rencontre avec un poète du monde

ACCUEIL

ARCHIVES : VIE – POÈTE 

Janvier-février 2023

 

 

 

Germain Nouveau. Poète oublié ? Ou, plutôt, poète banni ?

 

Par Pedro Vianna.

 

(2ème partie)

 

(*)

 

 

 

Une image contenant texte, livre, vieux

Description générée automatiquement

Photographie par Étienne Carjat (cca. 1873) (reproduite d’après Wikipédia)

 

En janvier 1890, à sa demande, Nouveau est en congé pour des raisons de santé. En mars, il reprend un poste à Janson-de-Sailly, mais son travail est critiqué par l’inspection de dessin.

 

Le 15 mai 1891, c’est le grand délire mystique, qui commence en classe : il se déchausse, se met à genoux, prie, part dans la rue où il se met à quatre pattes, priant et faisant avec la langue le signe de la croix sur le trottoir. La consommation d’absinthe semble y être pour beaucoup, bien plus que son mysticisme. Il est envoyé à Sainte-Anne puis le lendemain à Bicêtre, où il reste cinq mois. Ses amis, notamment Camille de Sainte-Croix, tentent en vain de faire publier ses recueils, mais Noveau lui-même s’y oppose. Après avoir quitté Bicêtre, il hésite entre partir dans le Midi, faire un noviciat, partir avec une mission du cardinal Lavigerie en Afrique du Nord, mais finalement reste à Paris, même si on retrouve sa trace à Bruxelles au début de novembre, sous le nom de Bernard Marie ; il y lit la Bible et dessine beaucoup ; il quitte Bruxelles pour Londres, où il pense trouver un emploi de professeur.

 

En 1892 il est toujours aux environs de Londres, de plus en plus plongé dans le mysticisme et dans l’imitation de saint Benoît Labre ; il songe à faire publier à Paris La Doctrine de l’Amour. À la mi-avril, il revient à Bruxelles puis durant l’été fait à pied le pèlerinage de Rome et est expulsé d’Italie pour mendicité. Il passe par Rousset et en décembre, grâce à ses amis du ministère de l’Instruction publique, reçoit une indemnité de 150 francs.

 

Durant presque un an, on perd sa trace, mais en août-septembre 1893 il est à Marseille, d’où il adresse au ministère une demande de poste en Algérie ou “aux colonies”, car il est très atteint par des rhumatismes articulaires aux mains et aux pieds, ce qui est terrible pour un professeur de dessin. Refus. Malgré tout, il part à Alger, d’où il adresse une lettre à Rimbaud, qu’il croit encore en vie à Aden, pour lui demander un avis sur son projet de s’y installer comme peintre décorateur.

 

En mars 1894, aux frais de l’Académie d’Alger, il est hospitalisé dans une station thermale et reçoit quelques indemnités du ministère ; il tente, en vain, d’être réintégré comme professeur et passe l’année 1895 à Alger. En févier 1896 il est à Marseille et reçoit de temps en temps des aides du ministère, grâce à ses amis qui y travaillent.

En 1897 il obtient enfin sa réintégration et est nommé professeur de dessin à Falaise, dans le Calvados. D’abord il refuse le poste, mais on lui fait comprendre que ce serait inadmissible. Il y reste une semaine et démissionne car la ville est trop froide pour ses rhumatismes. Il repart dans le Midi, où il continue de recevoir de temps en temps des aides du ministère.

 

À partir de 1898, il mène une vie errante dans le Midi, avec quelques passages par Paris ; il fait aussi de longs pèlerinages à pied en Italie et en Espagne. Il s’installe à Aix-en-Provence qui reste son port d’attache pendant douze ans. Il mendie, parcourt les routes en faisant des portraits et chante accompagné d’une guitare qu’il a fabriquée. Il fréquente également la bibliothèque Méjanes pour se consacrer à des lectures bibliques.

