rencontre avec un poète du monde

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ARCHIVES : VIE – POÈTE 

Novembre-décembre 2023

 

 

In memoriam Nicolae Labiş : L’Albatros occis

 

par Dana Shishmanian

 

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Nicolae Labiş : Autoportrait

(reproduit d’après Stela Covaci, dans Certitudinea, 09-12-2009).

 

 

 

Né le 2 décembre 1935 dans le village moldave Mălini près de Suceava (au Nord-Est de la Roumanie), le poète étudiant Nicolae Labiş (prononcé : Labiche) est décédé à Bucarest le 22 décembre 1956, alors qu’il venait d’avoir 21 ans, trois mois seulement après la parution de son unique volume anthume (Primele iubiri / Les premières amours) ; un nouveau volume (Lupta cu inerţia / La lutte avec l’inertie) tardait de recevoir le feu vert de la censure et allait paraître à titre posthume en 1958. Sa carrière fulgurante et sa mort tragique ont marqué profondément la poésie roumaine d’après-guerre.

Ses proches – sa famille, ses collègues et amis – n’ont jamais eu de doute sur le fait que le jeune poète, qui avait depuis plusieurs années déjà commencé à défier le système, a été assassiné sur ordre, étant poussé entre les wagons d’un tram au démarrage par l’un des agents de la Securitate chargé de le surveiller, que le poète connaissait : paralysé sur son lit d’hôpital, la colonne vertébrale brisée, il a pu se confier à plusieurs reprises pendant les 10 jours de son agonie, et ces témoignages ont été plus tard rendus publiques, des décennies après ; car à l’époque même, la jeunesse roumaine était en proie à une terrible répression dans le contexte des manifestations de solidarité avec l’insurrection anticommuniste hongroise, auxquelles Labiş lui-même avait pris part, ce qui a sans doute précipité son « accident »… (1).

De son œuvre puissante et étonnamment mature, qui en quelques années seulement, en s’écartant du « réalisme socialiste » qu’imposait le régime à l’époque, parcourt une vertigineuse spirale esthétique, de trop éparses morceaux sont connus en traduction française, parmi lesquels la fameuse Mort de la biche (Moartea căprioarei, poème inclus dans son volume de début et dont le titre français renvoie étrangement au nom du poète…) (2).

Nous choisissons de donner ici quelques textes du volume posthume, voire parus hors volume des décennies après sa mort, inédits en français, notamment ceux qui croquent au mieux son profil de jeune rebelle sacrifié : ils ont tous été écrits en 1956, quelques semaines voire, pour le dernier, quelques heures avant sa mort.

Le premier est un petit poème emblématique dont le pendant graphique semble être l’Autoportrait reproduit en tête de cet article : Je suis l’esprit des profondeurs (Sânt spiritul adâncurilor) (3).

Il est hautement prémonitoire qu’une de ses poésies les plus remarquables s’intitule Albatrosul ucis (L’Albatros occis), en référence évidente à Baudelaire, poète interdit à l’époque en Roumanie par le régime communiste (4).

Nous donnons également, en notre traduction, les deux dernières poésies de Labiş reproduites par Stela Covaci dans son article Moartea lui Nicolae Labiş. Nopţile de coşmar ale poetului ucis / La mort de Nicolae Labiş. Les nuits de cauchemar du poète assassiné (paru dans Certitudinea, 09.12.2009) :

 ‒ l’une, inédite jusqu’en 2009, dictée par le poète à son ami Aurel Covaci dans la nuit de Saint-André, le 30 novembre 1956 (une des „nuits de cauchemar”, traversées de sombres pressentiments, que les trois amis ont passées ensemble en cette tragique fin de l’année fatidique 1956) (5) ;

‒ l’autre, mal comprise lors de sa première parution en 1966 : la toute dernière poésie dictée sur son lit de mort à Aurel Covaci, faisant référence à l’attentat ordonné par le pouvoir à son encontre, figuré par le poète comme L’Oiseau au bec de rubis (Pasărea cu Clonţ de Rubin) qui venait de le frapper à mort (6).

 

***

 

 

Je suis l'esprit des profondeurs

Je suis l'esprit des profondeurs,

Je vis dans un autre monde que vous,

Dans le monde des alcools forts,

Où seules les feuilles

de la trompeuse aboulie sont flétries.

De temps à autre

Je monte dans votre monde

Par des nuits terriblement calmes et claires,

Alors j'allume de grands feux

Et j’engendre des trésors,

En vous émerveillant, vous qui me comprenez.

