rencontre avec un poète du monde

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ARCHIVES : VIE – POÈTE 

Janvier-Février 2022

 

 

Une Vie, un Poète :

 

 

Werner Lambersy.

 

« le poème
 est la mort de la mort »

 

Un choix de poèmes inédits avec l’autorisation de l’auteur…

 

Source : http://wernerlambersy.eklablog.com/

(*)

 

« J’ai voulu écrire d’un trait jusqu’à épuisement ce qui vient, comme ça vient, de la mort d’un ami, sachant malgré le temps qu’on ne parle qu’à soi !  Certains diront que cela se sent : tant mieux ! D’autres diront le contraire, tant mieux aussi ! Chacun fera avec ! Je parle au soleil qui s’éteindra… »

 

titres de transport (extraits)

 

Mon corps

Est dans ton corps

Pourtant tu n’es pas là

 

Ma main

Est dans la tienne

Et je ne sais rien d’elle

 

Ma bouche

Est dans ta bouche qui

N’est pas libre

 

Ni l’air qui enferme nos

Cris d’amants

 

Et nous emporte au-delà

Sans que bougent

La montagne

 

Ni les feuilles mortes du

Temps

Ô mon

Amour où sommes-nous

 

Quand tes yeux dans mes

Yeux se regardent

 

***  

 

« Dans un seau la carpe ouvre et ferme ses ouïes

La fin de la vie est encore un monde agité »      

Mitsutoshi

Nous construisons des ruines

Sur les ruines

À venir La chenille des sexes

Ne deviendra

Pas un papillon Socrate avait

Raison : on ne

Peut rien contre les rumeurs

 

L’océan reprendra toute sa

Place sur la

Terre Les oiseaux auront des

Cris ultimes

Avant le feu gargantuesque

Des soleils

La nuit nous entraînera dans

Son grand

Domino Nous érigeons des

Ruines

 

Rien ici n’est fait pour durer

Et c’est

Bien : ce n’est ni punition ni

Vengeance

Le bien et le mal demeurent

Inséparables

Mais Il n’y a pas de coupable

 

Le carnage

La furie des hommes le bien

Et la beauté

Collaborent à cette vie têtue 

 

Nous construisons des ruines

Car nous savons

Qu’elles seront belles et nous

Aimons toucher

Et contempler et le bas le haut

Et tout ce qui

Devient de la beauté plus que

Nous-mêmes

Et ce chaos du début sans fins

 

***  

 

Les peuples meurent il n’y a

Pas de coupables

Pas de punition juste le prix

A payer pour

La technologie et les profits

 

Déjà le meurtre est coté en

Bourse

Les mensonges de la banque

Le pillage

Des assurances la main mise

Des maffias

Confortent les hackers sur le

Net à voler

Tricher et cultiver les haines

 

Les fantômes numériques se

Seront effacés

D’eux-mêmes la mémoire de

Nos machines

Soudain s’avèrera vide celle

Des hommes

Subira la lobotomie générale

 

***

 

Nous construisons des ruines

Demain ou après

Il ne restera que la poussière

De nos déchets

Nucléaires et trois ou quatre

Blockhaus

Murés du mur de l’Atlantique

 

Cependant que j’évoque mélancolique les enrobants

orgeats, les sirupeuses grenadines et les griottes

douces-amères dans la jeune bouche de nos baisers

 

La nuit des temps sort du sel

Que ratissent les paludiers de

La voûte lagunaire des étoiles

 

De quels temps s’agit-il dont

Je ne connais que les fanfares

Qui s’éloignent et faiblissent 

 

De quelles nuits s’agit-il dont

Je ne connais que le bandeau

Sur mes paupières alourdies

 

Nous construisons des ruines

Des tours

Des villes d’acier et de vitres

 

***

 

Les hommes se dévoreront

comme des insectes

 

croiront

dans l’ordre l’argent et dieu

 

la nature

indifférente suivra le ruban

du piano mécanique

du temps

 
le silex de l’univers lancera

ses étincelles froides

 

*** 

 

la charge de la brigade légère (extraits)

 

Rien n’est encore écrit

Rien n’a posé encore

La hauteur de sa voix

Son rythme ni le ton

 

Mais le chant a

Commencé à chanter

Dans le silence

 

A danser dans

L’absence de signes

 

Il reste cependant

L’antique angoisse

La peur millénaire

 

D’être envahi par

Tant de mystères

 

***

 

C’est là et ce n’est pas là 

C’est tout autour comme

Une ville que l’on assiège

 

Ce n’est pas ma mort que

Je ne crains pas

 

Pas celle de l’autre que je

N’imagine pas

 

C’est là car il n’y a pas de

Place ailleurs

Et que l’univers n’est que

Ça                  Rien d’autre

 

Ça n’a pas de voix mais sa

Présence pèse

Ça attend de trouver une

Porte pour dire

 

***

 

Quoi s’est rapproché de moi

A me frôler

 

Sans dire son intention ni ses

Pouvoirs obscurs

 

Je ne pourrai pas vivre sans et

Pourtant il faut

 

Apprendre à s’en passer je suis

Dans ce malaise

 

De savoir que la beauté existe

Sans que je sache

 

Ce que je puis espérer encore

D’elle et du monde

Dans l’horreur de son retrait

 

***

 

J’ai rencontré

Beaucoup de gens

Qui ont beaucoup

Lu et relu !