 

En 1903, il fait une copie de son Marron travesti, probablement écrit vers 1896-1897 et supposé être une parodie burlesque de la quatrième églogue de Virgile (Virgilius Maro), mais qui n’a pas beaucoup de lien avec l’original, contrairement à un long poème sans titre (Ça, ma Muse, chantons) qui figure dans Le Calepin du Mendiant, dont nous parlerons par la suite. Le texte est plutôt une satire et une diatribe contre les médecins de Bicêtre. Bien que Nouveau ait essayé de publier cette œuvre en 1910 et en 1918, le texte n’a été édité qu’en 1935, probablement par Messein, mais sans dépôt légal, sans indication d’éditeur ni d’achevé d’imprimer, la seule date indiquée étant 1903. En voici un extrait, la fin du poème, dans lequel nouveau s’amuse en faisant une “psychanalyse” de l’Hippolyte de Racine.

 

Le Marron travesti (extrait : vers 284-307)

 

Vois le fils de Thésée à cette heure aux Échos

Qu’à Charenton demain on mettra, j’imagine,

Car voici ce qu’hier il a dit chez Racine :

 

HIPPOLYTE

 

Le dessin* en est pris (kleptomanie) je pars (aliéné migrateur) cher Théramène

Et quitte le séjour de l’aimable Trézène. (folie affective)

Dans le doute (folie du doute) mortel (lypémanie) dont je suis agité (agité)

Je commence à rougir (alcoolisme) de mon oisiveté (paralysie générale)

Depuis plus de six mois (folie raisonnante) éloigné de mon père (persécution)

J’ignore le destin d’une tête si chère. (folie des coiffeurs)

J’ignore encor les lieux (perversion des odeurs… atrophie des nerfs olfactifs)

Que si tu t’obstinais quand mêmes à venir

Et que déjà réduit à son pot lui tenir,

Tu tombasses un jour en agoraphobie

Ou dans théomanie ou mégalomanie,

De l’exaltation en la dépression,

Ou délire entraînant classification**

Ou folie empruntée au mal syphilitique

Ou bien au mal étique, ou bien au mal phtisique

Ou dans folie encor dite des cuisiniers,

Teinturiers, chaudronniers, vitriers, plâtriers :

Tout cela se guérit en acceptant asile

En te mettant au pot d’une façon civile,

En écoutant ton cul sonner l’enterrement,

En prenant ton tombeau philosophiquement.

 

                            * Vieille orthographe.

                            ** Taximanie ou folie scientifique, c’est le cas de Diafoirus.

 

En 1904, Nouveau vient régulièrement à Paris, dormant dans un grenier rue de Verneuil, par terre dans un sac, bien que Léonce de Larmandie lui ait successivement fait apporter trois lits, dont les deux premiers sont vendus aux Puces par Nouveau ; il ne se sert pas du troisième et pour se nourrir, il fouille dans les poubelles avec un crochet ou fait la queue aux distributions de vivres aux pauvres, comme l’a constaté de visu Larmandie. C’est cette même année que, à l’insu de Nouveau, Larmandie fait publier La Doctrine de l’Amour sous le titre Savoir aimer de G. N. Humilis, en partie expurgée, en partie mutilée car Larmandie part d’un texte qu’il avait dicté après l’avoir mémorisé avant de le rendre à Nouveau, qui n’aura connaissance de cette publication que plus tard, en 1910, lors d’une nouvelle édition sous le titre Poèmes d’Humilis. Il tentera alors une action en justice. En 1924, Delahaye republiera le livre sous le titre Poésie d’Humilis et vers inédits.

 

En 1905, meurt sa sœur Laurence, avec qui il s’était brouillé.

 

En juin 1906, il séjourne à Saint-Ouen puis fait un pèlerinage à Saint-Jacques de Compostelle.

 

En septembre 1907 on le trouve à Paris ; il envoie un texte à la Société des gens de lettres (SGDL) mais on ne sait pas lequel.

 

Durant l’été 1908, il séjourne à Rome et à Naples où il se rend à pied. Son cousin Silvy lui envoie parfois des mandats.

 

En 1909, de retour d’Italie, il passe chez son cousin à Saint-Raphaël puis, durant l’été part à Alger, où il vit six mois ; peut-être fait-il plusieurs traversées comme gardien de troupeau. En décembre il va en Espagne et tente, sans résultat, de devenir religieux dans un monastère de la province de Lérida.

