Le recueil « La petite épée de Tolède », préfacé par Patrick Lepetit, a
été publié aux éditions Rafael de Surtis en mai
2021. Il regroupe 24 dessins de Martine Saurel, 24 poèmes inspirés de ses
dessins et tissés à 4 mains par Bruno Geneste et Paul Sanda.
« La petite épée de Tolède » est une œuvre étonnante,
imprégnée de mystère et d’étrangeté, qu’on se plait à lire et relire, avec
le sentiment qu’on n’en a jamais épuisé les ressources poétiques. Images
(objets-poèmes) et textes (poèmes-objets), dans leur incessant dialogue,
questionnent le lecteur. D’où a pu naître un pareil livre, dont l’unicité
est flagrante dans le paysage poétique actuel ? L’envie m’est très
vite venue d’en savoir davantage, et la rencontre de Martine Saurel,
à l’occasion de la 17ème édition du Festival de la Parole
Poétique « Sémaphore » à Moëlan-sur-Mer, est tombée à point
nommé. Elle m’a donné l’occasion de l’interroger, ainsi que Bruno
Geneste et Paul Sanda, également présents sur
les lieux.
Éric Chassefière
Entretien
avec les auteurs
Martine, pouvez-vous nous retracer la
genèse des 24 dessins figurant dans « La petite épée de
Tolède » ? En quoi sont-ils liés à l’œuvre d’Artaud, et à la
magie ? Concrètement, quel en a été le processus de composition ?
Il y a une vingtaine d’années, je
chinais sur un marché aux puces à Barcelone, une petite épée. Cette petite
épée qui avait attiré ce jour-là mon attention, mesurait 12 centimètres de
haut et portait l’inscription « Tolède », lieu de sa provenance.
Quelques mois plus tard, je découvris ce paragraphe dans une lettre Antonin
Artaud datée de 1937 :
« (…) Toutes mes affaires m’ont été
prises par la police et tous mes papiers ont été perdus. Je n’ai absolument
plus rien de ce que je possédais et qui consistait en un certain nombre de
manuscrits ; en un portefeuille et surtout en une petite épée de Tolède de
douze centimètres de haut attachée de trois hameçons et qui m’avait été
donnée par un chaman à Cuba. (…) »
Début 2020 pour
l’exposition « Avec Antonin Artaud » à la chapelle de
Clohars-Carnoët, organisée par l’association A.P.t.e. et où nous étions 6 artistes à participer,
j’ai commencé à dessiner autour de la petite épée de Tolède.
Après chaque lecture d’un passage de
l’œuvre d’Antonin Artaud, je collectais dans mon entourage proche des
objets et végétaux que je disposais ensuite sur le sol de mon atelier. De
ces fragments accumulés au fil des jours, des formes ont surgi, quelquefois
d’elles-mêmes ou bien grâce à l’intervention de Minette. D’autres fois,
c’est au cours de mes promenades que ces figures se sont imposées. J’ai
minutieusement relevé ici cette série de signes.

Fin 2020, j’avais réalisé 50 dessins en
hommage à Antonin Artaud. 50 dessins pour rendre hommage à Artaud qui en
1948, à la demande de Pierre Loeb, rédige ce texte « 50 dessins pour
assassiner la magie » et choisit avec lui les dessins tirés de ses
derniers cahiers. Sa brusque fin interrompit ce projet qui parut pour sa
première édition en mai 1957. L’Art pour Artaud s’est toujours confondu
avec la magie. La magie à laquelle il attribuait un sens vital.
« Si notre vie manque de soufre, c’est à dire d’une constante magie,
c’est qu’il nous plait de regarder nos actes, au lieu d'être poussés par
eux » (Le théâtre ou son double).
« Si la magie est une communication
constante de l’intérieur à l’extérieur, de l’acte à la pensée, de la chose
au mot, de la matière à l’esprit, on peut dire que nous avons depuis
longtemps perdu cette forme d’inspiration foudroyante, de nerveuse
illumination, et que nous avons besoin de nous retremper à des sources
encore vives et non altérées » (Le Mexique et la civilisation).
Bruno,
Paul, comment avez-vous composé les poèmes en regard des dessins, quel type
de synergie texte-image cherchiez-vous, comment vous êtes-vous partagé
l’écriture des textes ?
Le travail
d’écriture à partir des dessins-objets de l’univers singulier de Martine
Saurel fût, pour nous, jalonné de nécessités cabalistiques et
introspectives. Nous avons travaillé à partir de cet ensemble, placé
sous le signe supérieur d’Antonin Artaud ‒
vingt-quatre travaux dans la même veine, dont la petite épée de Tolède, œuvre ornant la
couverture et ouvrant un itinéraire envoûtant de la plus innovante
intensité. Il s’agissait, sur le plan de notre dynamique poétique,
d’explorer progressivement le déroulé de cet espace
pictural particulier afin d’en extraire toute la profondeur
multidimensionnelle, tout le suc sacré, magico-rituel primordial, qui
en est ardemment émané... Techniquement, nous
avons procédé par alternance, Bruno Geneste commençant par la
première strophe des pages paires et Paul Sanda
par la première strophe des pages
impaires. Et nous avons inversé la position pour la seconde strophe, ce qui a
pu permettre un souffle, un dialogue, intérieur et profond, prolongeant le voyage dans
nos échanges et interrogations, tant au niveau des formes que de leur véritable
signification.
Le travail
poétique à deux voix a donc consisté
essentiellement en une percussion répétée de nos images propres,
confrontée à nos propres miroirs. Enfin à une revisitation
de l’image pour y sonder, en définitive, les éternelles
énigmes, les flous volontaires, les abruptes
incantations, et ceci avec toujours en tête cette petite épée de
Tolède comme fil conducteur tranchant. Cet objet, retrouvé sur une grève de
la côte espagnole par Martine Saurel ‒ qui marque par une
irruption dans le réel l’implication d’Artaud (du
Mexique à Rodez et, plus tard, en Irlande sur les traces de Saint Patrick) ‒ ne
pouvait que nourrir et rendre tout à fait passionnant ce décryptage sensible. Par ce
dialogue, nous avons exhumé dans l’ouvrage tout entier, les plus
fins aspects de nos travaux poétiques, nous obligeant à décrocher des
figures originales nichées au fond de notre inconscient
commun, images souvent ignorées et oubliées dans une ère
archaïque de notre créativité, ou dans des
zones d’un réalisme primitif imparfaitement identifié.
Ce travail en tension, surréaliste en assomption, nous a mené
bien
au-delà des apparences, dans un monde
interne discret, intime, mais secrètement en mouvement, capable d’agir,
dans l’évocation d’un temps escarpé par la
régénération, sur une perception renouvelée de la force vitale. La petite Épée de Tolède restera donc pour nous une expérience fondamentale
dans la revisitation de nos possibilités émotionnelles
pour une nouvelle transcription du poème.
Une note de lecture est présentée dans la
rubrique Lectures-chroniques de ce même numéro de janvier-février
2023. (lien à
introduire)
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