CHEZ
LE SCULPTEUR
Un
dimanche matin au début de printemps, le poète tint sa parole et l’emmena
hors de Paris. C’était un soulagement pour tous les deux, car avec le temps
constamment mauvais il leur était de plus en plus difficile de rester dans
la ville grise et triste, un désir de changer d’air se faisait sentir. A Noël, il lui avait promis de l’amener chez son ami
sculpteur Constantin, qui avait une maisonnette lui servant d’atelier en
même temps que l’habitat à Ivry, dans la banlieue proche. Mais il lui
fallait attendre les premiers jours du mois de mars pour que le voyage ait
lieu.
Il
lui donna rendez-vous à neuf heures place Maubert. Ensemble, ils prirent le
métro jusqu’au terminus Porte d’Ivry, et il leur fallut marcher pendant un
bon moment parmi de petites maisons en brique rouge alignées docilement en
rues étroites d’un faubourg populaire construit au début du vingtième
siècle. Les maisons devaient procurer vite un toit pour les familles
nombreuses venues de tous les coins de la France en quête de travail et
d’une meilleure vie. Ce rêve s’était transformé en une réalité anonyme,
pleine d’épuisement et de solitude.
Les
rues étaient désertes à cette heure matinale, seul le bistrot du coin
venait d’ouvrir. Le garçon rangeait les tables et les chaises sur la
terrasse, sur laquelle personne n’allait s’asseoir dans ce temps maussade.
Ils avançaient toujours en s’éloignant du périphérique, s’enfonçant
toujours plus dans la petite ville d’Ivry. Les pavillons se ressemblaient les
uns les autres, et elle s’amusait à deviner laquelle des maisons serait
celle de l’artiste. Ils s’arrêtèrent devant une porte rouillée, à première
vue en manque d’entretien. Ils sonnèrent et attendirent un instant avant
qu’ils entendissent des pas à l’intérieur s’approchant de l’autre côté de
la porte. Ensuite, la porte s’ouvrit et sur le seuil apparut la figure de
Constantin. Son visage souriant les accueillit aussitôt (il les avait
attendus sans), il reflétait une curiosité innée de l’artiste qui se
concentrait maintenant sur la figure féminine, sur sa forme, sur les traits
de son visage, sur le volume de sa chevelure, sur elle comme un ensemble –
une femme, puis sur l’abondance de petits détails par lesquels elle est une
femme unique, différente des autres.
Apparemment,
le poète avait prévenu son ami de sa visite et du fait qu’il allait amener
sa petite amie. Les deux vieux amis s’embrassèrent cordialement et avec un
enthousiasme mutuel – ils partageaient maintes choses et histoires depuis
bien longtemps. Ils étaient contents de se retrouver. Depuis que le
sculpteur avait quitté Paris pour s’installer en banlieue, ils se voyaient
rarement. Le poète présenta son amie et ils entrèrent à l’intérieur de la
maison. La pluie commença à tomber.
Elle
fut surprise par le vaste espace qui venait s’ouvrir devant elle, dès
qu’ils franchirent la porte. Ils entrèrent directement au cœur de
l’atelier. Par son aspect désordonné, il lui rappelait l’image qu’elle se
faisait dans son imaginaire d’un vieil entrepôt désaffecté. Ils se
trouvèrent dans une seule grande pièce, remplie de divers objets difficiles
à identifier pour quelqu’un qui ne s’y connaît pas en sculpture. Des
tenailles, crocs, pinces, cales, ciseaux et marteaux étaient suspendus le
long des murs, déposés sur la table de travail ou tout simplement par terre
à côté d’une œuvre en cours. Des plâtres, des statues en fer, des études en
bois, des socles de pierre taillés en formes diverses, très géométriques,
de gros blocs de marbre blanc reposaient dans la lumière naturelle du jour.
En effet, tout le toit était vitré, pour que l’artiste puisse travailler
dans de meilleures conditions, au plus près de la lumière naturelle, dont
l’intensité change par rapport au cycle des saisons, l’heure du jour ou
temps qu’il fait dehors. Cet éclairage changeant et souvent mystérieux est
impossible à imiter avec un quelconque éclairage artificiel, et le
sculpteur était donc intransigeant en ce qui concerne l’aménagement de son
atelier. Pour lui et son travail, la lumière était un élément essentiel, à
partir duquel il construisait les volumes, les surfaces, les formes.