 

En janvier 1910, il est de nouveau à Alger, d’où il envoie à son cousin Silvy une sorte de testament, dans lequel il lui demande de s’opposer par tous les moyens à la publication d’un quelconque de ses vers et de détruire tous ses manuscrits. Il fait une nouvelle tentative infructueuse de devenir religieux à la Trappe.

 

En février, il débarque à Marseille et s’installe à Aix. Il travaille à un Traité d’orthographe et, en novembre, envoie à son cousin une pièce en trois actes en prose, ces textes n’ayant pas été retrouvés. Il essaie d’obtenir d’un oncle quelque argent en vue d’éditer une petite plaquette, que tout indique serait le texte Ave Maria Stella, qu’il fera publier à ses frais en 1912 et dont voici un extrait.

 

Ave Maria Stella (extrait : vers 1-12 et 100-119)

 

À genoux sous ma voile,

Je te salue, Étoile.

Étoile de la mer,

Garde-nous d’abîmer.

 

L’oiseau pêche en eau basse,

On part, vive l’espace !

Mais tout beau ! mon neveu :

Souvent, hors de tout feu,

Le temps trop tôt se gâte.

Et ce fier brick démâte

Si la Vierge n’y luit,

Tout périt cette nuit.

 

Garde-nous en voyage

Et sur terre et sur mer ;

 

S’il faut faire naufrage,

Surtout de male mort :

Et de rendu plus sage

Conduis la voile au Port.

 

Louange à Notre-Père,

(Amour à Notre-Mère),

Et gloire à Jésus-Christ ;

Honneur il sied de faire

Le même au Saint-Esprit.

    Ainsi soit-il.

 

À la fin de 1910, ayant appris la publication de ses poèmes en 1904 et en 1910, Nouveau est furieux, allant jusqu’à citer Larmandie en justice et à demander l’aide juridictionnelle, qui lui est refusée, la plainte ayant été déclarée sans suite par le parquet d’Aix.

 

En septembre 1911, il s’installe à Pourrières ; il est d’abord accueilli par un cousin buraliste puis, à la fin de novembre, il achète pour 70 francs une tour en fort mauvaise état, où il vivra jusqu’à sa mort. Il gagne un peu d’argent en faisant quelques portraits, mais vit surtout de la charité.

 

En 1911 et 1912, il lance plusieurs appels aux secours financiers au ministère, par le biais de son ami Delahaye. Il essaie aussi de mobiliser ce dernier en vue de la publication d’Ave Maria Stella, que, comme nous l’avons vu, il finira par faire éditer lui-même.

 

En 1913, il tente de relancer la procédure contre Larmandie et la SGDL ; non-lieu. C’est aussi en 1913 qu’il commence à écrire son « journal mensuel rédigé sur carte postale » qu’il appellera ensuite La presse du pauvre. Voici trois exemples de ces très courts poèmes.

 

I (31.12.1913, à Ernest Delahaye)

 

Son curieux numéro

du 1er janvier 1914.

 

Volera tous les mois vers des lieux différents

Comme tous les matins journaux petits et grands

À travers, par dessous, et par-dessus la ville ;

MAIS DES MIENS, SOUS LA NUE, IL N’EN PLANE QUE MILLE.

 

II (17.01.1914, à Ernest Delahaye)

 

Pour monter jusqu’aux Dieux, ou piquer une tête,

Qui pourrait, dans les airs égaler un poète ?

 

III (entre janvier et mars 1914, à M. et Mme Moutte ; fragment, le reste ayant été perdu)

 

Allo ! Allo ! Vu donc la Concurrence,

Allo, Allo ! ne nous oyez-vous pas ?

Que s’entre-font dedans le genre bas

Tant de rimeurs que nous sommes en France

Nous ferons des rabais ! et nous aurons un prix

Unique pour tous nos articles !

— Ne chaussez déjà vos bicycles

Tous les précédents y compris.

Ce ne sont Nouveautés de Haute Fantaisie !

Plutôt petits objects de poésie [...]

