Je
me souviens parfaitement des poèmes qui ont
définitivement marqué mon enfance
et mon adolescence alors que je n'imaginais même pas ce
qu'était la poésie
sinon ces textes rimés et rythmés qu'à
l'école nous étions obligés d'apprendre
"par coeur" ? Il y avait les arguties d'une logique imparable de
Racine, les vieilloteries littéraires de Hugo - il
n'était pas question
d'initier les sauvages écervelés que nous étions
aux idées pourtant si modernes
de ce poète ami du peuple - , les fulgurances
pré-surréalistes de Verahaeren
... La poésie comporte elle-aussi sa docte part culturelle, ce
qui ne l'empêche
pas de se perpétuer clandestinement en quelque sorte à
travers le maillage des
classes sociales avec ses traditions diversifiées, ses
malédictions et ses hautes
envolées. Du latin je ne connaissais à
peu près que l'Urbi et l'Orbi du jour de Pâque et le
Grèce pour moi était un
département du musée du Louvre. J'avais huit ans
lorsqu'une maîtresse de cours
élémentaire fit circuler de table en table un
poème intitulé "Ma
Bohème" d'un certain Arthur Rimbaud, buveur de rosée. Ce
fut mon premier
état d'éveil poétique par lequel je
réalisais qu'il existait au fond de chacun
d'entre nous un arrière pays magique, un théâtre de
sons musicaux et d'images
fascinantes s'exprimant à travers des combinaisons de sens
renversantes
marquant une rupture entre ce qui a été et ce qui aurait
du logiquement
advenir.
La
graine de tous les dangers avait été semée bien
qu'à cette époque je n'avais
nullement les moyens intellectuels d'en prendre conscience. Je ne
savais
fichtrement pas qui était Rimbaud et encore moins qu'il avait
été ce génie
déluré qui avait chamboulé de fond en comble toute
la tradition poétique
quelques mois seulement après avoir écrit "Ma
Bohême". Cette petite
pièce en apparence inoffensive, me parvint tel un miracle, une
"illumination", créant un tourbillon de grand air qui transporta l'enfant que j'étais si loin
qu'il
n'eut plus jamais envie de "revenir" à la routine de la vie
ordinaire. Plus tard, une fois que l'existence eut repris "son cours
normal", j'oubliais peu à peu
l'état d'exaltation formidable par lequel j'étais
passé durant les deux ou
trois semaines où ce poème nous fut donné à
étudier et à réciter.
Dans
ma famille, la poésie n'évoquait pas grand chose sinon
des chansons populaires
ou des comptines. C'était probablement un monde à part,
quasiment sacré,
cultivé dans de plus hautes sphères. Malgré tout,
nos existences quotidiennes
n'étaient point dépourvues de poésie, loin de
là : elle se nichait sur les
étals des marchés, "entre les nichons" d'une
héroïne de cinéma, dans
l'odeur et la couleur d'une miche de pain, dans le récit plein
de suspense d'un
paysan, dans l'appel d'une buse en plein ciel au-dessus d'un champs de
blés
piqueté de bleuets et de coquelicots, dans les arcanes d'une
bande dessinée, sur
les paupière ou la bouche d'une petite amoureuse ou bien dans
des histoires
abracadabrantes de grand-mères. A chacun sa poésie.
Enfants nous nous
inventions des aventures qui faisaient de nous des hors-la-loi
fantasmagoriques. Nous préférions le fruit défendu
à celui qui s'offrait pour
le plaisir d'une tablée dominicale dans une corbeille
somptueusement élaborée.
Je
crois maintenant savoir pourquoi je ne peux m'empêcher d'associer
le sonnet de
Rimbaud à celui de Musset : "J'ai perdu ma force et ma vie..."
qu'un condisciple de classe de 3ème me fit lire bien des
années plus tard. Il
fut l'étincelle qui ralluma la flamme étouffée de
la part centrale de ma vie
inconsciente. Je pense que "Tristesse" qui n'a pourtant ni la
liberté
juvénile ni la créativité turbulente
de
"Ma bohème", m'a ramené, de par l'innocence
désespérée de son thème,
à ce choc initial. Je venais alors de découvrir le mot
poésie avec ses versants
opposés/complémentaires et surtout ce qu'il engendre de
refus envers l'ordre
établi avec en perspective une
ouverture
à des possibilités fabuleuses. D'un côté, le
dégoût des captations immondes
qu'exprime naïvement le poème
désespéré de Alfred de Musset et, de l'autre,
l'échappée belle et joyeuse dont s'enchante le jeune
Rimbaud qui venait tout
juste d'entreprendre son voyage vers un avenir constellé de
promesses en
luttant de toute son énergie d'enfant-faune contre les
maelströms déchaînés
d'une civilisation se bâtissant essentiellement à l'aune
de la propriété
privée, c'est à dire du vol légalisé.
Musset pleurait précocement sa jeunesse
éreintée, Rimbaud rêvait follement de se rendre aux
sources jaillissantes du
présent grâce à une pratique assidue
d'émancipation totale, en dehors des
dogmes et des morales admises de son époque.
