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Ma découverte de la poésie

                                                  aux lecteurs de Francopolis

André Chenet


Je me souviens parfaitement des poèmes qui ont définitivement marqué mon enfance et mon adolescence alors que je n'imaginais même pas ce qu'était la poésie sinon ces textes rimés et rythmés qu'à l'école nous étions obligés d'apprendre "par coeur" ? Il y avait les arguties d'une logique imparable de Racine, les vieilloteries littéraires de Hugo - il n'était pas question d'initier les sauvages écervelés que nous étions aux idées pourtant si modernes de ce poète ami du peuple - , les fulgurances pré-surréalistes de Verahaeren ... La poésie comporte elle-aussi sa docte part culturelle, ce qui ne l'empêche pas de se perpétuer clandestinement en quelque sorte à travers le maillage des classes sociales avec ses traditions diversifiées, ses malédictions et ses  hautes envolées. Du latin je ne connaissais à peu près que l'Urbi et l'Orbi du jour de Pâque et le Grèce pour moi était un département du musée du Louvre. J'avais huit ans lorsqu'une maîtresse de cours élémentaire fit circuler de table en table un poème intitulé "Ma Bohème" d'un certain Arthur Rimbaud, buveur de rosée. Ce fut mon premier état d'éveil poétique par lequel je réalisais qu'il existait au fond de chacun d'entre nous un arrière pays magique, un théâtre de sons musicaux et d'images fascinantes s'exprimant à travers des combinaisons de sens renversantes marquant une rupture entre ce qui a été et ce qui aurait du logiquement advenir.

La graine de tous les dangers avait été semée bien qu'à cette époque je n'avais nullement les moyens intellectuels d'en prendre conscience. Je ne savais fichtrement pas qui était Rimbaud et encore moins qu'il avait été ce génie déluré qui avait chamboulé de fond en comble toute la tradition poétique quelques mois seulement après avoir écrit "Ma Bohême". Cette petite pièce en apparence inoffensive, me parvint tel un miracle, une "illumination", créant un tourbillon de grand air qui  transporta l'enfant que j'étais si loin qu'il n'eut plus jamais envie de "revenir" à la routine de la vie ordinaire. Plus tard, une fois que l'existence eut repris "son cours normal",  j'oubliais peu à peu l'état d'exaltation formidable par lequel j'étais passé durant les deux ou trois semaines où ce poème nous fut donné à étudier et à réciter.

Dans ma famille, la poésie n'évoquait pas grand chose sinon des chansons populaires ou des comptines. C'était probablement un monde à part, quasiment sacré, cultivé dans de plus hautes sphères. Malgré tout, nos existences quotidiennes n'étaient point dépourvues de poésie, loin de là : elle se nichait sur les étals des marchés, "entre les nichons" d'une héroïne de cinéma, dans l'odeur et la couleur d'une miche de pain, dans le récit plein de suspense d'un paysan, dans l'appel d'une buse en plein ciel au-dessus d'un champs de blés piqueté de bleuets et de coquelicots, dans les arcanes d'une bande dessinée, sur les paupière ou la bouche d'une petite amoureuse ou bien dans des histoires abracadabrantes de grand-mères. A chacun sa poésie. Enfants nous nous inventions des aventures qui faisaient de nous des hors-la-loi fantasmagoriques. Nous préférions le fruit défendu à celui qui s'offrait pour le plaisir d'une tablée dominicale dans une corbeille somptueusement élaborée.

Je crois maintenant savoir pourquoi je ne peux m'empêcher d'associer le sonnet de Rimbaud à celui de Musset : "J'ai perdu ma force et ma vie..." qu'un condisciple de classe de 3ème me fit lire bien des années plus tard. Il fut l'étincelle qui ralluma la flamme étouffée de la part centrale de ma vie inconsciente. Je pense que "Tristesse" qui n'a pourtant ni la liberté juvénile ni la créativité  turbulente de "Ma bohème", m'a ramené, de par l'innocence désespérée de son thème, à ce choc initial. Je venais alors de découvrir le mot poésie avec ses versants opposés/complémentaires et surtout ce qu'il engendre de refus envers l'ordre établi avec en perspective  une ouverture à des possibilités fabuleuses. D'un côté, le dégoût des captations immondes qu'exprime naïvement le poème désespéré de Alfred de Musset et, de l'autre, l'échappée belle et joyeuse dont s'enchante le jeune Rimbaud qui venait tout juste d'entreprendre son voyage vers un avenir constellé de promesses en luttant de toute son énergie d'enfant-faune contre les maelströms déchaînés d'une civilisation se bâtissant essentiellement à l'aune de la propriété privée, c'est à dire du vol légalisé. Musset pleurait précocement sa jeunesse éreintée, Rimbaud rêvait follement de se rendre aux sources jaillissantes du présent grâce à une pratique assidue d'émancipation totale, en dehors des dogmes et des morales admises de son époque.

