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ARCHIVES : VIE – POÈTE 

Septembre-octobre 2022

 

 

Une Vie, un Poète :

 

 

Pour Malcolm de Chazal, l’essentiel monolithe,

de Jeanne Gerval ARouff.

 

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Réflexions en marge d’une lecture

Par Serge Gérard Selvon

 

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On ne saurait assez remercier Jeanne pour ce passionnant témoignage mettant en lumière une historiographie gravitant autour d’un grand personnage de notre « île point ». C’est la métaphore qu’employait souvent Jeanne lors de nos conversations pour désigner notre petitesse géographique… L’île point.

Point sur lequel Malcolm n’aura pas été d’accord, car ce dernier voyait grand et avait une vision tectonique du site de ses mythologisations et de la scénographie de son invention d’un imaginaire fondateur.

Le livre de Jeanne Gerval ARouff : Pour Malcolm de Chazal, L’essentiel monolithe est involontairement une fresque à la dérobée des dernières heures de la colonialité triomphante et des prémices de la décolonialité balbutiante. Malcolm, tout comme Jeanne d’ailleurs, peut être considéré comme un parangon de cette alternance sociétale et civilisationnelle enchâssée dans une géopolitique de la sensibilité et du savoir. 

Le titre de l’ouvrage semble gentiment contredire Jean-Marie Le Clézio qui a affirmé dans une conférence à l’auditorium Octave Wiehe de l’université de Maurice le 20 septembre 2002 (et que Jeanne rapporte dans son ouvrage p.91) que « l’œuvre de Chazal n’est pas monolithique. » Et il ajoute une réflexion explicative qui résume en trois courtes phrases mon propre ressenti parfois en lisant du Chazal : « Sa logique est celle du mouvement. Il procède par retouches. Le terme de repentir en peinture, s’applique encore mieux. » Son écriture serait selon Le Clézio une « littérature-peinture ».

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L’Essentiel Monolithe de Jeanne est un vibrant hommage à Malcolm de Chazal, monument emblématique de notre histoire culturelle récente, que dis-je, le point d’orgue de notre fin de siècle colonial, génie auto-proclamé, disaient en son temps ses détracteurs dans le vase clos de la colonie, car l’île se trouvait encore sous le joug britannique, mais consacré génie quand même, ailleurs, en métropole où cela comptait encore, auréolé dans le milieu littéraire parisien au cœur d’un chassé-croisé de prestigieux stars qui tenaient alors le haut du pavé : Jean Paulhan, Jean Dubuffet, de Lacretelle, André Breton, Francis Ponge…

L’œuvre de Malcolm de Chazal avait beau suscité un certain remous dans l’avant-garde parisienne avide d’idées novatrices, à Maurice elle ne provoquait que dérision et incompréhension. Il nageait à contre-courant dans la mentalité et la bien-pensance des puissants du système colonial. Il était donc leur bête noire, leur paria. Tel un héraut des temps nouveaux, Chazal s‘est tôt rangé du bon côté de l’histoire.

Le narratif du dispositif esthétique chazalien moqué surtout par sa communauté héréditaire devint au fil du temps un leitmotiv, un genre de récit mythique qu’il revisitait souvent en écriture dans la presse, dans sa correspondance et à la radio (le son familier de sa voix résonne encore dans mes souvenirs de ce temps jadis quand adolescent, j’écoutais ses causeries à la radio).