 

Nous ne savons pas grand-chose de la vie de Nouveau pendant la Première Guerre mondiale. Il continue de vivoter à Pourrières, mais en décembre 1918, il achève un projet datant de 1906, le Placet rimé au Grand Maître de l’Université, cette fois-ci remanié pour remercier le ministre de lui avoir accordé, le 26 mars 1918, une indemnité de 100 francs « à titre éventuel sur le crédit des encouragements aux sciences et aux lettres ». L’original est daté 1917-1918. Cet ensemble, très hétéroclite, a été publié dans Le Calepin du Mendiant, dont nous parlerons bientôt.

 

Placet rimé au Grand Maître de l’Université (extrait : vers 1-12)

 

Le soussigné : poëte fou,

(Rimant assez à loup-garou,)

Qui fut commis d’Ordre, à vos ordres,

 (Rimant trop bien à grands désordres)

Professeur plus tard à Agen,

(Pour rimer avec Pérugin,)

Et plus tard, en « pays de Voge »,

Couvant Poussins dessous sa toge ;

Et, beau jour, de grand’fièvre plein,

(Or, c’était, sans toque, à Rollin,)

De danser, chanter, dans sa classe,

À grands gestes de contrebasse :

 

La complainte du professeur de dessin (extrait : vers 49-73)

 

(Sans oublier la politesse

De vous inviter, chez Phébus,

À tirer, aux bords du Permesse,

Le lapin appelé : rébus.

À pêcher, dans le vert Permesse,

Sur fond de culotte à l’envers,

Ce qu’on nomme « de jolis vers »,

À bâiller avec nos... Déesses ;

À fumer l’air, quand il est froid;

À déjeuner de ce qu’on voit ;

À dîner de ce que l’on croit ;

À souper de ce que l’on doit ;

À jouer à jeu qu’on conçoit.)

 

Mais le bon dieu de Médecine

Vous baille toujours bonne mine,

Et vous préserve de tous maux

Des laids, aussi bien que des beaux,

Et d’avoir « un chancre superbe » (sic !)

Et de vous gratter dessus l’herbe.

 

Tout au bas de quoi j’ai signé

Pour ce malade condamné :

(Car le DÉLIRE POÉTIQUE,

Comme son frère alcoolique,

Ne guérit qu’au monde meilleur,)

Poète fou, grand rimailleur.

 

Chanson

 

Ma bougie est morte

Je n’ai pas de feu

Qu’à la lune, en sorte

Que j’en ai fort peu.

 

J’ai pour toute escorte

Les rats, les souris…

Si ma Muse avorte,

Je n’en sois repris ;

 

Puces et punaises,

Araignées, cafards...

Je ne suis à l’aise,

Logé aux Beaux-Arts ;

 

Le vent sur la face,

À travers le mur,

Quand, de guerre lasse,

Je dors sur le dur ;

 

Et la pluie qui tombe

À travers mon toit,

Me met dans la tombe,

Plus d’à quatre doigts.

 

Ma bougie est morte ;

Que pour rire un peu,

Mandat, l’on me porte

Pour l’amour de Dieu

 

 

Novembre 1918

 

  Monsieur le Ministre,

 

J’ai l’honneur (Hélas ! c’est tout ce que j’ai) de vous remercier des 1 200 deniers dont vous avez bien voulu me gratifier ; mais comment avec aussi peu de sesterces, car aujourd’hui cent livres, c’est à peine cent sols, en comparaison d’hier, comment dis-je, avec quatre cents liards (soit dit pour l’Encouragement aux Sciences) aller à Paris pour prolonger vos jours, et ceux de Mon Médecin. (Il ne plaisante pas. Vous savez que généralement ceux de ce genre sont empiriques, plus ou moins.) Toutefois, j’y vais tâcher, car il n’est rien que je ne sois prêt à faire pour vous autres. Et puisque, vous nous empruntez volontiers nos formules surannées, je dirai comme vous diriez, en terminant : Veuillez agréer, Monsieur le Ministre, la nouvelle assurance (hélas! en fait d’assurance, prime d’assurance, je n’ai guère d’autre assurance) de mon entier dévouement.

 

Oh ! pour cela, vous pouvez y compter.

 

Il semblerait que la SGDL ait aussi versé quelques modestes subsides à Nouveau en 1918. Il vit comme un ascète, prie, lit des textes religieux, s’applique “la discipline” au moyen d’une ceinture de cuir et va prendre la soupe à l’hôpital, se chauffant avec le petit bois qu’il ramasse dans les collines du coin. La famille s’est éloignée du poète, car il lui fait honte, Nouveau ne craignant pas de dire dans le village « dans les ordures ménagères, il y a de quoi nourrir des familles entières ».

