Alena Meas, Le chant
d’Orphée (monotype, 2015)
La prison du vide
A
Joël
En
Italie, il a appris à aimer les
femmes, se lever tôt pour faire la guerre, et les bonnes
manières à table comme
dans les antichambres.
Puis,
il est retourné en France et
il revit son domaine de chasse situé en terre marécageuse
de Sologne, avec son
vaste chantier en pierre blanche prenant forme au milieu des
forêts sauvages.
Des hêtres et des charmes dissimulaient les rêves de jeune
roi. A chaque fois
qu’il s’assoupissait, après une journée de chasse, au
bord du grand canal,
qu’il avait fait creuser pour le plaisir des yeux et de l’esprit sur le
terrain
dégagé en arrière de son futur château, le
miroitement sur la surface mouvante
de l’eau captait sa pensée.
Examinant
la question de
l’immortalité, il pensait au Dieu qui était en lui. Il le
cherchait dans tous
les recoins de son âme, il le priait de se faire connaître,
pour que la chair
puisse enfin s’élever et acquérir la certitude de la vie
éternelle.
Pendant
la campagne, il avait vu
trop d’hommes mourir ou souffrir de blessures terribles, et maintenant
il
éprouvait le besoin de s’assurer qu’il échappait au
destin des communs des mortels,
sinon cette conscience aiguë de la mort freinait sa
vitalité ; sa volonté
de vivre était affaiblie par le doute, sans cesse grandissant en
lui, que la
vie n'est qu'une malheureuse suite d’entrevues avec la mort.
Étendu
dans l’herbe, il languissait.
Trouver le sens à la vie était son unique aspiration.
C’est pourquoi il avait
amené avec lui de l’Italie ce grand et étrange savant,
connu dans toute
l’Europe pour le mystère sacré de ses tableaux, ainsi que
pour la prouesse et
la fantaisie de ses travaux d’ingénieur.
En
lui proposant la construction de
son château, il espérait tirer profit de son génie,
apte à ramener un peu de
l’ordre dans ce pauvre pays. A côté de ce savant artiste,
il se sentait moins
impuissant, moins délaissé au chaos du monde. La profonde
connaissance de
l’univers sensible, qui irradiait de chacune des œuvres de ce grand
artiste,
lui apportait le sentiment de sécurité, il arrivait
à se recueillir plus
facilement, il acceptait son destin avec plus d’assurance.
Dès
les premiers jours de son règne,
il rêvait d’une demeure qui pourrait abriter son âme
troublée de l’inquiétude,
d’une demeure à la mesure de sa charge. L’Italien était
le seul à la hauteur de
son rêve. Comment faire coïncider le cosmos avec la vie
humaine, comment faire
résonner l’harmonie universelle avec celle d’un cœur
solitaire ? Il savait
que l’étranger était le seul capable d’accomplir une
telle tâche. C’était
pourquoi il lui proposa de le suivre en France et d’employer son savoir
dans un
projet aussi exclusif. L’industrieux artiste, endossant le manteau
d’architecte, devait engager ses connaissances au service d’une
construction
unique, reflet visible d’une entreprise métaphysique. Le roi
attendait une
réponse, une solution à sa quête de l’être.
Pendant que le jeune monarque
chassait dans les bois d’alentour, le château prenait sa forme
mystérieuse, les
pierres se rassemblaient autour d’un vide placé au cœur du
bâtiment, un vide
qui était pris entre les deux volets de l’escalier à vis
montant en spirale
jusqu’au ciel.
Ce
vide lui rappelait celui contre
lequel il fallait lutter chaque jour : dans les bras d’une femme,
sur la
selle de son cheval pourchassant le gibier, brandissant
l’épée dans le feu du
combat - toujours ce même sentiment de vanité
revenait. Seul cet escalier
pouvait le contenir, l’enlever, l’enfermer entre ses murs. Une spirale
solide
enfin serait capable d’extraire cette méchante douleur de lui et
la ramener,
marche après marche, vers le haut, dans un espace sans limite,
loin de l’homme
et ses basses préoccupations, jusqu’à se dissoudre dans
l’univers.
Le roi n’était pas dupe, cette prouesse
de
l’architecture, cette cage ingénue, ne pouvait assurer sa
quiétude. Mais il
aimait espérer. Il surveillait régulièrement les
avancements des travaux. Les
fondations du donjon pourvu de quatre tours et orienté selon les
points
cardinaux grouillaient d’ouvriers. Il s’imaginait déjà
vivre entre ses murs,
comme dans un abri résistant au temps. Dans ce sens le projet
l’émerveillait; le donjon était à sa base
divisé en quatre quarts, tous
faits à l’identique, d’une grande chambre rectangulaire, de
l’antichambre et de
la tour, c’était un espace entièrement régi par la
perfection, où se
rencontrent la forme du carré et celle du cercle. Les deux
formes jointes l’une
à l’autre préfigurent l’union entre le terrestre, enclos
entre les quatre côtés
du carré, et le céleste, cerné par la courbe
infinie du cercle.
Les
parties se rassemblaient en
trois étages autour de l’escalier central, qui tournant en deux
hélices montait
jusqu’au toit, où se trouvait une vaste terrasse, de laquelle le
roi pourrait
contempler l’étendue de la région boisée qui
entourait le château, ainsi que
les formes distantes des constellations inscrites sur la voûte de
la nuit. Les
travaux n’étaient qu’à son début, mais il se
sentit déjà le propriétaire de ce
vaste temple.