Grâce
à ce toit transparent, les objets reprenaient vie. Leurs ombres se muaient
constamment sur le sol de l’atelier. Elles se déplaçaient par rapport à la
position de la source lumineuse qui se trouvait à l’extérieur : le
soleil, la lune, les réverbères… Souvent, dans les nuits où la lune était
pleine, un étrange spectacle avait lieu dans la pièce : les ombres de
très hautes stèles traversaient l’espace en embrassant les petites
statuettes, ou les formes à demi taillées en bois. Chaque fois qu’un véhicule
noctambule passait dans la rue située derrière l’atelier, les ombres
s’animaient. Les phares halogènes, dont la lumière froide perçait à travers
le toit à l’intérieur, donnaient un nouvel aspect à la vie tranquille des
statues. Pendant quelques secondes les ombres se multipliaient et
bougeaient follement dans tous les sens. Puis, soudain, lorsque la voiture était
passée, tout redevenait mystérieusement calme comme avant.
A cette heure matinale, au
début du printemps, la lumière était douce, tamisée, les ombres faibles, à
peine perceptibles. Comme si tout flottait dans une espèce de brume
transparente ; une harmonie laiteuse procurait aux objets alentour une
allure de somnolence légère. Il serait difficile d’imaginer quelque chose d’encore
plus paisible que cet univers clos, où les statues, immobiles, étaient
comme seulement assoupies un instant. Ils sentirent s’y trouver un peu
comme par miracle. L’illusion du temps arrêté était démentie uniquement pas
le tambourinement de la pluie sur les grandes vitres au-dessus de leurs
têtes. Au contact avec la surface du toit, les gouttes produisaient un
bruit très atténué, elles pianotaient sur le verre, ce rythme monotone
berçait l’esprit. En regardant vers le haut, on pouvait voir des milliers
de lignes, irrégulières, plus ou moins courbées, dessinées par les gouttes
qui coulaient sur la verrière en descendant la pente du toit, tout en
laissant derrière elles les traces éphémères de leur trajectoire. Les
traces s’organisaient en un immense tableau abstrait, telles des toiles
tissées pêle-mêle par une araignée affolée qui s’était éprise du ciel.
Constantin
mit l’eau à bouillir pour préparer du thé dans un coin de l’atelier aménagé
en cuisine improvisée, qui consistait en un vieux lavabo et une petite
table rectangulaire sur laquelle étaient fixées deux plaques électriques
bien usées. Sur l’une d’elle, il posa une vieille bouilloire en aluminium
et l’alluma. Puis il vint s’asseoir auprès d’eux sur un tabouret en bois
massif, en croisant les jambes et en pliant les bras, croisés aussi, sur
les cuisses, les coudes enfoncés dans les creux de ses mains. Ce n’est que
dans cette positions, recourbé, recroquevillé, qu’il pouvait s’arrêter
pendant un moment et discuter tranquillement avec ses invités ; sinon
une force centrifuge de son énergie l’aurait mis en mouvement sitôt que ses
membres se seraient libérés un peu de son enchevêtrement.
Assis
en face d’elle, ainsi immobilisé, il ressemblait à une icône d’un saint de
l’Église orthodoxe : une barbe blanche taillée courte, un nez
proéminant et les yeux noirs qui regardent le monde avec une intensité
magnétique, noirs comme le fond de la mer, reflétant la profondeur qu’il
cherchait dans chaque chose.
Ils
se donnèrent rapidement des nouvelles, et très tôt le sculpteur commença à
réfléchir à haute voix sur la création, sur la matière. Il croyait qu’elle
était pourvue d’une vie autonome, que son vrai caractère était caché au
fond d’elle, qu’il doit le chercher, creuser sans cesse pour arriver à la
comprendre et pouvoir par la suite parvenir à créer une forme juste, propre
à ce caractère, la seule forme possible qui serait pure, c’est-à-dire en
harmonie totale avec la matière. La forme qu’il lui donnerait serait la
matérialisation des forces et des tensions agissant à l’intérieur d’elle.
Il ne désirait que faire paraître la véritable essence de la matière, de la
partager avec les gens. Toujours à la recherche de l’expression du
mouvement et de la fluidité, que, de son instinct, il sentait agir dans la
structure invisible du marbre ou du bronze, il s’acharnait chaque jour sur
les divers morceaux impassibles qui se refusaient à être modelés.
Cependant, sa vision énergique du monde se manifestait tout autour de lui,
par les sculptures en marbre et en bois aux angles multiples, ordonnant les
surfaces taillées droit avec une grande précision et énergie contrôlée,
souvent lissées à la perfection pour qu’elles permettent un subtil jeu de
lumière. Les formes avaient en elles quelque chose de primitif, primordial,
mais paradoxalement parfaitement maîtrisé.
