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ARCHIVES : CRÉAPHONIE

 

 

 

Mars-Avril 2020

 

 

« … brin d’herbe, très fin, sculpté dans le marbre … »

 

Nouvelle et peintures d’Alena Meas

 

 

Les roseaux, peintures, mars 2020 (dans l’atelier de l’artiste)

 

CHEZ LE SCULPTEUR

 

Un dimanche matin au début de printemps, le poète tint sa parole et l’emmena hors de Paris. C’était un soulagement pour tous les deux, car avec le temps constamment mauvais il leur était de plus en plus difficile de rester dans la ville grise et triste, un désir de changer d’air se faisait sentir. A Noël, il lui avait promis de l’amener chez son ami sculpteur Constantin, qui avait une maisonnette lui servant d’atelier en même temps que l’habitat à Ivry, dans la banlieue proche. Mais il lui fallait attendre les premiers jours du mois de mars pour que le voyage ait lieu.

Il lui donna rendez-vous à neuf heures place Maubert. Ensemble, ils prirent le métro jusqu’au terminus Porte d’Ivry, et il leur fallut marcher pendant un bon moment parmi de petites maisons en brique rouge alignées docilement en rues étroites d’un faubourg populaire construit au début du vingtième siècle. Les maisons devaient procurer vite un toit pour les familles nombreuses venues de tous les coins de la France en quête de travail et d’une meilleure vie. Ce rêve s’était transformé en une réalité anonyme, pleine d’épuisement et de solitude.

Les rues étaient désertes à cette heure matinale, seul le bistrot du coin venait d’ouvrir. Le garçon rangeait les tables et les chaises sur la terrasse, sur laquelle personne n’allait s’asseoir dans ce temps maussade. Ils avançaient toujours en s’éloignant du périphérique, s’enfonçant toujours plus dans la petite ville d’Ivry. Les pavillons se ressemblaient les uns les autres, et elle s’amusait à deviner laquelle des maisons serait celle de l’artiste. Ils s’arrêtèrent devant une porte rouillée, à première vue en manque d’entretien. Ils sonnèrent et attendirent un instant avant qu’ils entendissent des pas à l’intérieur s’approchant de l’autre côté de la porte. Ensuite, la porte s’ouvrit et sur le seuil apparut la figure de Constantin. Son visage souriant les accueillit aussitôt (il les avait attendus sans), il reflétait une curiosité innée de l’artiste qui se concentrait maintenant sur la figure féminine, sur sa forme, sur les traits de son visage, sur le volume de sa chevelure, sur elle comme un ensemble – une femme, puis sur l’abondance de petits détails par lesquels elle est une femme unique, différente des autres.

Apparemment, le poète avait prévenu son ami de sa visite et du fait qu’il allait amener sa petite amie. Les deux vieux amis s’embrassèrent cordialement et avec un enthousiasme mutuel – ils partageaient maintes choses et histoires depuis bien longtemps. Ils étaient contents de se retrouver. Depuis que le sculpteur avait quitté Paris pour s’installer en banlieue, ils se voyaient rarement. Le poète présenta son amie et ils entrèrent à l’intérieur de la maison. La pluie commença à tomber.

Elle fut surprise par le vaste espace qui venait s’ouvrir devant elle, dès qu’ils franchirent la porte. Ils entrèrent directement au cœur de l’atelier. Par son aspect désordonné, il lui rappelait l’image qu’elle se faisait dans son imaginaire d’un vieil entrepôt désaffecté. Ils se trouvèrent dans une seule grande pièce, remplie de divers objets difficiles à identifier pour quelqu’un qui ne s’y connaît pas en sculpture. Des tenailles, crocs, pinces, cales, ciseaux et marteaux étaient suspendus le long des murs, déposés sur la table de travail ou tout simplement par terre à côté d’une œuvre en cours. Des plâtres, des statues en fer, des études en bois, des socles de pierre taillés en formes diverses, très géométriques, de gros blocs de marbre blanc reposaient dans la lumière naturelle du jour. En effet, tout le toit était vitré, pour que l’artiste puisse travailler dans de meilleures conditions, au plus près de la lumière naturelle, dont l’intensité change par rapport au cycle des saisons, l’heure du jour ou temps qu’il fait dehors. Cet éclairage changeant et souvent mystérieux est impossible à imiter avec un quelconque éclairage artificiel, et le sculpteur était donc intransigeant en ce qui concerne l’aménagement de son atelier. Pour lui et son travail, la lumière était un élément essentiel, à partir duquel il construisait les volumes, les surfaces, les formes.