Puis je redescends à travers grottes ardues

Dans l'eau étincelante, miraculeuse.

Je suis l'esprit des profondeurs,

Je vis dans un autre monde que vous.



L’Albatros occis

Quand le vent eut tourné des arbres vers la mer,

Et dans le velours de l’ombre, le sable s’enlisait,

Une vague le retira et doucement coucha à terre

Sur un cimetière de coquillages, qui étincelait.

 

Au bord de la vie bouillonnante de la mer

Il se tenait étrangement raide, hautain, mais brisé.

Il semble regarder encore les talasses de l’air

Avec le cou gracieusement plié vers le sommet.

 

Ses ailes ouvertes sont boueuses et salées,

L’orage qui l’a frappé lui sonne sourd le glas

Coquilles multicolores brillent autour, tuées,

Dont la chaleur ronge le cœur pas à pas.

 

Jetées par les vagues sur la côte sèche, escarpée

Elles moururent sans combat, richement scintillantes,

Son aile avec sa boue dense, enténébrée

Trouble leur lumière blanche, aveuglante.

 

Au-dessus crie dans l’air, dansant en des sauts brusques,

Défiant l’infini, un jeune goéland.

Le guerrier de la tempête jeté entre mollusques

Reflète un nouvel essor dans l’œil mourant.

 

Quand la brise se lève, son aile frissonne tout bas

Et, ranimé un instant par un invisible signe,

Il semble qu’il volera à nouveau, une dernière fois,

Vers un cimetière plus sobre et plus digne.

 

 

Tout me fait mal 

Tout me fait mal : le songe, le mot, le sommeil, la vie, le vent.

Me fait mal celui que j’aime

Riche et pauvre

Me fait mal la veste, me fait mal le linge,

Me fait mal la couche, me fait mal le lange.

Ce lange a été la première corde

Qui m’a étranglé, mais maintenant

C’est une longe au tréfonds du gouffre

Qui me pend à l’inverse vers le ciel.

 

 

L’Oiseau au bec de rubis

L’Oiseau au bec de rubis

S’est vengé, voilà, il s’est vengé.

Je ne peux plus le caresser.

Il m’a écrasé,

L’oiseau au bec de rubis.

 

Et demain

Les petits de l’oiseau au bec de rubis,

En picorant dans la poussière,

Vont peut-être trouver

Les traces du poète Nicolae Labiş

Qui restera un beau souvenir.

 

***

 

 

 

On ne peut se séparer, pour l’instant, de Nicolae Labiş sans contempler avec stupeur son visage d’enfant sacrifié, tel que nous le montre la photographie mortuaire, reproduite ici d’après l’article susmentionné de Stela Covaci, dont nous reprenons ce commentaire :

 

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« Je l’ai revu sur son catafalque dans le hall de la Maison des écrivains, vêtu du costume qu’il s’était acheté un mois auparavant avec l’argent reçu pour le volume “Les premières amours”, enfoncé dans l’écume du voile mortuaire comme une mariée. Sa main fine m’a semblé un moment retenir la mienne. J’ai été effrayée, car son visage avait changé. Il avait la face du Pendu du Tarot (…) D’après Eliphas Levi (XIXe s.) : “Le Pendu est un symbole de Prométhée, les pieds au ciel et la tête touchant terre, adepte libre et mené au sacrifice qui dévoile aux hommes le secret des dieux et qui pour cela est menacé de mort". Le théologien Leonid Uspenski, dans son livre de poèmes en prose, dit du Pendu : “Voilà, celui est l’homme qui a vu la Vérité. Une souffrance nouvelle, plus grande que ne pourrait jamais provoquer toute douleur humaine". Oui, Satan, l’Oiseau au bec de rubis, a fait son devoir. »

 

 

Notes

(1) Voir l’exposé détaillé de cette ténébreuse affaire – l’un des plus retentissants “crimes d’État” à l’encontre d’écrivains en Roumanie – sous la plume d’Ara Alexandre Shishmanian, dans la récemment parue Lettre du Pen Club Français n° 38, pp. 21-27 (et précédemment : Totalitarisme et littérature (II), dans Les Cahiers “Psychanodia”, n° 4 / Juin 2023, publication accessible en ligne: https://adshishma.net/Publications-Accueil.html). Voir aussi, du même auteur, à notre rubrique Lectures-chroniques de novembre-décembre 2021, l’essai La poésie – verticale insatiable de l’homme. (Des écrivains face au pouvoir).