Malcolm de Chazal échangeait beaucoup avec ceux qui appartenaient à sa famille d’esprit. Il aurait été aujourd’hui sans conteste un fervent défenseur des réseaux sociaux et aurait été un excellent facebooker. Il avait de très bons rapports avec la presse. Il publiait régulièrement en éditorial dans Le Mauricien où son ami André Masson était rédacteur en chef, et dans Advance qui devint son porte-voix par affinité idéologique. Il connaissait tous nos chroniqueurs culturels de cette époque des années 1960-1970. René Noyau, adepte de la séparation des genres, jugeait sa picturalité à l’aune des conventions traditionnelles de l’art moderne et déplorait ses maladresses techniques. Il était toutefois le seul du petit groupe d’initiés de la chronique (davantage mondaine que culturelle) à ne pas céder à l’encensement unanime du talent pictural de Malcolm de Chazal ; son analyse est circonspecte (Advance 5.7.1958 – « Le cas Malcolm de Chazal »). Si la recension de Pierre Renaud était en adéquation avec le Zeitgeist, celle de Marcel Cabon se focalisait sur la littérature, il sous-estimait l’interdisciplinarité.... Yves Ravat et Max Moutia par contre s’intéressaient davantage à la singularité du personnage pittoresque et à ses excentricités qu’à la signification de son iconographie dans l’édifice de son œuvre totale (philosophico-littéraire et plastique). Cependant, Malcolm, conscient des carences de la critique locale, ne ratait jamais de répondre avec une exubérance juvénile à chaque fois qu’on le caressait dans le sens du poil.

 La gent féminine par contre avait une réception totalement différente de l’œuvre chazalienne et Malcolm divulguera les raisons fondamentales de cette anomalie dès la première lettre de sa correspondance avec Jeanne Gerval ARouff en réponse à l’article de cette dernière paru le 7 octobre 1959 dans Le Mauricien.

« Chère Mademoiselle, vous avez été prophétesse. Et n’avez-vous pas été la seule à l’exposition de Rose Hill à m’acheter un tableau ? » Cette exclamation emphatique de reconnaissance est à la fois spontanée et sincère. L’appréciation impulsive et l’enthousiasme de Jeanne le touchent profondément et exaltent son ego. Par ailleurs l’épithète prophétesse est appropriée quand on sait que Jeanne compte parmi les premiers inconditionnels de la secousse tellurique du phénomène Chazal dans le monde des idées et dans le paysage culturel de Maurice. 

Et Chazal renchérît : « Mademoiselle, vous si compréhensive, permettez-moi maintenant de vous parler à cœur ouvert : les femmes sentent des choses que leur intelligence n’a même pas conçues.

L’esprit des femmes sent le souffle de l’avenir, alors que le reste des hommes est encore à questionner l’horizon. »

Si ce premier échange épistolaire ébauche déjà le prototype du récit épique de la révélation esthétique, un condensé qui servira désormais de leitmotiv, tel l’essence ou le principe directeur d’une œuvre musicale, s’amplifiant crescendo en d’innombrables articles de presse et de causeries radiophoniques, il nous aura appris subrepticement que Jeanne a été sans conteste la première à acquérir une œuvre picturale de Malcolm de Chazal. Elle doit avoir mentionné cette acquisition hors-micro au cours de nos entretiens en vue de mon livre Visite D’Atelier (en cours de parution). Dans son Intérieur polyvalent à l’instar de Magritte peignant dans son living bourgeois bien rangé, je n’ai vu que ses propres œuvres, hormis ces deux pages du cahier Culture de l’Express du lundi 9 septembre 2002 qu’elle a créées pour la commémoration du centenaire de la naissance de Malcolm, pieusement encadrées en diptyque telles des ex-votos.

Contrairement à quelques autres protagonistes de mes interviews qui s’appropriaient sans vergogne des maniérismes de Malcolm, absolument rien dans les travaux de Jeanne ne trahissait des velléités de référentialité formelle. Elle évite ce répertoire iconographique unique qui fait les choux gras des nombreux épigones. En revanche elle semble s’inspirer de la trame spirituelle reliant toutes ces valeurs épidermiques reflétées par ces motifs fétiches : ananas, dodos, fleurs-fées, chaussures de plage, palmiers-baobab et j’en passe. La grande diversité des nombreuses œuvres échelonnant le long parcours de l’autrice documenté dans l’ouvrage en donnent la démonstration. 

