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Archives : Contes et chansons

Nouvelle Eliette Vialle - Le chant corse par Dom Corrieras - Lhasa de Sela... et plus


Contes

ALENA MEAS

écrire, dessiner, raconter…

Le jour s’arrête

Le jour s’arrête et se pose près de la fontaine, avant de s’en aller dans la nuit. Dans le jardin public, les réverbères s’allument chacun pour une présence. Le bruit se dissipe, ne reste que celui de l’eau. La fontaine chante et expie et reprend

le même mouvement du jet d’eau qu’avant-hier.

On la voit à peine dans le peu de lumière qui s’esquive. Qui efface ses contours ? Qui renverse les branches d’arbres ? Qui les plie et range dans le crépuscule ?

 (Au jardin du Palais Royal, le 16 décembre 2016)




Alena Meas, Le chant d’Orphée (monotype, 2015)

La prison du vide

A Joël
 

En Italie, il a appris à aimer les femmes, se lever tôt pour faire la guerre, et les bonnes manières à table comme dans les antichambres.

Puis, il est retourné en France et il revit son domaine de chasse situé en terre marécageuse de Sologne, avec son vaste chantier en pierre blanche prenant forme au milieu des forêts sauvages. Des hêtres et des charmes dissimulaient les rêves de jeune roi. A chaque fois qu’il s’assoupissait, après une journée de chasse, au bord du grand canal, qu’il avait fait creuser pour le plaisir des yeux et de l’esprit sur le terrain dégagé en arrière de son futur château, le miroitement sur la surface mouvante de l’eau captait sa pensée.

Examinant la question de l’immortalité, il pensait au Dieu qui était en lui. Il le cherchait dans tous les recoins de son âme, il le priait de se faire connaître, pour que la chair puisse enfin s’élever et acquérir la certitude de la vie éternelle.

Pendant la campagne, il avait vu trop d’hommes mourir ou souffrir de blessures terribles, et maintenant il éprouvait le besoin de s’assurer qu’il échappait au destin des communs des mortels, sinon cette conscience aiguë de la mort freinait sa vitalité ; sa volonté de vivre était affaiblie par le doute, sans cesse grandissant en lui, que la vie n'est qu'une malheureuse suite d’entrevues avec la mort.

Étendu dans l’herbe, il languissait. Trouver le sens à la vie était son unique aspiration. C’est pourquoi il avait amené avec lui de l’Italie ce grand et étrange savant, connu dans toute l’Europe pour le mystère sacré de ses tableaux, ainsi que pour la prouesse et la fantaisie de ses travaux d’ingénieur.

En lui proposant la construction de son château, il espérait tirer profit de son génie, apte à ramener un peu de l’ordre dans ce pauvre pays. A côté de ce savant artiste, il se sentait moins impuissant, moins délaissé au chaos du monde. La profonde connaissance de l’univers sensible, qui irradiait de chacune des œuvres de ce grand artiste, lui apportait le sentiment de sécurité, il arrivait à se recueillir plus facilement, il acceptait son destin avec plus d’assurance.

Dès les premiers jours de son règne, il rêvait d’une demeure qui pourrait abriter son âme troublée de l’inquiétude, d’une demeure à la mesure de sa charge. L’Italien était le seul à la hauteur de son rêve. Comment faire coïncider le cosmos avec la vie humaine, comment faire résonner l’harmonie universelle avec celle d’un cœur solitaire ? Il savait que l’étranger était le seul capable d’accomplir une telle tâche. C’était pourquoi il lui proposa de le suivre en France et d’employer son savoir dans un projet aussi exclusif. L’industrieux artiste, endossant le manteau d’architecte, devait engager ses connaissances au service d’une construction unique, reflet visible d’une entreprise métaphysique. Le roi attendait une réponse, une solution à sa quête de l’être. Pendant que le jeune monarque chassait dans les bois d’alentour, le château prenait sa forme mystérieuse, les pierres se rassemblaient autour d’un vide placé au cœur du bâtiment, un vide qui était pris entre les deux volets de l’escalier à vis montant en spirale jusqu’au ciel.

Ce vide lui rappelait celui contre lequel il fallait lutter chaque jour : dans les bras d’une femme, sur la selle de son cheval pourchassant le gibier, brandissant l’épée dans le feu du combat - toujours ce même sentiment de vanité revenait. Seul cet escalier pouvait le contenir, l’enlever, l’enfermer entre ses murs. Une spirale solide enfin serait capable d’extraire cette méchante douleur de lui et la ramener, marche après marche, vers le haut, dans un espace sans limite, loin de l’homme et ses basses préoccupations, jusqu’à se dissoudre dans l’univers.

 Le roi n’était pas dupe, cette prouesse de l’architecture, cette cage ingénue, ne pouvait assurer sa quiétude. Mais il aimait espérer. Il surveillait régulièrement les avancements des travaux. Les fondations du donjon pourvu de quatre tours et orienté selon les points cardinaux grouillaient d’ouvriers. Il s’imaginait déjà vivre entre ses murs, comme dans un abri résistant au temps. Dans ce sens le projet l’émerveillait; le donjon était à sa base divisé en quatre quarts, tous faits à l’identique, d’une grande chambre rectangulaire, de l’antichambre et de la tour, c’était un espace entièrement régi par la perfection, où se rencontrent la forme du carré et celle du cercle. Les deux formes jointes l’une à l’autre préfigurent l’union entre le terrestre, enclos entre les quatre côtés du carré, et le céleste, cerné par la courbe infinie du cercle.

