J’aime les mots
Les mots, je les ravale comme des
larmes. Comme ils ne tiennent pas en place dans ma mémoire, je les cache où
je peux, entre les pages d'un livre, sous une pile de linges ou dans
quelque autre recoin de la maison. Quand je sors je les mets dans un sac que
je dissimule sous mon manteau. Je fais attention à ce qu'ils ne s'échappent
pas car je dois l'avouer, j'ai honte de mes mots. Je répugnerais à les
lâcher dans la nature. Je les entends déjà me poursuivre en criant : C'est
lui ! C'est bien lui ! Oyez comme il ment ! Voyez comme il rougit dans sa
nudité !
C'est pourquoi je prends soin de
n'éveiller aucun soupçon. Je m'emploie sans relâche à étouffer la vérité
dans l'œuf, à polir mes sourires de façade, ravauder les hardes de ma
panoplie...
Mes mots ne ressemblent pas à l'idée
que les gens se font de moi. Ils ont des élans et des noirceurs qui ne
siéent pas aux apparences derrière lesquelles je les ai murés. Il m'arrive
quand je suis seul de les convier à ma table pour me rassurer, m'assurer
qu'ils ne m'ont pas oublié, m'étonner parfois qu'ils sont plus intelligents
que moi.
Mais plus j'avance en âge, en vérité
plus l'âge s'avance, plus les ombres s'allongent, plus mes mots me
pressent. Alors la gorge nouée, je lâche une bribe, une larme, je concède
un mot sous le manteau. Mais un mot tout seul ne dit rien, est non avenu,
juste un monolithe qui espère une prose, un poème. Je sens bien que mon sac
de mots a des impatiences de mère, qu'il pèse de plus en plus lourd, je
sens bien qu'il gonfle, gonfle jusqu'à exploser, jusqu'à noyer le couchant
dans une vallée de larmes.
***

C'est la saison d'hiver
mon passé ses engelures
les fêlures dans le vers
et mon chant d'alouette
dans le miroir de l'écriture
un petit poème hâtif
dans ma tirelire de plumitif.
***
Avec l'âge et le temps, la source à laquelle j'ai
puisé mes souvenirs, s'est tarie. Je me convaincs de retrouver une mémoire
dont il ne reste que des méandres, traces d'un delta noueux où elle s'est
noyée, dérivant depuis dans les eaux troubles de l'oubli. Alors je tisse
des poèmes avec les fils de la trame d'un tableau dont l'usure du temps a
effacé les couleurs. Dans une solitude de naufragé, je me souviens
seulement de leur éclat qui magnifiait les portraits et les paysages de mon
passé. Ce passé enfoui quelque part où je ne cesserai jamais de le
chercher.
***
La nuit, l'inconscient me traque. Il compose,
recompose, maille et démaille mon passé, mes peurs, mes ecchymoses.
Fétiches et fantasmes, totems, blessures, remords, manques, espoirs
déchus... Ensevelies mes voluptés, refoulées dans les strates au brouillon
des souvenirs, marasme et furia de mes tourments. Folle psyché qui se
joue du bon sens, des probités, des vertus morales et autres diktats qui le
jour me tiennent debout dans ma panoplie
d'homme.
La nuit mon inconscient passe aux aveux.
***
J'aime les mots,
je les frotte dans l'air,
les rabote sur la langue,
je les ponce dans le fil du bois
dont mon cœur se réchauffe
et tous ces vibratos qui se noient
dans le vrombissement de la ruche
composent la petite musique
le petit tableau de ma présence au monde.
J'écris je peins je chante,
chaque mot sur cette partition
étouffe une bouffée de silence,
repousse un peu plus loin
le vertige de l'existence.
J'aime les mots...
***
Faire surgir le mouvement, dans les mots, les
formes... accomplir ce prodige qui propulse au cœur la seule vraie raison
de vivre : le mouvement : cet élan vers le haut, porté par l'amour, l'amour
qu'exulte la poésie, cette musique rythmée par la veine pulsatile du cœur.
***

Y a des
jours comme ça
t'as beau faire
voler du temps au temps
battre le fer
le pavé et la campagne
rien ne sert
pas la moindre bulle de champagne
ne te monte aux yeux
pas la moindre étoile aux cieux
pour fendre ton armure.
T'as du mal à joindre les deux bouts de ton
poème
tu tires la queue du diable
le bout du monde est une fable
tu sèmes du vent et du sable
sans même récolter de tempête
dans l'eau du bain
où s'est noyée
la peau de ton chagrin.
***
La beauté cache ses blessures
dans le pli d’un sourire.
Tous les oiseaux du ciel
tournent autour du soleil.
La mer se déride
le vent du large
a la légèreté du bleu…
Vivre encore
retenir le pas
un instant
une aurore
vivre
vivre un jour encore
encore étourdir
la lumière et le vent
courir
courir comme
s’il ne servait à rien de mourir.
***

