Lettre
d'amour à Toutankhamon.

Jeune
Roi Toutankhamon.
Hier
soir, j'ai vu au musée cette petite colonne d'ivoire que
tu as peinte toi même en bleu, rose et jaune.
Pour ce petit objet futile et sans utilité dans notre existence
rustre, pour cette simple petite colonne coloriée par tes
mains fines, telles des feuilles d'automne, j'aurais donné
les dix plus belles années de ma vie, elle aussi futile
et sans utilité
Dix année d'amour et de foi.
Près
de cette petite colonne j'ai vu aussi, jeune Roi Toutankhamon,
j'ai vu hier soir, un de ces soirs clairs de ton Egypte, j'ai
vu de mes yeux ton coeur enfermé dans un coffret en or.
Pour
ce minuscule coeur de poussière, pour ce coeur enfermé
dans un coffret d'or et d'émail, j'aurais donné
mon coeur à moi, encore jeune et tiède, encore pur.
Parce
que hier soir, Roi plein de mort, mon coeur a battu pour toi,
plein de vie, et ma vie s'est mêlée à ta mort,
et la faite fondre me semblait-il
Oui,
elle l'a faite fondre cette mort dure et collée à
tes os, avec la chaleur de mon haleine, avec le sang de mon rêve,
et l'amour et la mort, versés l'un dans l'autre, n'en finissaient
pas de m'enivrer de mort et d'amour
Hier
soir, un soir d'Egypte constellé d'ibis blancs, j'ai aimé
tes yeux intouchables à travers le cristal
Un
soir il y a longtemps, un soir de la même Egypte où
les oiseaux éparpillaient la lumière, tes yeux étaient
immenses et fendus jusqu'à tes tempes frémis-santes
Et
ce soir-là, un soir semblable à celui d'hier soir,
tes yeux s'ouvraient et se fermaient sur la terre comme deux lotus
mysté-rieux.
Des yeux rougeoyants, de la couleur du couchant et des eaux du
Nil après les pluies de Septembre.
Tes
yeux étaient maîtres d'un empire, maître de
villes fleu-ries, de gigantesques pierres millénaires,
de champs semés jusqu'à l'horizon, d'armées
victorieuses au-delà des sables de Nubie, ces archers habiles,
ces auriges altiers, gravés sur les hiéroglyphes
et les monolithes dans ce mouvement immobile à jamais.
Tout
était dans tes yeux, Roi tendre et puissant, tout t'était
destiné avant même que tu saches regarder
et
tu n'as jamais eu le temps de regarder.
Aujourd'hui
tes yeux sont fermés, et tes paupière couvertes
de poussière grise. Tes yeux n'ont de vie que cette poussière,
cendre de tes rêves consumés. Aujourd'hui entre tes
yeux et mes yeux, il y a ce cristal qui ne sera jamais brisé
Pour
tes yeux que je ne pourrais jamais ouvrir de mes bais-ers, je
donnerais mes yeux à qui voudra, mes yeux avides de paysages,
voleurs de ton ciel, maîtres du soleil du monde.
Je
donnerais mes yeux vivants pour sentir une minute ton regard,
ce regard venu de trois mille neuf cents ans
Pour le sentir
une seule fois se poser sur moi, vibrante et figée sous
le halo pâlie d'Isis.
Jeune
Roi Toutankhamon, mort dans sa dix-neuvième année;
laisse-moi te dire ces folies que peut-être personne ne
t'a jamais déjà dites, laisse-moi te les dire dans
la solitude de ma chambre d'hotel, dans le froid de ces murs partagés
avec des étrangers, plus froids que les murs de ta tombe
que tu n'as pas voulu partager.
Je
te les dis à toi, Roi adolescent, gravé toi aussi
de profil dans ta jeunesse immobile, dans ta grâce cristallisée
Gravé dans ce geste qui interdisait le sacrifice des colombes
dans le temple du terri-ble Amon-Râ.
Je
te verrai toujours ainsi, dressé face aux prêtres
malveillants, dans un geste d'aile blanche
Il
ne me restera rien de toi sinon ce rêve, car tu m'es refusé,
interdit, infiniment impossible. Et pendant des siècles
et des siècles, tes dieux continueront de veiller sur toi,
à jalouser jusqu'à la dernière mêche
de tes che-veux.
Je
pense que tes cheveux étaient lisses comme la pluie la
nuit
Et je pense que grâce à tes cheveux, tes
colombes et tes dix-neuf ans si près de la mort j'aurais
été ce que je ne serai ja-mais plus, un peu d'amour.
Mais
tu ne m'as pas attendu. Tu as continué à marcher
sur ton rayon de lune. Tu ne m'as pas attendu, tu es al-lé
à la mort comme un enfant va dans un parc avec tous ses
jouets, sans se lasser de jouer
Suivi de ton char d'ivoire
et de tes gazelles fringantes
Si
les gens sensés ne s'en seraient pas indignés, j'aurais
bien embrassé tes jouets, tes lourds jouets en or et en
argent, jouets étranges avec lesquels les enfants d'aujourd'hui,
tout à la boxe et à la balle-au-pied, ne sau-raient
plus jouer.
Si
les gens sensés ne s'en seraient pas scandalisés,
je t'aurais enlevé de ton sarcophages en or, lui-même
enfoui dans trois sarcophages en bois, et dans un grand sarcophage
de granit, je t'aurais bien enlevé de cette profondeur
sinistre qui te rend encore plus mort pour mon coeur effronté
que tu fais battre
qui a battu seulement pour toi, Ô
Roi très doux !
ce soir si clair d'Egypte
dans
les bras de lumière du Nil.
Si
les gens sensés ne s'en seraient pas mis en colère,
je t'aurais délivré de tous ces sarcophages, j'aurais
déroulé les bandelettes qui serrent ton corps frêle
et t'aurais enveloppé ten-drement dans mon châle
en soie
Puis
je t'aurais serré contre ma poitrine comme un enfant malade
Et comme à un enfant malade je t'aurais chanté la
plus belle de mes chansons, le plus doux, le plus court de mes
poèmes.
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