Encore
aujourd'hui, ces deux poèmes s'équilibrent à mon
insu sur le fil du rasoir de
mes choix, en fonction de mes penchants d'homme contradictoire et, en
matière
de poésie, m'orientent à coup sûr vers les
expérimentations les plus abruptes
dès lors que l'écriture ne renonce pas à
révéler l'itinéraire définitivement
aliénant où finit par s'enliser une large portion de ce
que l'on nomme le
commun des mortels. Il n'ait qu'à considérer les
lamentables vieillards que
notre civilisation occidentale génère pour se convaincre
de son inanité : tant
de morts-vivants qui ne se soucient plus que d'un confort peureux,
médicalisé à
outrance.
Faire
de la poésie n'est-ce pas transformer sa vie en une
création collective, à la
fois porteuse de pratiques révolutionnaires et d'utopies
fécondantes ? Les
poètes d'aujourd'hui se sont détachés de la
communauté parce ce qu'ils ont,
sans doute malgré eux, des tendances à l'élitisme
en vase clos. Les recherches
spéculatives ardues dont la poésie est l'objet, d'une
complexité linguistique
quasiment inaccessible au grand nombre, ne fait-elle pas qu'elle soit
devenue
une "chose à part", un état d'exception si je puis le
dire ainsi.
Tout semble mis en oeuvre pour laisser penser au citoyen lambda qu'une
expression artistique à la limite de la torture mentale, serait
porteuse du
"secret de la parole cachée". Ainsi, les lectures
poétiques dans des
auditoriums sans âme réduisent malheureusement trop
fréquemment la poésie à
des cérémonies de grands
prêtres
entourés de leurs émules et de quelques poignées
de fidèles envoûtés par le
charisme des belles lettres. Le ronronnement accablant de l'ordinaire
finit par
épuiser ces séances médiumniques censées
secouer nos consciences. Par
conséquent, la poésie dans ce cadre finit par produire
des carriéristes dilettante
n'ayant pas négligé d'assurer leurs "arrières" et
ce n'est pas un
hasard non plus si tant de retraités de l'éducation ou de
la fonction publique
se découvrent de nos jours une vocation tardive de
poètes. A défaut d'avoir eu
la volonté de briser les carcans institutionnels, ces
gens-là font de la poésie
un art d'écrire et de décrire, un sublimé de
littérature, une religion de la
chose écrite. La poésie au service des puissances
régnantes a encore,
semble-t-il, de beaux jours devant elle.
Toutefois,
je serais bien mal inspiré si je me refusais à
reconnaître que jamais une
époque n'a dispensé autant de bons poètes que
celle-ci, en dépit des bruyants
brouillages médiatiques qui avilissent nos
sociétés contemporaines. Et c'est
tant mieux. La poésie jouit d'un prestige inégalable qui
en fait une sorte
d'objet littéraire non identifié. Elle ne cesse de se
transmettre par des voies
détournées échappant ainsi au contrôle des
"machines à décerveler".
J'avais
seize ans lorsque j'abordais la nef de Paris. Je lisais les oeuvres
complètes
de Charles Baudelaire (je n'avais encore pas lu celle de Rimbaud) et je
voyais
vivre la ville à travers ses sombres et ardentes pensées,
ses errances et son
oisiveté. Je me formais dans l'air du temps. La
génération hippie n'en finissait
pas de fleurir dans le Paris de ces années post soixante
huitardes. Bien des
portes restaient grandes ouvertes, comme chez Marie Cardinale* qui
laissait
dormir chez elle des clochards célestes et leur offrait le
café et les tartines
beurrées. Des centaines de musiciens faisaient la manche dans
les rues, les
couloirs du métro. L'amour se faisait la belle à travers
les volutes
aphrodisiaques et les couleurs vives d'un crépuscule qu'une
génération
hallucinée prenait pour la naissance d'un jour nouveau. Sur les
quais de Seine
des fêtes improvisées se donnaient libre court à
n'importe quelle heure du jour
ou de la nuit. Belleville était encore un quartier
d'employés, d'artisans, de
petits ouvriers et d'artistes sans le sou. Nul policier ne venait vous
contrôler
lorsque vous vous endormiez sur le banc d'un square public à 6h
du matin. J'ai
eu seize ans et j'eus dix huit ans ... Je tombais follement amoureux
sur un
trottoir de la rue de la Huchette. J'apprenais les us et coutume des
pèlerins
en quête d'un monde fraternel. Je lisais Nerval,
Corbières, Cendrars,
Apollinaire, Éluard, Breton, Dada, Artaud, Michaux, Hardellet,
les poètes
électriques, ceux de la Beat Generation et tant d'autres.
J'étais complètement
drogué de poésie et depuis, je n'ai pas connu une seule
journée sans un poème
pour me guider dans les dédales circonstanciels de cette
existence.
Les
années ont viré de bord, je me suis laissé
emporter... jusqu'à ces rivages
déchiquetés où les poèmes fulgurent
à travers les faisceaux des phares balayant
les territoires du désir et du rêve.
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