 

Il jeûne de façon exagérée et, après 40 jours sans manger, il meurt d’inanition entre le vendredi saint et le dimanche de Pâques en avril 1920. Il est enterré dans la fosse commune, la famille se refusant à s’occuper des obsèques. Ce n’est qu’en 1925 que, sous la pression des amis, la famille a accepté de transférer ses restes dans le caveau familial, le corps ayant pu être identifié grâce à la ceinture en cuir dont il se servait pour s’appliquer “la discipline”.

 

 

Carnet de notes et de dessins de Germain Nouveau, vers 1908-1910, similaire au fameux Calepin du mendiant, carnet dont la trace a été perdue (reproduit d’après le site Cité du livre-Aix-en-Provence dédié au poète : Le Calepin du mendiant - Germain Nouveau (citedulivre-aix.com)).

 

 

On connaît d’autres poèmes de Germain Nouveau, inédits ou publiés à titre posthume, écrits entre 1886 et 1903. Parmi ces poèmes :

 

Memorare (date inconnue, in Valentines et autres vers en 1922 ; extrait : vers 71-80, qui font penser à la fin du poète

 

Je ferai Quatre-Temps, Vigiles,

Tout le Carême en sa rigueur ;

Comme un chrétien des Évangiles,

J’enchaînerai mes yeux agiles,

Ne levant au Ciel que mon cœur.

 

Je m’infligerai des supplices

Avec ma corde au nœud serré,

Ma discipline et mes cilices ;

Je dois faire aussi mes délices

Des rires que j’exciterai.

 

En 1949, Jules Mouquet a publié, sous un titre de son invention, Le Calepin du Mendiant, des inédits de Nouveau datant de la période 1886-1903, figurant dans un carnet du poète, soit écrits directement, soit copiés par l’auteur sur ce support. On y trouve le texte Ca, ma muse, chantons, dont nous avons déjà parlé et dont voici un extrait.

 

Ça, ma Muse (extrait : vers 1-17)

 

Çà, ma Muse, chantons, pour fort qu’il t’en ennuie ;

Il faut au bout du pont que je gagne ma vie ;

Les passants de nos vers fassent donc bon marché.

Prends ta viole et chantons jusqu’à soleil couché.

Une araignée en fer s’est emparée des villes,

Des champs, des continents et de toutes les îles.

On n’entend plus sonner dans tous les ports de mer

Que le mugissement d’une vache de fer...

Quel vacarme à minuit frappe encor mon oreille ?

C’est la bête de fer qui travaille et qui veille.

Ah ! que de bras aura son travail étonné !

Que de doigts son travail au vice détourné !

Il lui sied bien vraiment d’excuser ma paresse.

Nous vivons pour des fers qu’on polit et qu’on graisse,

Nous vivons dans les fers que partout on suspend,

Nous voyageons aux fers d’un rapide serpent,

Nous nous mettons aux fers sur le cheval du singe ;

 

Dans ce “recueil” il y aussi d’autres poèmes, ainsi que des Bribes et des Fragments, deuxième partie du livre. En voici quelques exemples.

 

À J.-A. R (poème non daté, sans doute postérieur à 1898, publié dans Les lettres françaises du 7.X.1948), J.-A. R étant Jean-Arthur Rimbaud.

 

Et moi, je vois aussi toute chose autrement,

Et je dis comme vous que nous sommes un poëte.

De notre père Hugo nous avons la cravate,

Nous rimons du Phébus dans le haut allemand.

 

Tous vos jolis brillants ne valent par leur boîte,

Ni votre imagerie un peintre d’ornement.

Quel « absurde » écolier ! le « ridicule » amant !

Tiens ! « dégoûtant » chanteur de la note inexacte !

 

Vous qui coiffez les gens, vous voilà bien coiffé.

Je n’aurai qu’un petit le bonnet étoffé.

Déjà, s’en mord un doigt votre grande niaise.

