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Les fleurs du silence


THIERRY CAZALS &

JACK KEROUAC


-Rencontre autour du haïku

- L'enfance

- Le silence

 rebonds de Thierry Cazals
recueillis par Juliette Schweisguth

Suite...

« Le son du silence est la seule instruction que tu recevras » : dans un de tes livres d'artiste, tu cites cette pensée de Jack Kerouac. Peux-tu me raconter la naissance des Essentiels de Kerouac et ta rencontre avec cet auteur ?

Je tourne autour de Kerouac depuis pas mal d'années. Son errance imprévisible et lumineuse, sa vie toute entière dédiée à l'intensité de l'instant présent, tout cela me parle profondément. Pourtant, je ne sais pourquoi, je n'ai jamais lu un roman de Kerouac en entier. Seulement des extraits, des bribes butinées ici ou là. À plusieurs reprises, j'ai eu envie de parcourir Sur la route ou Les clochards célestes, mais le déclic n'a pas eu lieu. Difficile de savoir ce qui m'a tenu jusqu'ici à l'écart. Peut-être est-ce la vie tourmentée de Kerouac, sa sensibilité d'écorché-vif, cette façon fougueuse et chaotique de revendiquer sa liberté… Mon errance à moi est moins extravertie, plus intériorisée, plus apaisée aussi.
En fait, ma vraie rencontre avec Kerouac est née d'un livre de Bertrand Agostini et Christiane Pajotin : Jack Kerouac - Itinéraire dans l'errance, aux éditions Paroles d'Aube (qui ont récemment malheureusement disparues). Cet ouvrage regroupe une centaine de haïkus de Kerouac, intelligemment resitués dans l'ensemble de l'itinéraire littéraire et intérieur de l'auteur. Cela donne, au final, un recueil passionnant, à mi-chemin de l'essai philosophique et du laboratoire poétique, un livre riche de son inachèvement et de ses pistes entrouvertes. C'est aussi et surtout un livre qui donne envie d'écrire, ce qui, à mes yeux, est infiniment plus précieux que bon nombre de chefs d'œuvre à la perfection froide et stérilisante.
Les haïkus de Kerouac sont un mixte particulièrement saisissant entre la vie quotidienne dans ce qu'elle a de plus prosaïque, de plus terre-à-terre, voire de plus vulgaire, et la pure ouverture de l'esprit prêt à plonger dans le Grand Nulle Part…
En voici quelques échos :


Le petit ver
descend du toit
Par un fil tissé de sa propre merde


La mayonnaise —
la mayonnaise arrive en boîte
Par la rivière


La chaise d'été
se balance seule
Dans le blizzard


Ce que j'aime chez Kerouac, c'est qu'il n'y a pas chez lui de frontière nette entre le trivial et le sacré. Le saisissement de l'éveil peut nous visiter n'importe où, il ne se limite pas aux seuls murs d'un temple Zen. Le monde est proprement ahurissant, en tout lieu, en tout temps — dans une simple chaise, un misérable insecte ou de banales boîtes de mayonnaise !
Certains haïkus de Kerouac nous propulsent encore plus loin. Ils font voler en éclats la fine gangue de notre soit-disant réalité :


Claque des doigts
arrête le monde,
La pluie tombe plus drue.


Les uns derrière les autres,
mes chats
S'arrêtent quand il tonne.


Nous sommes loin des artifices de la vie moderne, ses constructions futiles et éphémères, ses frustrations. Kerouac tente ici d'approcher l'évidence première d'une Nature se déployant dans toute sa fulgurante spontanéité.
Un claquement de doigt, un bruit de tonnerre :
et il ne reste du monde extérieur qu'un silence sans fond,
un silence qui ruisselle sur nous
comme un torrent vigoureux et bienfaiteur…
Au fil de cette errance en compagnie de Kerouac, je suis tombé sur cette perle qui en dit long sur le rapport subtil entre le haïku et le silence :


Le son du silence
est toute l'instruction
Que tu recevras


Ce haïku sonne comme un aphorisme taoiste ou un kôan Zen. Nous sommes tout proche de Bashô et le son de sa cloche tournoyant dans la brume de l'aube…
C'est justement ce poème qui m'a donné envie de recueillir dans un livre calligraphié à l'aquarelle les "Essentiels de Kerouac". Ce qui m'intéressait, c'était de mettre en lumière (et en couleur) la quintessence de son expérience poétique. Je me suis pour cela également plongé dans un autre texte peu connu de Kerouac : « Belief and Technique for Modern Prose ». On peut y lire ce genre de conseils d'écriture, limpides et énigmatiques :

« Quelque chose que tu ressens trouveras sa propre forme.»