En marchant contre le vent
et l'aplomb des théorèmes
j'ai débusqué dans ma rue
la perdrix bleue d'un poème.
Elle pelotonnait un rêve
une utopie un sortilège
Oh ! la belle histoire...
je suis prompt à m'émouvoir
je voulus lui plaire mais je
ne trouvai pas trois grains à
moudre
pas le moindre mot
pas même un vermisseau
égaré sur le trottoir.
Il faut dire qu'un orage grondait
par tous les pores la terre
saignait
toutes les larmes de mon corps
je n'avais pas le cœur à faire
des vers.
Pas rancunière pourtant
la perdrix bleue
me donna la clé des chants
but la pluie de mon chagrin
et signa de sa plume
ce petit poème de rien.
***
Le vent s'essouffle sur Thau
Saint Clair éteint ses feux.
À Py au cimetière
un chat errant
fait le gros dos.
Barques et barquerolles
dansent muettes
sur les eaux vertes
d'un canal
étrange farandole
pavoisée d'or et de silence.
La nuit tombe... tombe.
À Py au cimetière
un chat errant sur une tombe
dans un rayon de lune
s'amuse d'un arpège.
Le mistral ronge son frein
tombe la neige d'un refrain
souvenance d'une chanson.
La nuit est douce
tout est bien il fait bon...
Ça se passe à Sète
une nuit d'été
ça se passe dans ma tête.
Sous les pins parasols
un étang se repose.
On devine au loin Roquerols
le vent fredonne la supplique
d'un vacancier qui se repose.
L'éternité est en chemin.
Qu'importe
il fera jour demain.
***

En guise de chansons
Je forme le
vœu
« … j'aurais sans nul doute enterré cette
histoire
Si, pour renouveler un peu mon répertoire
Je n'avais besoin de chansons." G.B.
À Florence, Chloé, Colin
Je forme le vœu mon âme
que tu paraisses au dernier jour
et me revienne au fond du cœur
la sourdine de ton amour.
En cette fin de jour,
s'il se peut ma fille
qu'en ma mémoire troublée
en orbite tournent encore et
encore
autour de mon cœur serré
les petites lunes dorées
qui brillaient dans tes yeux
d'enfant rêveur.
Je me souviens qu'elles s'éteignaient doucement
avant de rouler dans les
profondeurs
de ton sommeil…
Que j'emporte dans le mien
le tout dernier présent
de ton sourire, de ta
tendresse.
Et toi mon fils s'il se peut,
quand sonnera l'heure,
quand mon âme
sans péage ni bagages
aura pris le dernier tram
le train fantôme du dernier
soir,
puissé-je revoir une ultime fois
dans un éclat de lumière
l'étonnement, la joie
l'enfance de ton regard,
entendre et voir encore
les battements d'ailes
de ton rire d'enfant.
Ô mes amours
Si je vous abandonne
qu'un dernier rêve me pardonne.
Souhaitez-moi
qu'arrivé en gare du terminus
je puisse au fond des nues
habiter une maison sans murs
avec des fenêtres dormantes
sur la mer
et que dans les abysses de mon
sommeil
me parvienne quelquefois
l'écho de votre bonheur terrestre.

Le bruit du
temps
Y a le jour qui penche
c'est le bruit du temps
je n'ai pas douze ans
je revois la mer
et ses voiles blanches.
Je revois ma mère
sur le sable blanc
je n'ai pas douze ans
c'est à Lion-sur-Mer
au bord de la Manche.
Papa est en verve
y a du bleu dans l'air
maman est aux anges
elle a les yeux clairs
et le ciel dedans.
On a tout le temps
on dort à l'hôtel
et la vie est belle.
Y a le jour qui penche
c'est le bruit du temps
C'est le bruit du temps
et dans ma mémoire
comme un goût de sel
la douceur d'un soir
au bord de la mer.

C’est mon histoire et c’est la tienne
C’est mon histoire et c’est la tienne
C’est ma mémoire et c’est le vent
Mes souvenirs sont à la peine
Qui font pleurer les contrevents
C’est aujourd’hui c’était hier
Le film est muet ils me reviennent
Je vois ma mère je vois mon père
C’est mon histoire et c’est la tienne
Mes souvenirs sont à la peine
Je me souviens au long des quais
C’est mon histoire et c’est la tienne
Ma mère à mon bras me souriait
Si fière j’étais son Artaban
Mais comme elle était fatiguée
On allait s’asseoir sur un banc
Compter sur nos doigts les années
Elle avait le cœur en goguette
C’est mon histoire et c’est la tienne
Elle savait bien que la nuit guette
Elle m’aimait qu’à cela ne tienne
Derrière la vitre où je le vois
Mon père s’en va courbé
sur l’âge
À moudre le grain de sa voix
Son souvenir fait grand tapage
Il va dans son petit jardin
Rêver à plus grands paysages
Il n’avait pas de plus grand bien
À nous laisser en héritage
C’était ma mère c’était mon père
C’est mon histoire et c’est la tienne
C’est aujourd’hui c’était hier
Le film est muet ils me reviennent
Passent les jours et les semaines
On a fermé les contrevents
C’est mon histoire et c’est la tienne
C’est ma mémoire et c’est le vent
©Jacques
Rolland
(pour les textes et les images)
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