Les parties se rassemblaient en trois étages autour de l’escalier central, qui tournant en deux hélices montait jusqu’au toit, où se trouvait une vaste terrasse, de laquelle le roi pourrait contempler l’étendue de la région boisée qui entourait le château, ainsi que les formes distantes des constellations inscrites sur la voûte de la nuit. Les travaux n’étaient qu’à son début, mais il se sentit déjà le propriétaire de ce vaste temple.

Il aimait se pencher sur les plans, minutieusement esquissés par la main gauche du vieillard, discuter avec lui les moindres détails de la construction était son vrai plaisir. L’artiste était déjà trop âgé et ses forces trop diminuées pour qu’il puisse surveiller les travaux en personne, il restait dans son atelier se contentant des nouvelles que le jeune roi lui apportait, quand il lui rendait visite dans son manoir situé sur les hauteurs d’Amboise, à quelques pas du château. Le roi, par goût pour le secret et pour le caché, aimait emprunter un passage souterrain reliant les deux bâtisses, afin de se rendre dans l’atelier du peintre. Il y venait souvent, et  le vieil homme, qui enfermait en soi tant de mystères, était pour lui un point de repère. Cet artiste avait dédié sa vie à la recherche de la vérité visible et invisible. Silencieux qu’il était, il inspirait la confiance. Le jeune roi éprouvait le besoin d’être proche de cet esprit taciturne, comme si dans sa présence il pouvait toucher à l’essence des choses; le monde semblait soudain gagner son sens. La bienveillance de l’Italien éveillait par moments l’attendrissement du monarque, il lui rappelait la figure paternelle qui lui avait toujours manquée. Son atelier était l’espace où il pouvait se transformer en enfant, suivre sa soif de connaissance, devenir libre de toutes ses charges royales, libre du protocole.

Un après-midi le roi emprunta à nouveau le tunnel pour retrouver un peu de lumière. Depuis le matin la journée était sombre. Il se réveilla sous un ciel chargé, les nuages épais s’étaient arrêtés dans le paysage et n’avançaient plus. S’il pouvait donner l’ordre à ce que le ciel se dégageât ! Le feu de sa chambre vivotait, la fumée le rendait malade. Les ambassades qui défilaient devant lui pendant toute la matinée n’apportaient rien de bon, à chaque nouveau visage le monde s’appesantissait. L’ennui s’étirait dans tous les coins de la salle, les mauvaises nouvelles rodaient autour du trône, la pièce déjà assez sombre prenait les teintes grisâtres reflétant l’humeur du malheureux roi. Il lui était triste de vivre. A quoi servait de prendre des décisions, d’ordonner, de décréter ? Où était le Dieu qui abolissait le hasard ? Il se sentit impuissant face à la masse d’événements qui se produisaient chaque jour, son être lui semblait insignifiant, sa vie menacée par le vide. Il voulait son château, il voulait son escalier qui enfermerait à jamais tout cela.

Dès qu’il put, il accourut au manoir. Il trouva le peintre au travail comme d’habitude dans son atelier. Cet après-midi, il remarqua que le savant avait délaissé ses recherches. Il était devant le chevalet sur lequel il avait posé une ancienne toile qui était restée dans un coin depuis son arrivée à Amboise; un tableau commencé depuis des années, encore en Italie à Florence. Le tableau avait traversé les montagnes avec lui, il ne l’avait jamais quitté. Il restait rangé parmi d’autres toiles, toujours à portée de la main, jamais complètement résolu, jamais terminé, en attente de l’esprit qui l’amènerait à la perfection.

Il représentait un jeune homme vêtu dans une peau de bête. Sur le fond sombre se détachait chaque boucle de sa riche chevelure qui tombait sur ses épaules illuminées par une lumière diffuse. Il regardait avec intensité son spectateur, il souriait, son visage légèrement penché vers la droite. Ce sourire était l’un des plus mystérieux que le jeune roi avait jamais vu, presque insolent, car il donnait une impression au visage que son propriétaire savait déjà tout. Sa main droite levée à la hauteur des yeux montrait vers le haut; le bras, ainsi mis en valeur par ce savant effet de lumière, formait au centre du tableau une sorte de spirale. Et au cœur de cette spirale, à la place de l’épaule gauche, entre le mystère de lèvres courbées et celui du doigt dressé droit vers le ciel, se trouvait un trou noir. La main se levait dans un mouvement plein de grâce, comme si c’était la seule direction à suivre pour la pensée égarée de celui qui voudrait s’acquitter du monde et contempler l’image.

Le peintre était au travail déjà depuis un moment. Il était en train de poser une très fine couche de peinture au-dessus du sourcil droit pour changer légèrement l’éclairage du regard. Après un temps de silence, il soupira, son visage prit un aspect mélancolique, d’une voix à peine audible il murmura : « Il y a des tableaux qui n’ont pas de fin. »

Le jeune roi frissonna, un léger dégoût remplit son cœur. Il comprit que l’artiste ne pourrait jamais subvenir à ses besoins, son entreprise n’était qu’une quête sans fin, sans garanties, sans assurance, que son château ne serait jamais sa solution, qu’il ne pourrait jamais emprisonner le vide.

 X

La poétesse et artiste Alena Meas est présente à Francopolis avec trois Créaphonies (février, mars et octobre 2015) ; elle a également fait partie de la sélection d’auteurs de décembre 2014.


recherche Dana Shishmanian
pour Francopolis janvier 2016

 

Créé le 1 mars 2002

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