« Pas de temps pour la poésie mais exactement pour ce qui est. »

« Écris à partir du substantiel œil du milieu, nageant dans mer de langue »

« Crois au saint contour de la vie. »

Pour moi, il ne s'agit pas là seulement de conseils "techniques" destinés aux écrivains, ce sont aussi de fulgurantes "leçons de vie", des exercices de "sainteté" et d'étonnement à portée de tous…
En donnant vie aux "Essentiels de Kerouac", en choisissant de dessiner et calligraphier ce texte au pinceau et à l'aquarelle, j'ai laissé ces mots infuser mon propre corps, mon propre "œil".
Je n'écris pas pour produire des livres, mais pour me transformer.
Je ne sais toujours pas si je lirai un jour les grands romans de Jack Kerouac, mais je me replonge de temps en temps dans ses haïkus et, malgré les imperfections de certains d'entre eux, j'y retrouve toujours la même fraîcheur d'inspiration :


Noir l'oiseau,
Non ! bleu !
La branche en bouge encore.


Ici, Kerouac est fidèle aux grands maîtres du haïku japonais. Il n'a pas peur de jongler avec les contraires, les contradictions. Il montre tout, en ne désignant rien. Il nous projette dans l'extraordinaire tout en plantant ses racines dans la vie la plus ordinaire. Il dit le mystère des choses tout en le taisant.



"Dire le mystère des choses tout en le taisant" n'est pas si simple. Comment parvenir à cette simplicité ? Où prend-elle sa source ? Le haïku peut-il être perçu comme une traversée du miroir ? A ton avis, que ferait Alice devant cette forme étrange et simple qu'est le haïku ?

Je pense qu'Alice serait parfaitement à l'aise dans ce royaume si paradoxal qu'est le haïku. Bien sûr, Lewis Carroll explore surtout dans ses livres les angoisses de la petite enfance, l'inversion des codes et des conventions, l'irrationnalité contenue dans toute logique poussée à l'extrême… On retrouve toutefois chez Alice comme dans le haïku cette même poésie crépusculaire de la perte d'identité, ce même regard décapant qui transgresse la beauté douceureuse, sagement polissée, pour nous plonger au fond du puits de la beauté rude, déroutante, insaisissable…
Alice et le haïku nous parlent tout deux du jeu de la traversée des apparences.
Voici d'ailleurs le haïku d'une petite fille de CE1, Vassolia, qui aurait pu se prénommer Alice :



Je regardais mon reflet dans la rivière
Il ouvrit sa petite fenêtre
Et me prit


 

Toute contemplation conduit à une traversée. Une traversée de l'écorce illusoire et miroitante du monde. Une traversée des couches superficielles de notre identité et de notre conscience. Et c'est cette traversée-même qui est l'essence de toute poésie véritable.
Écoutons à nouveau Tanikawa :


« La poésie est, disons, un éclair nocturne
Grâce à elle, je peux un instant voir, écouter et sentir
un univers qui s'étend par-delà une brèche de la conscience
c'est un paysage qui brille autrement que l'inconscient
et à la différence du rêve n'est donc voué à aucune interprétation
dans l'univers qu'illumine l'éclair de la poésie, tout est à sa juste place
je m'y sens donc à mon aise (pour un millième de seconde, peut-être)
comme si, privé de la parole, j'étais fleur des champs…
»

Tanikawa ne parle pas ici spécifiquement du haïku, et pourtant, à travers ses mots, un peu du mystère de cette forme poétique se dévoile :
« éclair nocturne »
« brèche de la conscience »
« un millième de seconde »
« privé de parole »
« fleur des champs »

Cette ribambelle décousue de mots est peut-être la meilleure définition du haïku que l'on puisse donner…
Une autre poétesse japonaise contemporaine, Isaka Yôko, évoque aussi cette traversée du miroir des apparences, cette brèche instantanée dans notre conscience d'où peut jaillir la poésie :

« Je ne cherche rien de particulier ; mais seulement à déformer la réalité juste assez pour que s'entrouvre en elle une légère fissure. »

Je me sens globalement proche de cette démarche poétique. Toutefois, une question centrale demeure. Doit-on distordre, déformer la réalité pour ouvrir des brèches (ce que fait Lewis Carroll) ? Ou "simplement" dépouiller notre regard de tout ce qui l'obstrue pour mieux accéder à l'Ouvert ?


Peux-tu parler de l'Ouvert (concept de Rilke) ? Est-ce, pour toi "dire le mystère des choses tout en les taisant" ? ou "vivre le mystère des choses" ?