Grâce à ce toit transparent, les objets reprenaient vie. Leurs ombres se muaient constamment sur le sol de l’atelier. Elles se déplaçaient par rapport à la position de la source lumineuse qui se trouvait à l’extérieur : le soleil, la lune, les réverbères… Souvent, dans les nuits où la lune était pleine, un étrange spectacle avait lieu dans la pièce : les ombres de très hautes stèles traversaient l’espace en embrassant les petites statuettes, ou les formes à demi taillées en bois. Chaque fois qu’un véhicule noctambule passait dans la rue située derrière l’atelier, les ombres s’animaient. Les phares halogènes, dont la lumière froide perçait à travers le toit à l’intérieur, donnaient un nouvel aspect à la vie tranquille des statues. Pendant quelques secondes les ombres se multipliaient et bougeaient follement dans tous les sens. Puis, soudain, lorsque la voiture était passée, tout redevenait mystérieusement calme comme avant.

A cette heure matinale, au début du printemps, la lumière était douce, tamisée, les ombres faibles, à peine perceptibles. Comme si tout flottait dans une espèce de brume transparente ; une harmonie laiteuse procurait aux objets alentour une allure de somnolence légère. Il serait difficile d’imaginer quelque chose d’encore plus paisible que cet univers clos, où les statues, immobiles, étaient comme seulement assoupies un instant. Ils sentirent s’y trouver un peu comme par miracle. L’illusion du temps arrêté était démentie uniquement pas le tambourinement de la pluie sur les grandes vitres au-dessus de leurs têtes. Au contact avec la surface du toit, les gouttes produisaient un bruit très atténué, elles pianotaient sur le verre, ce rythme monotone berçait l’esprit. En regardant vers le haut, on pouvait voir des milliers de lignes, irrégulières, plus ou moins courbées, dessinées par les gouttes qui coulaient sur la verrière en descendant la pente du toit, tout en laissant derrière elles les traces éphémères de leur trajectoire. Les traces s’organisaient en un immense tableau abstrait, telles des toiles tissées pêle-mêle par une araignée affolée qui s’était éprise du ciel.

Constantin mit l’eau à bouillir pour préparer du thé dans un coin de l’atelier aménagé en cuisine improvisée, qui consistait en un vieux lavabo et une petite table rectangulaire sur laquelle étaient fixées deux plaques électriques bien usées. Sur l’une d’elle, il posa une vieille bouilloire en aluminium et l’alluma. Puis il vint s’asseoir auprès d’eux sur un tabouret en bois massif, en croisant les jambes et en pliant les bras, croisés aussi, sur les cuisses, les coudes enfoncés dans les creux de ses mains. Ce n’est que dans cette positions, recourbé, recroquevillé, qu’il pouvait s’arrêter pendant un moment et discuter tranquillement avec ses invités ; sinon une force centrifuge de son énergie l’aurait mis en mouvement sitôt que ses membres se seraient libérés un peu de son enchevêtrement.

Assis en face d’elle, ainsi immobilisé, il ressemblait à une icône d’un saint de l’Église orthodoxe : une barbe blanche taillée courte, un nez proéminant et les yeux noirs qui regardent le monde avec une intensité magnétique, noirs comme le fond de la mer, reflétant la profondeur qu’il cherchait dans chaque chose.

Ils se donnèrent rapidement des nouvelles, et très tôt le sculpteur commença à réfléchir à haute voix sur la création, sur la matière. Il croyait qu’elle était pourvue d’une vie autonome, que son vrai caractère était caché au fond d’elle, qu’il doit le chercher, creuser sans cesse pour arriver à la comprendre et pouvoir par la suite parvenir à créer une forme juste, propre à ce caractère, la seule forme possible qui serait pure, c’est-à-dire en harmonie totale avec la matière. La forme qu’il lui donnerait serait la matérialisation des forces et des tensions agissant à l’intérieur d’elle. Il ne désirait que faire paraître la véritable essence de la matière, de la partager avec les gens. Toujours à la recherche de l’expression du mouvement et de la fluidité, que, de son instinct, il sentait agir dans la structure invisible du marbre ou du bronze, il s’acharnait chaque jour sur les divers morceaux impassibles qui se refusaient à être modelés. Cependant, sa vision énergique du monde se manifestait tout autour de lui, par les sculptures en marbre et en bois aux angles multiples, ordonnant les surfaces taillées droit avec une grande précision et énergie contrôlée, souvent lissées à la perfection pour qu’elles permettent un subtil jeu de lumière. Les formes avaient en elles quelque chose de primitif, primordial, mais paradoxalement parfaitement maîtrisé.

