D'une langue à l'autre...
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ou comme prétexte. Traduction.

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Actu : MARS 2013 - D'une langue à l'autre...



Sertarul cu aplauze / Le Tiroir aux applaudissements

de Ana Blandiana
,

Extraits du chapitre dernier (3ème édition, Editura Dacia, Cluj-Napoca, 2002, pp. 430… 443)


– Monsieur Alexandre, Monsieur Alexandre !

La voix de Frusinica semble venir maintenant de plus loin encore que la première fois. Alexandre ouvre la fenêtre et le brouillard pénètre comme un être vivant dans la maison, sans pour autant que la voix mystérieuse de la femme n’en devienne plus claire ou moins lointaine. (…)

– On vous demande, répète-t-elle, d’un ton conspiratif, comme si elle voulait que lui seul entende, tandis que derrière elle, comme de grandes ailes déformées, disproportionnées, se découpent du brouillard trois silhouettes.

En fait ce sont d’abord des halètements exagérément bruyants, dus à l’effort pour monter la pente, qui se font entendre, mêlés à une sorte de grognements, sanglots, et fragments indéchiffrables d’injures, tout ceci précédant, sur le registre sonore, les masses de chair dont l’apparition en elle-même semble finalement moins inquiétante que l’ouverture annonciatrice.

Lorsqu’ils ont fini de monter, et qu’Alexandre peut, pendant les quelques instants où ils passent par devant la fenêtre, les soupeser du regard, il découvre trois personnages insolites : un monticule de graisse roux, énorme et mou, transpiré et brûlant, un trapu au corps rond et aux traits angulaires que soulignaient une pipe et des verrues, et un troisième, basané et maigre, aux lunettes noires et à la moustache peinte, sorte de personnage raté de série policière.

Alexandre les regarde une minute avec étonnement et curiosité, ensuite il quitte la fenêtre pour passer ouvrir la porte. Il arrive pourtant trop tard, le verrou a déjà sauté sous les secousses du colosse ou peut-être, tout simplement, il avait oublié de le mettre, car les trois  individus sont déjà dans la véranda, se pressant joyeusement, secouant leurs bottes pleines de boue sur le plancher, promenant leurs regards sur les murs, touchant de leurs mains les cadres de la verrière. Le géant emplit ses poches de pommes et commence à en manger deux à la fois, les tenant dans le même poing et y mordant successivement.

– Est-ce que nous sommes les bienvenus ? demande-t-il d’un ton enjoué, la bouche pleine, tandis qu’il repousse Alexandre de toute sa masse, en l’écartant de son chemin, et s’avance dans la pièce sans attendre la réponse.

– Eh comment ! Là n’est pas la question – on ne le leur demande pas ! répond d’autorité l’homme à la pipe et aux verrues, en prenant la tête de la procession et en entrant dans la chambre, inhabitée, d’Irina, pendant que le basané soulève un par un les objets sur le bureau, les rapproche de ses yeux et les examine avec une minutie de myope, comme s’il se demandait s’ils n’allaient pas exploser la minute suivante, pour les reposer ensuite chacun à sa place.

Dans la véranda, Alexandre reste seul, les yeux tournés vers Frusinica, qui, immobile sur les marches de l’escalier, le fixe, entourée des lambeaux et des vapeurs du brouillard, comme saisie dans une posture désarmée, qui la rend méconnaissable, non semblable à elle-même.

– Tu ne rentres pas ? demande-t-il, avec une douceur qui voudrait contrecarrer la situation, et comme elle ne répond pas, il fait deux pas, la prend par la main, la fait entrer et ferme la porte derrière elle.

– Tu les connais ? demande-t-elle plutôt des yeux que de la voix, et lui  la regarde brusquement intéressé par la question.

– Si je les connais ? répète-t-il sans s’en rendre compte. Et il répond immédiatement, comme étonné de sa propre réponse : Je ne sais pas.

En fait, il ne peut pas répondre à cette question, parce que, malgré qu’il n’ait, de toute évidence, jamais rencontré les trois lascars, ils ne lui semblent pas complètement inconnus. Il les connaît de quelque part, sans pouvoir se rappeler d’où ni surtout comment.

(…)

– Vous, vous me connaissez, moi ? s’entend-il dire, et il se rend tout de suite compte de la stupidité de sa question, mais cela n’a plus de sens de s’interrompre maintenant – parce que moi, je ne vous connais pas, vous…

– Chef, chef, est-ce que j’entends bien ce que j’entends ?... dit en minaudant le gros, tout en continuant de mâcher. Qu’en faisons-nous ?