Il y a là en effet une nuance importante. Pour bien "dire", il faut bien "vivre". Et pour bien "vivre", il faut savoir se désengluer de la toile d'araignée des mots usés, échapper au carcan des conceptions toutes faites. Le premier travail de tout apprenti-poète est, me semble-t-il, de désactiver en lui le perroquet mécanique, cet oiseau à ressort qui n'arrête pas de répéter encore et toujours les mêmes images préconçues…
Avant toute chose donc, délaisser les autoroutes des expériences fléchées et balisées. Le haïku est une école de lâcher-prise, d'abandon, de pure confiance. Cet abandon agit comme une traversée du miroir. Il nous permet de basculer et rencontrer l'autre versant des choses : un espace ouvert, une dimension de vie surabondante où tout est unique et infiniment précieux…
Cette sur-réalité ne s'oppose pas au monde concret de la vie quotidienne. Le poète du haïku ne cherche pas à s'enfuir dans un paradis lointain et transcendant. Bien au contraire, c'est grâce à ce choc, cette tension entre concret et abstrait, que quelque chose d'autre va apparaître : l'Ouvert.

Vache
Sur un tas de fumier
Ses cils plus longs que les miens

(extrait du Rire des lucioles)

L'Ouvert n'est pas à confondre avec le magnifique, le sublime, le divin… L'Ouvert va au-delà du beau et du laid, du sensé et de l'insensé, du trivial et du sacré, du banal et de l'extraordinaire… Aux yeux de l'Ouvert, l'extraordinaire peut devenir tout à coup banal et le banal devenir tout à coup extraordinaire. C'est difficile à expliquer ou à cerner. L'Ouvert n'est pas un camp, une position qu'il suffirait d'occuper pour être "sauvé". L'Ouvert, par définition, n'est pas une chose, un objet de discours. L'Ouvert est toujours ce qui s'échappe, ce qui nous échappe, ce qui trace en nous des échappées. L'Ouvert est un état qui ne se satisfait d'aucun état. Un appui sans le moindre point d'appui. Une fin et un commencement conjugués. Tout cela est à la fois un "haut mystère" et une expérience de vie bien concrète, au ras du ras du sol.
Un des sonnets à Orphée de Rilke chante cela mieux que moi :

« Sois — et sache également la condition du non-être, l'infini fondement de ta profonde vibration intérieure… »

Ce fondement n'est pas celui des concepts, des constructions de l'esprit. C'est quelque chose de plus immédiat et de plus caché. Cela passe par la simplicité, le dépouillement, l'abandon de tous nos orgueils (sans oublier l'orgueil de prétendre "faire de la poésie").
Le monde, aux yeux de l'Ouvert, est à la fois définitivement incompréhensible et d'une simplicité enfantine. Et c'est pourquoi seules l'enfance, la poésie et la folle sagesse peuvent nous permettre d'y gambader librement.



Premier rêve de l'année
Je l'ai gravé sur un bout de bois
Et l'ai partagé avec le feu

(extrait du Rire des lucioles)


Peut-on faire ricocher les notions d'Ouvert (civilisation occidentale) et de vide (civilisation orientale) ?

Oui, le vide et l'Ouvert sont deux versants d'une même montagne. Ils parlent de la même béance. De la même plénitude. Ils témoignent que quelque chose en nous et dans le monde résistera toujours à toute appropriation, à toute manipulation. Dans cette approche, le monde matériel n'est plus perçu comme une superposition de briques figées, mais plutôt comme une danse, un jeu de résonances en cascade, un entrelacement subtil d'ondes et de vibrations.



Au milieu du champ
Libre de toute chose
Chante l'alouette


Ces mots limpides de Bashô parlent de l'Ouvert, ce vaste espace vacant au cœur duquel se déploie le chant de toute la création…
Dans cette perspective, la matière ne peut être réduite à un vulgaire "remplissage" du vide. Que ce soient nos cheveux, nos orteils, une étoile de mer, la souche noueuse d'un vieil arbre, une galaxie, un microbe, un rocher couvert de mousse, toute matière est un jaillissement, une expression-même du vide et de l'Ouvert.
Écoutons ce que disait Lao Tseu dans son célèbre Tao Te King, il y a déjà 2500 ans :

« Les vases sont faits d'argile, mais c'est grâce à leur vide que l'on peut s'en servir. Une maison est percée de portes et de fenêtres, et c'est leur vide qui la rend habitable. »

On pourrait dire également que le haïku est fait de mots, mais c'est grâce à ses non-dits, grâce à ses manques et ses vides qu'il peut être habité et faire sens.
C'est le vide qui permet la libre circulation, la libre expression, la libre rencontre de tous les éléments de la création. Le vide n'est pas seulement un espace "sans rien dedans". C'est une chambre d'échos, une caisse de résonance, le ventre infiniment accueillant d'un vaste violoncelle. C'est le terreau, l'humus primordial où toute chose puise sa vérité, son exactitude et son sens. C'est un lien et un liant. Une sève secrète à laquelle tous sont invités à boire. Le vide comme l'Ouvert ne nous donnent pas les clefs du paradis. Ils nous disent que ces clefs sont déjà en nous — dans notre écoute, notre présence, notre pleine participation…


Ta découverte de la civilisation orientale est-elle née en même temps que ta découverte du haïku ou étais-tu déjà familier avec cette culture ?