 

Mais sur elle du goût remportez donc le prix ;

Ou tâche que tes vers, cirés par antithèse,

Reluisent pour longtemps sous tes justes mépris !

 

Rappelons que, à un moment de sa vie, Rimbaud aimait à se qualifier d’absurde, de ridicule et de dégoûtant…

 

Sans amis, (non daté, paru dans Les lettres françaises du 7.X.1948)

 

Sans amis, sans parents, sans emploi, sans fortune,

Je n’ai que la prison pour y passer la nuit.

Je n’ai rien à manger que du gâteau mal cuit,

Et rien pour me vêtir que déjeuners de lune.

 

Personne je ne suis, personne ne me suit,

Que la grosse tsé-tsé, ma foi ! fort importune ;

Et si je veux chanter sur les bords de la Tune

Un ami vient me dire : Il ne faut pas de bruit !

 

Nous regardons vos mains qui sont pures et nettes,

Car on sait, troun de l’air ! que vous êtes honnêtes,

De peur que quelque don ne me vienne guérir.

 

Mais je ne suis icy pour y Faire d’envie,

Mais bien pour y mourir, disons pour y pourrir ;

Et la mort que j’attends n’ôte rien que la vie !

 

La chanson de mon Adonis (non daté, paru dans Les lettres françaises, 7.X.1948)

 

À quinze ans, un jeun’ de mon âge

Vint me dire un jour : Aime-moi !

Ce fut là tout notre mariage

À peu près comme dans les bois.

 

Ah ! hi ! hi ! hi ! hi ! hi ! ho ! ho !

 

Adonis, c’était l’ nom d’ mon homme ;

Quant à moi, l’on m’appelle Écho,

Le plus fort, c’est qu’au bar d’ la somme

Il n’ payait jamais son écot.

 

Après quatre mois de ménage,

Un beau jour, près de l’Opéra,

Il me dit : Je pars en voyage ;

Promets-moi que tu m’écriras.

 

Son adresse, ell’ n’arriv’ pas vite :

Elle s’est égarée, je vois.

Le plus dur, c’est que dans sa fuite

II ne m’a laissé que la voix.

 

Tous mes bijoux ont pris le coche ;

De ma montre j’ai fait mon deuil ;

Et pas même un mouchoir de poche

Pour essuyer mon petit ciel !...

 

Sans doute, ce poème est un souvenir de la période de la vie en compagnie de Rimbaud.

 

Ravaudeuse (non daté, paru dans Les lettres françaises du 7.X.1948)

 

       Ravaudeuse de mes linceuls,

Où la postérité demain me voudra mettre,

À personne du moins nous n’aurons dit : Mon Maître,

Comme ces beaux phénix qui font leurs vers tout seuls.

 

Dans la correspondance de Germain Nouveau, qui fut tour à tour monarchiste et républicain, nous trouvons quelques passages qui relèvent de considérations théoriques :

 

I. sur la littérature, 2.10.1889, à Léonce de Larmandie

 

Tous les livres sont placés vis-à-vis du lecteur dans la même expectative. Toutes les lectures ne sont pas de tout âge, et chaque auteur a ses âmes d’élection, qui pour le goûter doivent un peu être faites à l’image de la sienne. C’est ce que Péladan appelle : la semblabilité du lecteur. L’expression paraîtrait un peu forte, toutefois il y a beaucoup de vrai. Mais on est aussi gagné, conquis, dompté. Et le lecteur peut se trouver compris dans l’un de ces trois termes, et voir s’éclairer une œuvre, sans qu’il y ait semblabilité.

 

II. sur le mode de vie et la religiosité, 25.11.1891, à sa sœur Laurence

 

Tu me demandes comment je passe mon temps. Je me couche de bonne heure, et me lève de même. Je m’arrange pour faire une visite à l’Église, sinon pour la messe entière. Je finis de dire mes prières, qui sont assez longues, dont j’ai composé quelques-unes. Si je n’ai pas de courses à faire, et si je ne dessine pas, (mais je dessine beaucoup) je lis toujours les mêmes livres, (ni journaux ni rien) que la Bible et l’Évangile. On peut les relire continuellement, c’est comme si on les lisait pour la première fois, tant il y a de choses qu’on n’avait pas remarquées. En as-tu un d’Évangile ? Si en as un tu as tout ce qu’il te faut, et si tu ne le lis pas, tu es privée de toute espèce de choses sur cette terre.

