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LECTURES – CHRONIQUES – ESSAIS

Janvier-février 2023

 

 

Martine Saurel, Bruno Geneste et Paul Sanda

 

La petite épée de Tolède

 

(Éditions Rafael de Surtis, 2021, 17 euros)

 

 

Lecture par Éric Chassefière

 

 

L’argument du recueil est la petite épée de Tolède achetée par Martine Saurel au marché aux puces de Barcelone, découvrant quelques mois plus tard la mention d’une épée en tout point semblable dans une lettre d’Antonin Artaud de décembre 1943, « une petite épée de Tolède de 12 centimètres de haut, attachée de 3 hameçons » que l’écrivain avait acquise fin janvier 1936 d’un sorcier lors d’une escale à La Havane, durant le voyage qui le conduisait au Mexique. C’est à l’occasion de la quinzième édition du festival Sémaphore de la Maison de la Poésie du pays de Quimperlé, placée sous le signe d’Antonin Artaud, qu’une exposition consacrée à l’écrivain a été organisée en mars 2020. Cette exposition intitulée « Avec Antonin Artaud » a été construite autour de la petite épée de Tolède acquise à Barcelone, et d’un ensemble de fragments d’objets et de végétaux collectés par Martine Saurel dans son environnement proche, qu’elle a assemblés au gré de son inspiration, et des déplacements opérés par la petite chatte Minette, en une « série de signes » (ces « 50 signes relevés avec Antonin Artaud »), dessins aux accents surréalistes qui constituent l’épine dorsale du recueil autour de laquelle viennent se cristalliser, comme prenant en corps, les compositions verbales serrées et rutilantes de Bruno Geneste et Paul Sanda.

 

Ces signes, il faut les rapprocher de ceux qui constellent les pages des cahiers d’Antonin Artaud, dont Sylvain Tanquerel dit ceci : « Ce que nous voyons (et non ce que nous pouvons seulement lire) au fil de ces pages, ce sont, intriquées dans l’écriture au point de faire corps avec elle, des séries d’objets, blocs, boîtes, clous, qui se mêlent à des membres, des fragments de visages, des croquis de corps constellés de points, de barres, de signes improbables ». Dessins dont Artaud explique qu’ils « sont purement et simplement la reproduction sur le papier d’un geste magique que j’ai exercé dans l’espace vrai avec le souffle de mes poumons et mes mains avec ma tête et mes 2 pieds avec mon tronc et mes artères, etc. ». Ce caractère magique du geste scriptural de l’écrivain érigeant textes et dessins d’un même corps, prolongement de son propre corps, dans la simultanéité du geste et de son résultat sur la page, sans intervention d’un raisonnement logique ou de la moindre chaîne de causalité, constitue une caractéristique essentielle de l’œuvre d’Artaud. La préface de Patrick Lepetit est consacrée précisément à ce caractère magique, illustré par les quelques vers d’Artaud placés en exergue : « On ne veut pas croire en l’importance fabuleuse / Capitale déterminante / De la magie / Dans la structure dynamique du monde » (Cahier 394, 1948). Hasard objectif, celui des objets et végétaux ramassés dans la nature et rassemblés sur une toile posée au sol, que l’artiste, autant que le chat dans ses errances sur la toile, rapprochent au gré de leur fantaisie, qui n’est rien d’autre ici, souligne Patrick Lepetit, que la « vertu magique de la rencontre », à laquelle par la présence de la petite épée de Tolède est associé directement Antonin Artaud.

 

La trame du livre est constituée de 24 dessins aux titres évocateurs : La petite épée de Tolède, La Percée, L’Aube, Le cordon rouge, Le Jaillissement, L’Apparition, La Béquille, Le Pont, L’Accroche, La Matière qui mange, L’Être-serpent, l’Aiguillon de feu, La Ponte, le Crépuscule, La Taupe, Renversement, L’Étang de l’Ours, Tremblement, L’emprise Saturne, Le Combat, Le Chien sans tête, Le Sifflement de l’Ombre, La Foudre, Danse de Langue, semblant dire la fusion de l’esprit et de la matière, des sphères terrestres et cosmiques, des mondes animaux et minéraux. L’univers en son entier, dans sa présence charnelle et frémissante, se présente à nous à travers ces titres, qui en eux-mêmes constituent déjà poème. Les dessins sont insolites, à la fois chargés de la concrétude des matières composant les objets dont ils sont nés - bois, métal, pierre, plume, poils… - dont l’artiste se plait à rendre de son crayon la moindre aspérité ou sinuosité, de la plasticité des constellations de formes - creux et pleins - issues de l’assemblage d’objets volontairement hétéroclites dans leur nature comme dans leur topologie, du mystère qui se dégage de l’absence de liens fonctionnels entre les objets. L’artiste illustre chaque dessin de quelques mots désignant les éléments qui le composent, une façon de mêler textes et dessins en un même surgissement, en référence à la démarche d’Artaud dans ses cahiers. Citons encore Tanquerel : « ce que le geste d’Artaud s’attache à produire, ce n’est pas du texte ou du dessin (graphes se présentant comme des traces de l’événement corporel), mais bien ce qu’il nomme une « matière électrique » qui « naît à ce moment et instantanément dans le corps » ». C’est précisément de cette matière électrique que les deux poètes composent leurs textes surgis de l’intime.

 

Les poèmes, écrits à quatre mains par Bruno Geneste et Paul Sanda, reprennent le titre de l’œuvre graphique qu’ils illustrent, ou plutôt, prolongent de leurs corps de mots. Le poème se fait jaillissement, nait de la « vertu magique de la rencontre » que nous avons évoqué, lui-même élément constituant du dessin-poème assemblage d’objets et de mots, mots désignant les objets, objets suscitant les mots. Ainsi, au hasard, L’aube, assemblant sur le dessin allumettes, racines, corne en une sorte de flambée prenant naissance sur deux allumettes (pour l’étincelle) s’élevant en deux branches, racines (pour la terre) et corne (pour l’animal), fait naître le poème suivant : « Vestige de nuit / courbure étrange du ciel / matin de feux éteints / étincelle / allumette / sous l’aquilon des retraits / des révolutions / si près de l’invisible / flamme qui veut s’éteindre // & l’éternel ouvrage / (cérébral) qui va / vouloir l’aube / ouvrir ce même hasard / sous l’emportement / des sens aiguisés / c’est l’accord entre l’azur / & tout ce qui peut / tuer ». Toute tentative pour commenter le lien qui unit l’image et le texte serait bien sûr vaine, c’est ici matière contre matière qu’image et texte s’affrontent, et se fondent en un seul corps-poème d’instantanée magie. Tous les poèmes sont construits de la même manière, constitués de 2 strophes de 9 vers chacune. Les vers sont courts, la langue est ciselée, chaque poème est cristal de mots, scintillant d’une beauté intérieure qu’il faut contempler par toutes ses faces. Sans oublier de visuellement s’imprégner du labyrinthe de textures et de formes du dessin placé en vis-à-vis pour atteindre la symbiose la plus complète possible. Un livre à sans fin redécouvrir.

 

Des extraits du livre sont présentés dans la rubrique Créaphonie de ce même numéro de janvier-février 2023.

©Éric Chassefière

 

 

Note de lecture de

Éric Chassefière

Francopolis, janvier-février 2023

 

 

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Créé le 1 mars 2002