C'est le haïku qui est venu le premier, ouvrant une brèche dans le vernis de ma culture d'occidental. Il y avait bien eu auparavant quelques films (Kurosawa, Mizoguchi, Ozu…), quelques livres lus ici ou là, mais rien de décisif. C'est vraiment le haïku qui a servi de détonateur. Après, par vagues successives, tout le Japon s'est mis à déferler en moi : les dessins animés de Miyazaki, les contes de Miyazawa, le goût silencieux du thé vert, l'esprit du Zen, les romans de Kawabata ou d'Haruki Murakami, l'art souple et foudroyant de la calligraphie…
Autant d'invitation à un total retournement de l'être !
Difficile de résumer ici cette rencontre avec la fine pointe de la culture japonaise (car il y aussi, ne l'oublions pas, des carcans et des lourdeurs dans la société nipponne !). Disons que je me suis globalement désintellectualisé. Mon écriture a gagné en humilité, en dépouillement. J'ai pu me libérer de ma méfiance vis-à-vis de la matière, cette incapacité qu'ont beaucoup d'adolescents à habiter leur corps. J'ai découvert tout ce qu'il pouvait y avoir de pur et de sacré dans ce que le monde a de plus "concret"…


La pulsation secrète d'un caillou ,
le sourire d'un navet ou d'une simple pomme de terre,
le poème des empreintes de pattes d'oiseaux dans une flaque de boue…


Le raz-de-marée ne s'est pas arrêté à la seule culture japonaise. Très vite, ont suivi la poésie chinoise (Li Po, Han Shan…), le shintoïsme, le bouddhisme, et même les rives plus proches du Moyen-Orient…
Aujourd'hui, la balance se rééquilibre. Je ressens le besoin d'une synthèse entre mon Orient et mon Occident intérieurs. Je n'ai pas envie de me déguiser en "asiatique" (porter un kimono noir et manger mon bol de riz avec des baguettes).
Dans notre Occident qui doute, notre Occident qui n'en finit pas de muer et se libérer de ses vieilles peaux mortes, il y a la tentation d'aller voir ailleurs, s'immerger dans un décor exotique pour se changer les idées. C'est un effet de mode qui ne provoque qu'un changement superficiel. Imaginons un poisson rouge qui s'amuserait à colorer le verre de son aquarium. Retrouverait-il pour autant la liberté ?
Si le haïku a quelque chose à nous apporter, ce n'est pas un masque de plus, un costume supplémentaire à enfiler par-dessus nos autres costumes, ce serait plutôt une invitation à l'effacement et au dépouillement…




Naître

Mourir

Y a-t-il une troisième chose à faire ?


(extrait du Rire des lucioles)

 


(*) Mis à part les haïkus, les citations des poètes japonais contemporains sont tous extraits du numéro 100 de la revue PO&SIE, éditions Belin, 2002.


Comme Thierry Cazals aime jouer à saute-ombre et saute-lumière, je ne vous le présente pas, mais vous laisse quelques lieux où poursuivre la rencontre :

http://pages.infinit.net/haiku/

http://www.big.or.jp/~loupe/mu15/Cazals.shtml

LE VIDE DANS LE CERCLE DE LA CORDE À SAUTER

Pour écrire à Thierry Cazals ou commander ses deux recueils :

Le rire des lucioles (Opale éditions)
(une caverne d'Ali-Baba où l'on dénichera deux contes, une centaine de haïkus, des brins de poèmes à pensées).
la 2ème édition augmentée
vient de paraître aux éditions OPALE
(256 pages • 5 calligraphies japonaises de R. Yotsuya et N. Fuyuno

"Le petit cul tout blanc du lièvre
illustrations de Zaü, un recueil de haïkus pour petits et grands, avec des esquisses  en marron et blanc
 Editions Motus

Quoi de neuf aujourd'hui ? (Opale éditions)
(un jardinier Père-Noël souhaite laisser un cadeau avant le grand-départ et nous offre
un cahier de vie pétillant d'humour et de tendresse
)

Thierry Cazals
Opale éditions
12 boulevard de Strasbourg
75010 Paris

courriel : opaledition@o-oo.com


Créé le 1 mars 2002

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