Il
aimait se pencher sur les plans,
minutieusement esquissés par la main gauche du vieillard,
discuter avec lui les
moindres détails de la construction était son vrai
plaisir. L’artiste était
déjà trop âgé et ses forces trop
diminuées pour qu’il puisse surveiller les
travaux en personne, il restait dans son atelier se contentant des
nouvelles
que le jeune roi lui apportait, quand il lui rendait visite dans son
manoir
situé sur les hauteurs d’Amboise, à quelques pas du
château. Le roi, par goût
pour le secret et pour le caché, aimait emprunter un passage
souterrain reliant
les deux bâtisses, afin de se rendre dans l’atelier du peintre.
Il y venait
souvent, et le vieil homme, qui
enfermait en soi tant de mystères, était pour lui un
point de repère. Cet
artiste avait dédié sa vie à la recherche de la
vérité visible et invisible.
Silencieux qu’il était, il inspirait la confiance. Le jeune roi
éprouvait le
besoin d’être proche de cet esprit taciturne, comme si dans sa
présence il
pouvait toucher à l’essence des choses; le monde semblait
soudain gagner
son sens. La bienveillance de l’Italien éveillait par moments
l’attendrissement
du monarque, il lui rappelait la figure paternelle qui lui avait
toujours manquée.
Son atelier était l’espace où il pouvait se transformer
en enfant, suivre sa
soif de connaissance, devenir libre de toutes ses charges royales,
libre du
protocole.
Un
après-midi le roi emprunta à
nouveau le tunnel pour retrouver un peu de lumière. Depuis le
matin la journée
était sombre. Il se réveilla sous un ciel chargé,
les nuages épais s’étaient
arrêtés dans le paysage et n’avançaient plus. S’il
pouvait donner l’ordre à ce
que le ciel se dégageât ! Le feu de sa chambre
vivotait, la fumée le
rendait malade. Les ambassades qui défilaient devant lui pendant
toute la
matinée n’apportaient rien de bon, à chaque nouveau
visage le monde
s’appesantissait. L’ennui s’étirait dans tous les coins de la
salle, les
mauvaises nouvelles rodaient autour du trône, la pièce
déjà assez sombre
prenait les teintes grisâtres reflétant l’humeur du
malheureux roi. Il lui
était triste de vivre. A quoi servait de prendre des
décisions, d’ordonner, de
décréter ? Où était le Dieu qui
abolissait le hasard ? Il se sentit
impuissant face à la masse d’événements qui se
produisaient chaque jour, son
être lui semblait insignifiant, sa vie menacée par le
vide. Il voulait son
château, il voulait son escalier qui enfermerait à jamais
tout cela.
Dès
qu’il put, il accourut au
manoir. Il trouva le peintre au travail comme d’habitude dans son
atelier. Cet
après-midi, il remarqua que le savant avait
délaissé ses recherches. Il était
devant le chevalet sur lequel il avait posé une ancienne toile
qui était restée
dans un coin depuis son arrivée à Amboise; un tableau
commencé depuis des
années, encore en Italie à Florence. Le tableau avait
traversé les montagnes
avec lui, il ne l’avait jamais quitté. Il restait rangé
parmi d’autres toiles,
toujours à portée de la main, jamais complètement
résolu, jamais terminé, en
attente de l’esprit qui l’amènerait à la perfection.
Il
représentait un jeune homme vêtu
dans une peau de bête. Sur le fond sombre se détachait
chaque boucle de sa
riche chevelure qui tombait sur ses épaules illuminées
par une lumière diffuse.
Il regardait avec intensité son spectateur, il souriait, son
visage légèrement
penché vers la droite. Ce sourire était l’un des plus
mystérieux que le jeune
roi avait jamais vu, presque insolent, car il donnait une impression au
visage
que son propriétaire savait déjà tout. Sa main
droite levée à la hauteur des
yeux montrait vers le haut; le bras, ainsi mis en valeur par ce savant
effet de lumière, formait au centre du tableau une sorte de
spirale. Et au cœur
de cette spirale, à la place de l’épaule gauche, entre le
mystère de lèvres
courbées et celui du doigt dressé droit vers le ciel, se
trouvait un trou noir.
La main se levait dans un mouvement plein de grâce, comme si
c’était la seule
direction à suivre pour la pensée égarée de
celui qui voudrait s’acquitter du
monde et contempler l’image.
Le
peintre était au travail déjà
depuis un moment. Il était en train de poser une très
fine couche de peinture
au-dessus du sourcil droit pour changer légèrement
l’éclairage du regard. Après
un temps de silence, il soupira, son visage prit un aspect
mélancolique, d’une
voix à peine audible il murmura : « Il y a des
tableaux qui n’ont pas
de fin. »
Le
jeune roi frissonna, un léger
dégoût remplit son cœur. Il comprit que l’artiste ne
pourrait jamais subvenir à
ses besoins, son entreprise n’était qu’une quête sans fin,
sans garanties, sans
assurance, que son château ne serait jamais sa solution, qu’il ne
pourrait
jamais emprisonner le vide.
X
La
poétesse et artiste Alena Meas est présente
à
Francopolis avec trois Créaphonies (février,
mars
et octobre
2015) ; elle a également fait partie de la
sélection d’auteurs de décembre
2014.