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ARCHIVES : CRÉAPHONIE

Sabine Peglion - Marie-Claude Rousseau - Sylvie Grégoire... et plus



 

Alena MEAS

( partie I)

présentée par Dana Shishmanian


I



A l’asile, personne ne savait quel âge exactement avait cette femme. Trente ans ? Quarante ? Quarante cinq ? Avant, elle habitait à la limite du village, à la lisière des bois, là où la forêt reprenait son pouvoir. Depuis que sa mère était morte, elle vivait seule dans la petite maison à moitié délabrée. Personne ne connaissait son père, les gens du pays disaient que c’était un comédien qui était passé par là, un magicien, un prestidigitateur qui gagnait sa vie dans des foires, un démon. Très petite déjà, elle ne ressemblait point aux autres enfants du village, sa beauté étrange inquiétait les villageois, ses yeux aux reflets livides, ses cheveux couleur de blé qui, lorsque le soleil déclinait et ses rayons s’entremêlaient à la crinière sauvage, prenaient des teintes vertes. Ils se méfiaient d’elle. Ils se refusaient à lui parler de peur d’être ensorcelés. Savait-elle jeter  des sorts ? Les soupçons courraient, et les hommes préféraient éviter les ennuis, personne ne venait la voir, personne ne la fréquentait.

La fillette devint femme, isolée chaque jour d’avantage du reste du monde, car le monde, mû d’une invisible haine, méprisait sa différence. Cependant, sans qu’un seul prétendant franchisse la porte de sa maison, elle continuait à vivre heureuse, ne se souciant que peu des saisons qui passaient, se réveillant très tôt le matin, avant même que le soleil ne se lève, pour marcher pieds nus dans la rosée. Elle aimait à la folie patauger sur le sol mou et humide. Au moment où ses pieds touchaient l’herbe, elle sentait la terre entrer en elle, monter à travers sa chair, remplir les veines, le ventre, la gorge. Elle est terre.

Un jour on l’avait trouvée étendue dans un fossé à deux lieux du village, au bord de la route qui traverse la forêt. Les jambes écartées, son sexe criait. Tout autour, dans l’herbe et sur les feuilles, la rosée prit la couleur du sang. Elle respirait, vivante, mais ne se rappelait de rien, juste de cette décharge électrique qui lui avait déchiré les reins.
Ils étaient deux ou trois, hommes du village, à avoir réglé les comptes avec la boue.


II



Cela faisait déjà quelques heures qu’elle était étendue au milieu des coussins en soie et dentelle, sur un grand canapé en velours vert foncé. Elle avait vu le soleil décliner et maintenant il commençait à faire sombre dans l’atelier. S’arrêtera-t-il maintenant ?
Mais le peintre semblait absorbé par son travail, il ne faisait attention ni au temps ni à l’ennui qui rodait autour. Oui, elle avait faim et elle s’ennuyait déjà depuis un moment.
Elle était un peu déçue. Elle n’aurait pas pu imaginer à quel point elle serait un simple objet et rien de plus, elle aurait tellement voulu envoûter le peintre par son regard, l’hypnotiser, pour qu’il la peigne comme aucune autre femme n’avait jamais été peinte - unique, merveilleuse, terriblement belle. Une nouvelle Beauté naîtrait des traits nerveux de ce génie, empruntant les formes de son corps à elle. - Elle sera désir et grâce à la fois Et si les hommes meurent, ce sera pour elle, sous l’emprise de son regard. - Elle rêvait de la vénération que les hommes auraient pour elle, imaginait même un temple où ils s’agenouilleraient devant son effigie. - Ils feront des guerres, détruiront des villes, trahiront, tueront. Elle sera la Femme ! -

Maintenant elle regrette un peu son rêve, son ambition démesurée, elle se gèle et son ventre commence à gargouiller. Tout son corps est comme un morceau de bois, elle sent des fourmis dans ses jambes tordues dans une position devenue peu commode. Le peintre travaille avec concentration. Il s’arrête un instant, allume des bougies tout autour d’elle et retourne à son chevalet. Elle est épuisée, énervée par l’indifférence de l’artiste. Elle sent des larmes de colère monter en elle, remplir la gorge. Elle lutte pour étouffer l’émotion, pour ne pas se laisser envahir, pour ne pas permettre à cette hideuse faiblesse de s’inscrire sur le visage.