– Garde ton sang froid, Ilie, répond le patron, d’une voix pédante, tandis qu’il s’approche pour regarder plus attentivement un volume tombé par terre qu’il retourne distraitement avec le bout de sa chaussure, comme s’il hésitait pour ne pas se salir. Ne nous connaissons-nous pas, nous-mêmes, ne savons-nous pas de quoi nous sommes capables ? rajoute-t-il d’un air en quelque sorte mystérieux, et se retourne vers Alexandre, en lui souriant, ou plutôt en faisant glisser sa pipe de dent en dent vers l’extrémité de la bouche.

Alexandre le regarde n’en croyant pas ses yeux. Il est effrayé, sans doute, mais la peur n’est pas plus forte que la fascination. Il le regarde comme s’il voyait un fantôme qu’il voudrait avant tout toucher, pour vérifier qu’il est bien réel.

– D’ailleurs, rajoute le patron qui le regarde à son tour, amusé, je crois que Monsieur Serban s’est enfin rendu compte de la situation.

– Vous êtes… vous êtes…. bégaie Alexandre, tournant la tête de l’un à l’autre. Ensuite, comme si cela était plus facile à articuler : Comment êtes-vous arrivés ici ?  Et, comme s’il était curieux de savoir comment il allait se débrouiller ensuite, il fait un pas en avant et attrape par le bras le gros roux qui vient de casser bruyamment une autre noix. Mais à la seconde suivante il retire la main comme sous l’effet d’une brûlure :

– Comment êtes-vous arrivés ici ? crie-t-il beaucoup plus décidé tout à coup. Vous êtes mes personnages !

– Enfin, fit le basané, qui avait fini de ravager les manuscrits, de sorte que toute la chambre était couverte de papiers blancs, comme après une chute de neige. Enfin, répète-t-il, se mettant sur le ventre pour attraper quelque chose derrière un tas de livres. (…) Alexandre éclate de rire en le voyant retirer son bras, tenant victorieux entre les doigts non pas la queue de quelque souris, mais une poignée de minuscules microphones… Tout en riant il arrive à se demander comment il peut savoir qu’il y a des microphones dans la maison, mais il ne réussit pas à trouver la réponse (et pourtant il sait quelle est la profession du jeune homme aux lunettes, et ce, parce qu’il l’a écrit lui-même dans son livre…)

(…)

– Vous êtes mes personnages ! Vous êtes des fictions, des compositions, des créations à moi ! Il semble de plus en plus sûr de lui et de son droit d’intervenir. Votre place est dans mon livre ! Qui vous a donné le droit d’en sortir ? Et il attrape, cette fois, avec détermination, le gros roux par le bras, tâchant de l’arracher, de le pousser vers la sortie. Mais il ne réussit même pas à le bouger d’un millimètre, la chair est amorphe et lourde comme si elle était sans vie, et alors qu’Alexandre s’entête maintenant à vouloir le secouer de ses deux mains, le colosse rit légèrement, comme chatouillé, et laisse l’autre paume glisser sur son bras d’un geste apparemment mou comme pour se défendre, mais qui réussit à déprendre, en les détachant d’un seul coup, les mains entenaillées de l’écrivain. Alexandre se tourne vers Frusinica, éberlué, furieux, comme pour savoir ce qu’elle pense de tout cela.

– Ce sont mes personnages, lui dit-il. Et, comme il voit qu’elle ne le comprend pas : C’est moi qui les ai écrits. Ils n’existent que dans ma tête. Ils ne sont pas d’ici, de ce monde…

– C’est une impression ou il a cité la Bible ? demande d’un ton rhétorique le patron, en s’allongeant tout chaussé, avec ses bottes pleines de boue, sur le lit d’Irina. Réveillez-moi quand il revient à lui, dit-il encore et se retourne, le visage contre le mur.

Dans la chambre d’à côté, les deux autres piétinent de leurs bottes boueuses, comme s’ils s’appliquaient à maculer chaque page, les papiers éparpillés partout. Alexandre les regarde et sent la peur l’envahir. Ensuite il regarde Frusinica, restée près de la porte depuis qu’elle est entrée, avec une expression et dans une attitude qui ne lui ressemblent pas, réticente, prête à se retirer, sur la défensive. Elle paraît beaucoup plus jeune, mais étrangement, moins séduisante, moins mystérieuse.

– Tu comprends ce que je dis ?  demande-t-il, et elle approuve du chef d’abord, ensuite, comme si elle s’était ravisé, nie, secouant la tête, plus déterminée que lorsqu’elle avait affirmé.

