malgré et envers tout le seul
vrai pouvoir que l’homme possède véritablement et alors, si l’homme
véritable n’est pas le poète-seul, le poète-à-terre, le poète-personne
« dont la langue court toujours ».
Citons une réflexion poignante
qui va dans ce sens :
« Mais, me demandé-je à
ce point de ma lettre, n’êtes-vous pas vous-même un poète poseur de bombes
autrement dit de mots explosifs ? Auteur d’attentats verbaux ?
Votre cible, c’est l’homme, on le sait maintenant, que vous métonymisez
dans ce petit détail qu’est l’homme policier, "un poète/est un
homme à terre/qui n’a pas/d’amis dans la police", lequel concentre
toute votre haine de la médiocrité humaine, et surtout, votre haine de
l’autorité autoritariste aux pieds de laquelle vous posez vos
bombes-poèmes. (…) Démesurément vivant, vous débordiez d’énergie à en
mourir, vous en êtes peut-être mort prématurément comme on dit, mais que
vos livres continuent de nous remuer posthumément en assure l’éternité,
vous êtes un poète foutrement vivant. Reposez-vous en paix à
présent ? »
(Extrait de la
lettre posthume adressé à Cédric Demangeot par Jean-Pascal Dubost, à propos
du recueil Pornographie : sur Poezibao, 3 avril 2023).
Sélection des textes et
commentaires :
Dana Shishmanian
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