Mais le peintre remarque cet étrange éclat dans ses yeux, il est émerveillé puis ému par cette fragilité. Oui, c’est cela qu’il cherchait. Son cœur bat, son pinceau frappe la toile dans un rythme qui s’accorde aux systoles et diastoles. Cette fulgurante émotion apparue devant lui comme un mirage, qui le prend pour témoin, existe, indépendante en méprisant sa présence et se déploie dans l’instant comme à travers un champ magnétique qui la polarise et accroît jusqu’aux limites du supportable. Fasciné, il boit sans retenue ce qui se révèle à lui. Surtout ne rien changer, rester comme ça, ne pas bouger !

III



Elle ne voulait pas accepter que l’arbre soit mort. Quand au printemps aucune feuille n’était apparue sur les branches et le tronc dénudé criait cette évidence ; elle détournait le regard, refusant de se déterminer à le faire abattre. Elle arrosait davantage la clématite plantée à son pied pour qu’elle couvre l’arbre de feuilles et de fleurs comme si ce subterfuge pouvait retenir le temps. Il était un peu son enfance et son adolescence ; de voir l’arbre ainsi sans vie, c’était se rendre compte combien elle avait  vieilli. Il était toujours là, donnant les pommes à chaque automne. Elle se souvient des longues journées d’été où son ombre la protégeait du soleil trop brûlant, lorsqu’elle jouait avec sa sœur ; puis, quand ses fruits devenaient rouges et juteux, des moments qu’elle passait avec sa grand-mère à les ramasser, et puis, beaucoup plus tard, du jour où elle revint par là pour la première fois depuis quinze ans, sur le terrain abandonné, elle amena son mari et ils se décidèrent de s’y installer. Il fallait tout défricher pour pouvoir construire une maison sur cette terre devenue sauvage. Au milieu des arbres rabougris et des mauvaises herbes, ils trouvèrent ce vieux pommier et bâtirent la maison à côté de lui, de telle sorte que les fenêtres de leur chambre donnent sur lui. Désormais il faisait partie de sa vie, il vit s’élever les murs, naître ses trois filles, partir son mari.

Depuis ce jour-là, elle était restée seule dans la maison et l’arbre était devenu sensiblement important, une véritable présence. Parfois il lui semblait qu’il tendait ses branches vers sa chambre, parfois qu’il les pliait plus bas à son passage. Elle était de plus en plus réceptive à la vie qu’il portait en lui et le sentait faiblir avec le temps. Puis, le jour où elle comprit qu’il ne vivait plus, une sorte d’inquiétude l’assaillit. Elle ne voulait pas, refusait catégoriquement de le faire abattre. Couper était plus que détruire, c’était assassiner, assassiner aussi ce qui vivait en elle. Comme si à l’intérieur de ce tronc pourri elle allait trouver son propre visage noirci et rongé par les vers ou la porte ouverte du Purgatoire…
IV



Pour elle, les cygnes ne nageaient pas, ils dansaient. Depuis son enfance, elle allait au bord du fleuve les regarder : leur quiétude de l’après-midi, leur agitation à la tombée de la nuit, et qu’à l’aube, lorsqu’ils dormaient encore et leurs corps se balançaient sur les vagues, combien ils s’abandonnaient au rêve.

Elle venait souvent sur les berges, un peu plus loin où il y avait un endroit plus calme, là où ils s’arrêtaient par centaines, à l’ombre du saule pleureur, ils dansaient en tendant les cous et les ailes vers le ciel ou tout au contraire piquant l’eau de leur tête, disparaissant de longs moments sous la surface troublée. Leur blancheur donnait davantage de grâce au mouvement.





Alena MEAS
travaille depuis dix ans dans l’atelier de Dominique Chevaux à la Miroiterie (Bastille). Elle fait partie de l’ARPA, association des peintres parisiens, avec laquelle elle expose régulièrement à Paris.

A part la peinture, elle se consacre depuis 2011 à la gravure – les techniques classiques de la pointe sèche, d’eau forte, de la manière noire et de l’aquatinte ; parallèlement elle explore les possibilités visuelles du monotype.


Depuis 2014, elle a installé son atelier à Bagnolet, dans le «91, lieu improbable ».

Alena Meas est également poète.



Alena et son atelier
(photos prises le 5 décembre 2014)

                    


1. Sa présentation (déc. 2012)
 
2. Ses poèmes

3. Sélection

ALENA MEAS
février 2015

recherche  Dana Shishmanian

 
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Créé le 1 mars 2002


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