Elle écoutait avec intérêt l’artiste, quand soudain son regard se posa sur un groupe d’objets en marbre blanc. Les colonnes qui touchaient presque le plafond, déployaient leur majestueux volume au centre de la pièce, tels des paratonnerres pour la lumière arrivant de l’extérieur. Elle se concentrait et multipliait sur les multiples surfaces lisses de ces stèles. Elle ressentit un doux frisson. Puis, à nouveau, son regard fut attiré vers un coin de l’atelier où se trouvait un énorme rideau en velours noir. Sans doute c’était là, où se concentrait l’attention du sculpteur, l’endroit où s’accomplissait ses dernières recherches. Dans un diamètre de deux ou trois mètres, encerclés par les divers ustensiles, se trouvaient trois sculptures. En effet, il n’était pas sûr s’il s’agissait des trois sculptures indépendantes ou d’une seule sculpture en trois parties. La disposition même des objets n’apportait pas beaucoup plus de certitude. Ils étaient placés à distances variées l’un par rapport à l’autre, pourtant dans une harmonie étonnante qui se détachait du fond sombre du rideau. Cette mise en scène dramatique des volumes pleins et vides était saisissante, la forme des trois objets lui semblait parfaite. Trois variantes d’une seule et même forme : brin d’herbe, très fin, sculpté dans le marbre. Au fond de la salle, elle voyait trois tiges blanches, qui se dressaient là, si singulières, si différentes des autres œuvres présentes à l’atelier. Il y avait quelque chose d’infiniment fragile en elles, infiniment vivant, quelque chose qui était dans une contradiction totale avec la matière dont elles étaient faites. Elle fut saisie d’un insoutenable envie de les toucher, de s’assurer physiquement qu’elles n’étaient pas une hallucination. Elle se leva pour s’approcher de ce mystère et se dirigea vers les trois tiges. Mais elle s’arrêta presque aussitôt (impossible de faire un seul pas en avant !), de peur que l’harmonie qui régnait dans l’espace autour d’elles soit anéantie, que sa présence déséquilibre l’univers dans lequel elles évoluaient. Les tiges auraient pu se briser du fait d’une simple présence d’un élément de plus, tel était l’équilibre dans lequel les tiges se tenaient sur leur pied ; le point par lequel elles étaient attachées à leur base était réduit à quelques millimètres, pas plus.

Elle revint à sa place et continua à écouter le débat sur la matière et la difficulté d’une recherche artistique qui voulait être authentique, mais son attention se tournait sans cesse vers les trois brins d’herbe en marbre.

Lorsque la pluie cessa et que le thé fut bu, le sculpteur leur proposa de leur faire visiter le reste de la maison et l’arrière-cour. Il les mena vers une porte située à l’autre bout de l’atelier. Il l’ouvrit et, par politesse, laissa passer d’abord ses invités. Ils se trouvèrent dans une grande cour, enfermée de trois côtés par un mur de briques rouges, à peine perceptibles sous le rideau de lierre. Le quatrième côté, qui donnait chez les voisins, une barrière en fils de fer rouillés qui servait de support à une paroi de thuyas, était aussi impénétrable que les murs. L’espace donc ressemblait à un cloître. Au milieu se tenait un vieux cerisier. Les branches tordues, encore sans feuilles, découpaient le ciel en mille formes géométriques. De temps en temps un oiseau venait s’asseoir sur l’une d’elles pour se reposer, pour chanter quelques notes. Le tronc noir, si imposant par rapport aux autres arbustes de ce jardin, liait la couronne avec la terre avec une simplicité rigide mais noble. À son pied, un tas de marbre blanc – des sculptures cassées. Elle auscultait minutieusement les fragments qui étaient jetés l’un sur l’autre, leur forme lui était familière : tous étaient des brins d’herbe, mutilés, brisés en deux, en trois, en cent morceaux, cassés… La tête commença à lui tourner ; c’était un cimetière…où gisaient mille morceaux des tiges blanches, anéanties dans leur désir d’exister dans la parfaite beauté. La main de l’artiste, tremblant d’impatience au moment où elle tailla, coupa trop profondément dans la matière, et soudain l’équilibre fut perdu, la tige se cassa et tomba par terre en se brisant irrémédiablement. Épouvantée, elle fit un pas en arrière, et marcha sur le pied du poète, qui rit en voyant son visage effrayé. Alors elle tenta de se ressaisir et lui sourit à son tour, mais dans la tête lui résonna la phrase que son grand-père lui citait si souvent, lors de longues soirées d’été qu’ils passaient ensemble à regarder les étoiles et à parler de l’immensité de l’univers. « Nous sommes tous des roseaux, les plus faibles de la nature… ».

 

Alena Meas, peintre, plasticienne, poète, bien connue à nos lecteurs (plusieurs contributions à cette rubrique même, et dans les « coups de cœur »), écrit aussi de la prose (voir notre rubrique Contes de janvier 2016). Son dernier recueil de poèmes : Protège tes sens, éditions Unicité, 2019 (signalé dans nos annonces de mars-avril 2019).

 

 

 

 

Créaphonie : Alena Meas

recherche Dana Shishmanian

Francopolis, mars-avril 2020

 

 

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Créé le 1 mars 2002