Le déracinement du biotope culturel indianocéanien (fin 60) et le long exil de presqu’un demi-siècle dans l’univers occidental, matrice civilisationnelle des colonisés, aliénaient au premier abord mon jugement par un brutal inversement de perspective, je m’en rendis compte en interviewant Jeanne en 2012, chez elle à Floréal, après avoir dialogué avec une flopée d’artistes des arts visuels de l’île proposée par le ministère de la Culture. Tous ces artistes du présent se voulaient contemporains, dans le sens chronologique certes. Cependant, ils ne l’étaient pas dans le sens générique du terme, à l’instar de Jeanne adepte des axiomes de son maître à penser Malcolm de Chazal. Bien avant l’avènement du genre Contemporain des années 60, de ce glissement de paradigme qui prône « l’extension de la notion de l’art » (Joseph Beuys), Malcolm de Chazal n’était-il pas déjà connu pour ses postures intellectuelles de transdisciplinarité d’art total ? 

Ce n’est pas par hasard que Jeanne Gerval ARouff soit la personne à qui notre grand homme confiera en 1976 son ultime testament, à l’Hôtel National, QG de Malcolm comme chacun sait, dans des circonstances conspiratrices dignes d’un scénario de polar, et dont Jeanne Gerval ARouff nous fait part dans la « Lettre à Malcolm » qui préface la publication de L’Autobiographie Spirituelle en 2008 chez L’Harmattan. Elle a déjà publié ce document sous le titre de Le Pré-Natal dans le magazine 5Plus en 1991, et il est intégré dans la trame de L’Essentiel Monolithe.

Cette publication de l’Autobiographie Spirituelle à L’Harmattan, figurait parmi les références consultées peu avant de venir à Maurice pour rencontrer les protagonistes de Visite d’atelier. Hormis quelques reproductions visionnées sur ordinateur à Düsseldorf, j’ignorais toutes les activités annexes de Jeanne Gerval ARouff, bref l'essentiel, voire la dimension interdisciplinaire de la démarche de la plasticienne. Je misais donc sur le dialogue pour rectifier le tir...

Jeanne Gerval ARouff est peut-être très touche-à-tout, mais ses multiples centres d’intérêt sont abordés en profondeur. Elle m’a montré lors de nos entretiens une masse de témoignages soigneusement archivés qui dévoilent, outre les affinités évidentes avec Chazal, une rétrospective exhaustive des différentes étapes de l’ensemble de son œuvre.

Certains textes de Jeanne (lettres privées, lettres ouvertes et échanges fictifs d’outre-tombe inclus) évoquent une connexion spirituelle qui transcende le plan terrestre. L’œuvre de Chazal exerce sur Jeanne un puissant ascendant ésotérique, une Seelenverwandschaft dirait-on en allemand.

Pour Malcolm de Chazal, L’Essentiel Monolithe est certes un tour de force de documentaliste au service du rayonnement de la tête de proue de notre contemporanéité postcoloniale, mais se distingue par un genre de duo-selfie avec le génie Chazal et l’auteure pluridisciplinaire qui démontre ses facultés de passer avec aisance d’un médium à un autre. Elle est journaliste, écrivaine, essayiste, poétesse, plasticienne, chroniqueuse commentant à chaud l’historiographie culturelle, critique d’art, pasionaria de la mémoire collective occultée de l’icône Chazal, elle est tout ça simultanément ou successivement. Elle assume surtout son rôle de disciple, fan inconditionnel de l’incontestable superstar Malcolm de Chazal. Et l’on ne peut que compatir à sa détresse et à son incompréhension à l’égard de l’indifférence de nos compatriotes à honorer dignement le souvenir de ce grand homme dans l’espace public, même pas une pierre d’achoppement devant sa maison natale.

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2002 a été une année faste pour ce mode de chronique personnalisée qu’invente Jeanne pour s’adresser au génie disparu, car persuadée « qu’il demeure à jamais », elle a retenu l’usage de la lettre pour tout partager avec Malcolm. Cette communication à sens unique débute en fanfare avec la lettre commentant la conférence de Jean-Marie Le Clézio le 20 septembre à l’auditorium Octave Wiehe et s’étend à toutes les manifestations « au fil des événements » ayant un lien de près ou de loin avec le souvenir de Malcolm. 