 

Pas un seul qui a

Tout lu

Alors

À quoi sert de tant

Lire

 

Écrire ce qui n’est

Pas encore   voilà

La véritable tâche

 

*** 

 

Aujourd’hui

Le ciel est vide

Pas un oiseau

 

Ni sur les toits

Ni dans les airs

 

C’est comme

Un mot à qui

Manquent des

Lettres

 

Un livre

Où manquent

Des pages

 

Que faire sinon

Siffler

À la fenêtre… ?

 

***

 

Werner 85x780.jpg

 

[le poète et la mort]

 

Le poème
  est un rapport inconnu
  à la vérité
 
  la mort aussi
 
  le poème n'est pas la mort
  mais il passe
  par là
 
  la mort
  comme le poème
  passe par là où l'on ne peut
  qu'être seul
 
  la mort est poétique
  en ce qu'elle est sans retour
 
 le poème
 est la mort de la mort

 

***

 

La mort

N’a pas d’histoire

Elle est là depuis le tout

Début

 

Elle sera là

A la toute fin avec

Ou sans les roses avec

Ou sans nous

 

Elle sera seule

 

Et n’aura

Jamais eu le temps ni

L’occasion

 

De nous dire pourquoi

 

*** 

 

Pour passer le temps

Qui est long

Quand on est mort

 

Il faut apprendre

A compter les feuilles

Mortes

Et les cailloux

Là où l’on est enterré

 

Pour profiter du temps

Qui est si court

Quand on est vivant

 

Il faut apprendre

A compter comme l’eau :

Du nuage

A la pluie et de la pluie

Aux ruisseaux

 

Dans les deux cas

Vu de l’éternité

C’est pas la mer à boire

 

***

 

Plus tard

Quand plus tard ne voudra plus

Rien dire

...

...nous ne saurons plus rien avant

Le grand black-out

Qui s'étendra au-dessus des têtes

Comme une enclume insonore

Sous un manteau de suie

...

On meurt

Toujours d'un poème sans pouvoir

l'achever

 

 

(*)

 

Ces textes inédits – dont quelques-uns sont parmi les derniers écrits – sont extraits du blog dédié à Werner Lambersy : http://wernerlambersy.eklablog.com/, créé et maintenu par Jean-Louis Millet, ami et collaborateur – notamment pour le recueil De brins et de bribes paru aux éditions du Cygne en 2010, qui est composé de ses encres, et des textes qu’elles ont inspiré au poète. Jean-Louis Millet tient son propre blog que nous recommandons vivement à nos lecteurs : http://auhasarddeconnivences.eklablog.com. Nous le remercions infiniment de nous avoir permis de fouiller ainsi à la recherche de ces pépites inédites de Werner Lambersy, que l’auteur – soyons-en surs – aurait aimé tant partager avec nos lecteurs : que ses vœux soient exaucés !

 

Nous faisons suite ainsi à l’hommage que nous avons rendu au poète belge dans notre précédent numéro de novembre-décembre 2021, où nous avons publié une belle étude que lui avait dédiée Monique W. Labidoire en 2005.

 

Werner Lambersy (1941-2021), (1941-2021), qui nous a quittés en octobre 2021, était un poète ouvert à tout. Le dit lui-même, dans une interview mémorable donnée à Václav Richter en 2011 (lire sur le site de la radio ici), où il fait avant tout état des raisons personnelles qui l’ont poussé à écrire en français (lui, le belge de langue maternelle néerlandaise, d’une mère juive et d’un père flamand ex-nazi…). Il est réconfortant de le lire et de retenir au moins deux des principes qui l’ont guidé et dont est fait son crédo : la beauté, et la poésie. Qu’il nous soit permis de le citer, comme pour recevoir une part d’héritage de son testament spirituel :

« La beauté n’a pas de visage défini. Il n’y a pas de règle. Il y a une beauté antique, grecque dont on se fait une idée, une beauté moyenâgeuse, dont on se fait une idée, mais ça se fait après. Il n’y a pas une image toute faite, absolue de la beauté. La beauté, c’est notre regard que nous jetons vers elle, le besoin que nous en ressentons, la nécessité que nous avons, le manque qui nous habite. Et ce manque nous habitera toujours. Ce qui fait fonctionner le monde, c’est le désir. Or le désir par définition, c’est inachevable. C’est l’insatisfaction pour toujours. Cette insatisfaction est le moteur de la vie et le moteur de la poésie. Je suis donc perpétuellement un homme en colère, perpétuellement un homme passionné, et perpétuellement un homme amoureux. »

« On dit tout le temps que la poésie disparaît, qu’il n’y a pas de public. Ce n’est pas vrai. Ce n’est pas vrai du tout. Il n’y a plus de public ici, en France par exemple, mais il y en a beaucoup ailleurs. Et puis ça s’inverse, ça change. Donc le besoin est permanent, je n’ai aucune inquiétude. J’allais presque dire : Quand ça va mal dans le monde, ça va très bien pour la poésie. Pourquoi ? Parce que les gens ont besoin des fondamentaux. Ils veulent savoir : Qu’est ce je fous sur cette terre ? Pourquoi je suis là. Pourquoi je souffre ? Pourquoi je ne souffre pas ? etc. Les grandes questions arrivent, la poésie ne répond pas, mais quand même elle aide. Elle aide terriblement à survivre. Les gens qui rentraient dans les fours crématoires récitaient des poèmes, les gens qui étaient dans les stalags écrivaient des opéras, des poèmes, des oratorios. Ça aide à vivre. »

Dernier recueil : Mémento du Chant des archers de Shu, Maelström, mai 2021 64 p., 16 €).

 

(D.S.)

 

 

Une vie, un poète

Werner Lambersy  - choix de poèmes inédits

Francopolis janvier-février 2022

Recherche Dana Shishmanian

 

Créé le 1 mars 2002