Encore aujourd'hui, ces deux poèmes s'équilibrent à mon insu sur le fil du rasoir de mes choix, en fonction de mes penchants d'homme contradictoire et, en matière de poésie, m'orientent à coup sûr vers les expérimentations les plus abruptes dès lors que l'écriture ne renonce pas à révéler l'itinéraire définitivement aliénant où finit par s'enliser une large portion de ce que l'on nomme le commun des mortels. Il n'ait qu'à considérer les lamentables vieillards que notre civilisation occidentale génère pour se convaincre de son inanité : tant de morts-vivants qui ne se soucient plus que d'un confort peureux, médicalisé à outrance.
 

Faire de la poésie n'est-ce pas transformer sa vie en une création collective, à la fois porteuse de pratiques révolutionnaires et d'utopies fécondantes ? Les poètes d'aujourd'hui se sont détachés de la communauté parce ce qu'ils ont, sans doute malgré eux, des tendances à l'élitisme en vase clos. Les recherches spéculatives ardues dont la poésie est l'objet, d'une complexité linguistique quasiment inaccessible au grand nombre, ne fait-elle pas qu'elle soit devenue une "chose à part", un état d'exception si je puis le dire ainsi. Tout semble mis en oeuvre pour laisser penser au citoyen lambda qu'une expression artistique à la limite de la torture mentale, serait porteuse du "secret de la parole cachée". Ainsi, les lectures poétiques dans des auditoriums sans âme réduisent malheureusement trop fréquemment la poésie à des  cérémonies de grands prêtres entourés de leurs émules et de quelques poignées de fidèles envoûtés par le charisme des belles lettres. Le ronronnement accablant de l'ordinaire finit par épuiser ces séances médiumniques censées secouer nos consciences. Par conséquent, la poésie dans ce cadre finit par produire des carriéristes dilettante n'ayant pas négligé d'assurer leurs "arrières" et ce n'est pas un hasard non plus si tant de retraités de l'éducation ou de la fonction publique se découvrent de nos jours une vocation tardive de poètes. A défaut d'avoir eu la volonté de briser les carcans institutionnels, ces gens-là font de la poésie un art d'écrire et de décrire, un sublimé de littérature, une religion de la chose écrite. La poésie au service des puissances régnantes a encore, semble-t-il, de beaux jours devant elle.

Toutefois, je serais bien mal inspiré si je me refusais à reconnaître que jamais une époque n'a dispensé autant de bons poètes que celle-ci, en dépit des bruyants brouillages médiatiques qui avilissent nos sociétés contemporaines. Et c'est tant mieux. La poésie jouit d'un prestige inégalable qui en fait une sorte d'objet littéraire non identifié. Elle ne cesse de se transmettre par des voies détournées échappant ainsi au contrôle des "machines à décerveler".

J'avais seize ans lorsque j'abordais la nef de Paris. Je lisais les oeuvres complètes de Charles Baudelaire (je n'avais encore pas lu celle de Rimbaud) et je voyais vivre la ville à travers ses sombres et ardentes pensées, ses errances et son oisiveté. Je me formais dans l'air du temps. La génération hippie n'en finissait pas de fleurir dans le Paris de ces années post soixante huitardes. Bien des portes restaient grandes ouvertes, comme chez Marie Cardinale* qui laissait dormir chez elle des clochards célestes et leur offrait le café et les tartines beurrées. Des centaines de musiciens faisaient la manche dans les rues, les couloirs du métro. L'amour se faisait la belle à travers les volutes aphrodisiaques et les couleurs vives d'un crépuscule qu'une génération hallucinée prenait pour la naissance d'un jour nouveau. Sur les quais de Seine des fêtes improvisées se donnaient libre court à n'importe quelle heure du jour ou de la nuit. Belleville était encore un quartier d'employés, d'artisans, de petits ouvriers et d'artistes sans le sou. Nul policier ne venait vous contrôler lorsque vous vous endormiez sur le banc d'un square public à 6h du matin. J'ai eu seize ans et j'eus dix huit ans ... Je tombais follement amoureux sur un trottoir de la rue de la Huchette. J'apprenais les us et coutume des pèlerins en quête d'un monde fraternel. Je lisais Nerval, Corbières, Cendrars, Apollinaire, Éluard, Breton, Dada, Artaud, Michaux, Hardellet, les poètes électriques, ceux de la Beat Generation et tant d'autres. J'étais complètement drogué de poésie et depuis, je n'ai pas connu une seule journée sans un poème pour me guider dans les dédales circonstanciels de cette existence. 

Les années ont viré de bord, je me suis laissé emporter... jusqu'à ces rivages déchiquetés où les poèmes fulgurent à travers les faisceaux des phares balayant les territoires du désir et du rêve. 


André Chenet, membre de la Revue Francopolis et Responsable de la Sélection des auteurs octobre 2012, annotés et commentés par le Comité de la Revue Francopolis et Fondateur de la revue en ligne DANGER POESIE,

André Chenet
journaliste et écrivain
pour Francopolis octobre 2012


Créé le 1 mars 2002

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