(2) Quelques traductions accessibles en ligne pour Moartea căprioarei : celles de Claudia Pintescu (2008), Paul Abucean (2017) (La mort de la biche) ; en anglais : Daniel Ioniţă (2019), Marius Alexandru (2020) (The Death of the Deer).

Le volume de début de Nicolae Labiş a connu en Roumanie une édition en français : Les premières amours, traduction par Aurel George Boeșteanu (Bucarest, Editura Eminescu, 1974).

Récemment est paru aussi en Roumanie L’Albatros brisé en la traduction de Ecaterina Chifu (éd. UZP 2021) – probablement d’après le volume anthologique éponyme édité en 1966 (voir ci-dessous note 6) : cette publication n’est hélas pas accessible à partir des sites libraires en ligne.

(3) Le texte paraît dans le volume posthume Lupta cu inerţia, 1958. Le voilà en original :

Eu sînt spiritul adîncurilor,
Trăiesc în altă lume decît voi,
În lumea alcoolurilor tari,
Acolo unde numai frunzele
Amăgitoarei neputinţi sînt veştede.
Din cînd în cînd
Mă urc în lumea voastră
În nopţi grozav de liniştite şi senine,
Şi-atunci aprind mari focuri
Şi zămislesc comori
Uimindu-vă pe cei ce mă-nţelegeţi.
Apoi cobor din nou prin hrube trudnice
În apa luminoasă, minunată.
Sînt spiritul adîncurilor,
Trăiesc în altă lume decît voi.

(4) Ce poème paraît dans le volume posthume Lupta cu inerţia, 1958. Le voilà en original :

Cînd dintre pomi spre mare se răsucise vîntul,

Şi-n catifeaua umbrei nisipul amorţea,

L-a scos un val afară cu grijă aşezîndu-l

Pe-un cimitir de scoici ce strălucea.

 

La marginea vieţii clocotitoare-a mării

Sta nefiresc de ţeapăn, trufaş, însă răpus.

Priveşte încă parcă talazurile zării

Cu gâtul galeş îndoit în sus.

 

Murdare şi sărate-s aripile-i deschise,

Furtuna ce-l izbise îi cânta-un surd prohod

Lucesc multicolore în juru-i scoici ucise

Al căror miez căldurile îl rod.

 

De valuri aruncate pe ţărmul sec şi tare

Muriră fără luptă sclipind acum bogat,

Le tulbură lumina lor albă, orbitoare,

Aripa lui cu mîl întunecat.

 

Deasupra ţipă-n aer dansînd în salturi bruşte,

Sfidînd nemărginirea, un tânăr pescăruş.

Războinicul furtunii zvîrlit între moluşte

Răsfrînge-n ochiu-i stins un nou urcuş.

 

Cînd se-nteţeşte briza aripa-i se-nfioară

Şi, renviat o clipă de-un nevăzut îndemn,

Îţi pare că zbura-va din nou, ultima oară,

Spre-un cimitir mai sobru şi mai demn.

(5) Voici le texte original (dévoilé par Stela Covaci en 2009) :

Mă doare tot: visul, cuvântul, somnul, viaţa şi vântul.

Mă doare cel pe care îl iubesc

Bogat şi sărac

Mă doare haina, mă doare cămaşa,

Mă doare scutecul, mă doare faşa,

Faşa aceasta a fost prima funie

Ce m-a sugrumat, dar acum

E un ştreang în adâncul genunii

Ce mă spânzură invers spre cer.

(6) Le titre – Pasărea cu Clonţ de Rubin – renvoie en fait de manière à peine voilée aux initiales PCR – le Parti Communiste Roumain. Voici le texte original, paru dans l’anthologie Nicolae Labiş. Albatrosul ucis, réalisée par Gheorghe Tomozei (EL 1966) :

Pasărea cu clonţ de rubin

S-a răzbunat, iat-o, s-a răzbunat.

Nu mai pot s-o mîngîi.

 

M-a strivit,

Pasărea cu clonţ de rubin,

Iar mâine

Puii păsării cu clonţ de rubin,

Ciugulind prin ţărână,

Vor găsi poate

Urmele poetului Nicolae Labiş

Care va rămâne o amintire frumoasă...

 

 

©Dana Shishmanian

 

 

Une vie, un poète : Nicolae Labiş  

Francopolis novembre-décembre 2023

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Créé le 1 mars 2002