Elle
écoutait avec intérêt l’artiste, quand soudain son regard se posa sur un
groupe d’objets en marbre blanc. Les colonnes qui touchaient presque le
plafond, déployaient leur majestueux volume au centre de la pièce, tels des
paratonnerres pour la lumière arrivant de l’extérieur. Elle se concentrait
et multipliait sur les multiples surfaces lisses de ces stèles. Elle
ressentit un doux frisson. Puis, à nouveau, son regard fut attiré vers un coin
de l’atelier où se trouvait un énorme rideau en velours noir. Sans doute
c’était là, où se concentrait l’attention du sculpteur, l’endroit où
s’accomplissait ses dernières recherches. Dans un diamètre de deux ou trois
mètres, encerclés par les divers ustensiles, se trouvaient trois
sculptures. En effet, il n’était pas sûr s’il s’agissait des trois
sculptures indépendantes ou d’une seule sculpture en trois parties. La
disposition même des objets n’apportait pas beaucoup plus de certitude. Ils
étaient placés à distances variées l’un par rapport à l’autre, pourtant
dans une harmonie étonnante qui se détachait du fond sombre du rideau.
Cette mise en scène dramatique des volumes pleins et vides était
saisissante, la forme des trois objets lui semblait parfaite. Trois
variantes d’une seule et même forme : brin d’herbe, très fin, sculpté
dans le marbre. Au fond de la salle, elle voyait trois tiges blanches, qui
se dressaient là, si singulières, si différentes des autres œuvres
présentes à l’atelier. Il y avait quelque chose d’infiniment fragile en
elles, infiniment vivant, quelque chose qui était dans une contradiction
totale avec la matière dont elles étaient faites. Elle fut saisie d’un
insoutenable envie de les toucher, de s’assurer physiquement qu’elles
n’étaient pas une hallucination. Elle se leva pour s’approcher de ce
mystère et se dirigea vers les trois tiges. Mais elle s’arrêta presque
aussitôt (impossible de faire un seul pas en avant !), de peur que
l’harmonie qui régnait dans l’espace autour d’elles soit anéantie, que sa
présence déséquilibre l’univers dans lequel elles évoluaient. Les tiges
auraient pu se briser du fait d’une simple présence d’un élément de plus,
tel était l’équilibre dans lequel les tiges se tenaient sur leur
pied ; le point par lequel elles étaient attachées à leur base était
réduit à quelques millimètres, pas plus.
Elle
revint à sa place et continua à écouter le débat sur la matière et la
difficulté d’une recherche artistique qui voulait être authentique, mais
son attention se tournait sans cesse vers les trois brins d’herbe en
marbre.
Lorsque
la pluie cessa et que le thé fut bu, le sculpteur leur proposa de leur
faire visiter le reste de la maison et l’arrière-cour. Il les mena vers une
porte située à l’autre bout de l’atelier. Il l’ouvrit et, par politesse,
laissa passer d’abord ses invités. Ils se trouvèrent dans une grande cour,
enfermée de trois côtés par un mur de briques rouges, à peine perceptibles
sous le rideau de lierre. Le quatrième côté, qui donnait chez les voisins,
une barrière en fils de fer rouillés qui servait de support à une paroi de
thuyas, était aussi impénétrable que les murs. L’espace donc ressemblait à
un cloître. Au milieu se tenait un vieux cerisier. Les branches tordues,
encore sans feuilles, découpaient le ciel en mille formes géométriques. De
temps en temps un oiseau venait s’asseoir sur l’une d’elles pour se
reposer, pour chanter quelques notes. Le tronc noir, si imposant par
rapport aux autres arbustes de ce jardin, liait la couronne avec la terre
avec une simplicité rigide mais noble. À son pied, un tas de marbre blanc –
des sculptures cassées. Elle auscultait minutieusement les fragments qui
étaient jetés l’un sur l’autre, leur forme lui était familière : tous
étaient des brins d’herbe, mutilés, brisés en deux, en trois, en cent
morceaux, cassés… La tête commença à lui tourner ; c’était un
cimetière…où gisaient mille morceaux des tiges blanches, anéanties dans
leur désir d’exister dans la parfaite beauté. La main de l’artiste,
tremblant d’impatience au moment où elle tailla, coupa trop profondément
dans la matière, et soudain l’équilibre fut perdu, la tige se cassa et
tomba par terre en se brisant irrémédiablement. Épouvantée, elle fit un pas
en arrière, et marcha sur le pied du poète, qui rit en voyant son visage
effrayé. Alors elle tenta de se ressaisir et lui sourit à son tour, mais
dans la tête lui résonna la phrase que son grand-père lui citait si
souvent, lors de longues soirées d’été qu’ils passaient ensemble à regarder
les étoiles et à parler de l’immensité de l’univers. « Nous sommes
tous des roseaux, les plus faibles de la nature… ».
|