 

III. sur la société et la pauvreté, 21.04.1892, à sa sœur Laurence

 

Tout mon désir est d’entrer en religion, ne serait-ce que comme frère lai, si je ne suis pas trop vieux et si l’on veut de moi.

 

Continue à demander à Dieu sa protection pour moi. Les temps sont très difficiles pour les pauvres. La pauvreté, cette vertu du chrétien, cet état de Notre-Seigneur, cette vocation de Saint Labre, sont aujourd’hui punies de la prison en Europe. Pauvre malheureuse Europe !

 

IV. sur la société et les besoins, 14.10.1909, à Ernest Delahaye

 

Donc, pour ne pas perdre le fil de mon sujet, Nature ne nous a donné qu’un seul besoin véritable, qui est de manger. Mais le Pacte social, pour parler le langage actuel, l’état social si tu veux, de besoins, oh ! combien, (comme dirait Verlaine, d’après nos vieux chroniqueurs !...) oh ! de combien de besoins ne nous a-t-il pas encombrés, comme celui de faire empeser un faux col, acheter des souliers, des chaussettes, des caleçons, deux douzaines de chemises, deux pantalons de fantaisie, avec veston, et casquette ; et trois pantalons habillés avec jaquette et chapeaux ronds ; trois gilets de 1uxe, deux de soirée, redingote, chapeau de haute forme, costume de chasse, costumes de chauffeur, de cycliste, de touriste, etc... gants de luxe, canne de luxe, etc…

 

 

Germain Nouveau, Le Repas du pauvre. Huile sur isorel, 1909 ? (reproduit d’après le site Cité du livre-Aix-en-Provence dédié au poète : Aix-Pourrières - Germain Nouveau (citedulivre-aix.com)).

 

 

Enfin, rappelons que Nouveau était un amateur de pseudonymes : P. Néouvielle, Duc de la Mésopotamie, Jean de Noves, Gardéniac, Bernard Marie avec ou sans trait d’union, B.-M. Nouveau, François Bernard, François La Guerrière, La Guerrière en un ou deux mots, Guerrière, Le Guerrier, Imbert Dupuis, Bénédict et probablement aussi Largillière, Largellière, Jean de la Noce, Sansay.

 

Pour conclure, je rappelle qu’en 1953-1955 Jacques Brenner et Jules Mouquet ont publié chez Gallimard les Œuvres poétiques de Germain Nouveau, un livre aujourd’hui épuisé, et que les éditions Seghers, en janvier 1971, ont consacré à Germain Nouveau le numéro 203 de la collection Poètes d’aujourd’hui.

 

Nous espérons ne pas vous avoir trop ennuyé et surtout vous avoir donné envie de lire ou de relire Germain Nouveau.

 

©Pedro Vianna

 

Voir le début dans ce même numéro : 1ère partie

 

 

(*)

 

Ce texte a été au départ préparé pour une présentation du Cercle des poètes oubliés, le vendredi 20 janvier 2023, dans le cadre du Territoire du poème, associé à La Clairière de Nadine, fondé par Anne Stell, repris de 2009 à mars 2017 par Nadine Lefebure et Christian Deudon, actuellement animé par Catherine Jarret.

 

Pour l'écriture du présent texte, nous nous sommes largement inspiré de la Chronologie établie par Pierre-Olivier Walzer, pour son édition des œuvres de Nouveau dans la Bibliothèque de la Pléiade.

 

Pour cette publication dans Francopolis, nous avons procédé à l’ajout de quelques précisions et de quelques poèmes que le temps qui nous était imparti ne nous avait pas permis d’inclure dans le texte.

 

Pedro Vianna

 

 

Francopolis remercie le poète, traducteur, chercheur et enseignant Pedro Vianna , ainsi que le Cercle des poètes oubliés, de partager avec nous et nos lecteurs cette re-découverte impressionnante. 

 

 

Une vie, un poète : Germain Nouveau

Présenté par Pedro Vianna

Francopolis janvier-février 2023

Recherche Dana Shishmanian

 

Créé le 1 mars 2002