Elle déambule les pistes empruntées par les intellectuels d’antan pour se rencontrer dans des endroits jadis légendaires du vieux Port-Louis, mais aujourd’hui disparus ou délabrés en attente de faire place à une douteuse modernité. Elle évoque par des épisodes et des anecdotes, qui faisaient parfois le tour de l’île, l’ambiance culturelle et le débat d’idées à l’étroit dans la colonie à la veille de l’émancipation politique, puis traversant la transition, abordant l’indépendance… Ces esquisses sont imbues par l’empreinte et le charisme du mage. Elles ébauchent pour la postérité les éléments d’une historiographie plausible de la vie culturelle à une époque charnière de notre patrie.

On imagine, comme à rebours, le temps de lire ces brèves chroniques, des gens que l’on a côtoyés, que l’on a connus vaguement, des amis aussi et des ombres familières esquissant le décor social de cette avant-indépendance insouciante, et des bouleversements qui s’ensuivirent…

Toutes ces réminiscences du temps de l’insouciance, pêle-mêle, suivant à la piste l'aura du mage dans l’espace et dans le temps nous font rêver. On a plein la tête des senteurs de la légèreté de cette époque pas si lointaine… et des odeurs de la ville portuaire si présentes dans les tableaux de Fabien Cango.

On dirait bien oui à cette invitation au rêve d’une île apaisée, d’un éden se rapprochant de l'utopie chazalienne

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Jeanne est sculptrice et l’élégante facilité à s’adapter aux contraintes de matériaux réfractaires surprend. Elle impose au basalte des formes élémentaires que l’on associe aux propriétés structurelles de cette matière et n’intervient qu’avec des inscriptions sur les surfaces planes de figures cubiques. Le respect de la matière prime sur la forme. Les sculptures en basalte, matière qu’elle nomme « notre pierre identitaire », ont toujours, même en modèle réduit, l’aura de monumentalité de vestiges archaïques : dolmens, menhirs…

Et le titre de cet ultime hommage de Jeanne envers Malcolm : l’essentiel monolithe, évoque les forces tectoniques et spirituelles à la base de la monumentalité sculpturale et archaïque de son sujet, le mégalithe Chazal.

 

 

Serge Gérard Selvon

Plasticien et théoricien de l’art

40217 Düsseldorf, Allemagne

serge.selvon@mac.com

https://www.sergeselvon.de

 

Une image contenant mur, intérieur, personne, pièce

Description générée automatiquement

 

C’est l’unique photo de moi en 1969 dans mon atelier à Rose Hill où l’on peut voir un de mes deux gouaches de Malcolm fraîchement acquises à mon arrivée à Maurice après 5 années d’études à l’académie des beaux-arts de Düsseldorf. Les couleurs du Chazal sont beaucoup plus vives que sur la photo jaunie… et la gouache est sommairement épinglée au mur, o sacrilège ! Plus grave encore, la gouache peinte sur du papier fait main que Chazal employait a été un peu amochée pendant un dramatique déménagement. J´ai trouvé un expert de la restauration de papier pour me défroisser ce coin gauche qui n’est heureusement pas déchiré, et cela va me coûter, je ne sais combien de fois plus que j’ai payé pour l’œuvre en 1969…

 

 

 

S. G. S.

 

 

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Le livre a été signalé dans nos Annonces de mai-juin : Jeanne Gerval ARouffPour Malcolm de Chazal. Autoédition, juin 2022 (378 p.).

Il a été aussi signalé sur Facebook (notamment sur la page Littérature mauricienne).

D.S.

 

 

Une vie, un poète

Malcolm de Chazal

Livre-témoignage de Jeanne Gerval ARouff.
Réflexions de Serge Gérard Selvon

Francopolis septembre-octobre 2022

Recherche Dana Shishmanian

 

Créé le 1 mars 2002