– Ils n’existent pas en réalité, murmure-t-il d’un ton encourageant. Ce sont mes personnages. C’est moi qui les ai créés.

– Pourquoi ? demande-t-elle, chuchotant à son tour, et il ne saisit pas au début. Pourquoi les as-tu créés ? Et comme il semble toujours ne pas comprendre, elle reprend : Pourquoi les as-tu créés ainsi ? Si méchants ?

Alexandre ne sait pas quoi répondre. Il y aurait trop à dire et surtout cela n’éclaircirait en rien les choses.

– Tâche de me croire, lui dit-il en suppliant, comme s’il s’adressait à quelqu’un d’autre, ils ne peuvent pas nous faire du mal. Ils n’existent que dans la mesure où nous les reconnaissons et les acceptons. En réalité, ils n’existent pas. Mais il sait qu’il ment et sa voix perd de sa consistance, devient poreuse et la femme perçoit son manque d’assurance.

– S’ils n’existaient pas dans la réalité, tu n’aurais pas d’où les sortir pour les mettre dans ton livre, dit-elle et s’assoit, fatiguée tout d’un coup, sur le seuil, comme font les paysannes.

(…)

Lorsqu’Alexandre ouvre les yeux il se découvre par terre, le dos appuyé contre le mur. Ilie – il s’étonne de connaître son nom, qu’il n’a pas oublié, mais se rappelle tout de suite que c’est lui qui l’a baptisé ainsi, il n’y a donc pas de raison de s’étonner – Ilie, donc, a réussi enfin à mettre le feu au tas de manuscrits. La chambre semble maintenant remise en ordre, et les trois hommes se tiennent tranquilles autour du feu qui brûle vaillamment, à haute flamme, au-dessus d’un âtre brillant et rond qui s’enfonce dans le plancher.

(…)

(Seigneur ! tout s’emmêle en effet. Comment ai-je pu laisser pénétrer ici, dans ce lieu destiné justement à les fuir, ces personnages de mon personnage, et comment puis-je rester regarder, sans intervenir et sans me révolter, toute cette folie, toute cette dissolution en humiliation et vulgarité ? C’est de moi seule que dépend d’arrêter la marche des choses et de la retourner, de mettre ces brutes à la merci d’Alexandre, et la femme, à ses pieds. C’est de moi seule que dépend de ne pas permettre à l’incendie de s’étendre. Ou du moins, c’est ainsi que les choses devraient se passer, puisque je suis l’auteur du livre où tout cela se passe. Mais certes, pas de la réalité, il est vrai, devant laquelle je place, avec d’infinies précautions, mon miroir. C’est de moi que dépendent l’angle sous lequel les choses seront vues, comment elles devront être, et surtout, le sens qu’elles pourront avoir. De moi dépend que le miroir soit placé de telle manière, qu’il puisse mettre le feu à la réalité. C’est vrai, Archimède, le manipulateur de miroirs, ne pouvait pas en même temps refléter les navires dans le miroir avec lequel il les incendiait. On est toujours obligé de choisir entre détruire un monde, ou le décrire. Tu dois toujours décider tout seul de ce qui est le plus important : fixer dans la mémoire des gens l’image d’un crime, pour qu’elle ne se perde pas dans l’oubli qui permettrait en toute naïveté que ce crime se reproduise, ou employer toutes tes forces à l’empêcher de se produire ? Mais s’il s’est déjà produit ? J’oublie toujours que je ne suis que l’auteur de ce miroir… 

Tout s’emmêle, effectivement. Je me tiens dans la chambre même où se trouvent, à cet instant précis, à la fois mon personnage Alexandre, et ses personnages à lui. Je regarde l’âtre de braises qui s’enfonce toujours plus profondément dans le plancher, tout comme le regarde Alexandre. Et je me demande s’il sait quelque chose à mon sujet ; par exemple, le fait que je sois ici…)

Alexandre perd son regard dans les braises qui augmentent leur diamètre au fur et à mesure qu’elles s’étendent sur le plancher. Il contemple la manière dont les deux hommes s’amusent en déposant les feuillets par dessus, un par un. (…)

– Je peux en écrire d’autres, s’entend-il dire, comme s’il s’excusait tout seul pour la passivité avec laquelle il assiste à ce dénouement. Ensuite il rajoute plus fermement, presque comme un défi : Je peux les écrire encore une fois. Personne ne lui répond, bien qu’il soit impossible qu’ils ne l’aient pas entendu. Ceci l’irrite : Vous vous donnez de la peine pour rien, vous dis-je, je peux à tout moment les refaire, je peux les reprendre au tout début, et encore avoir la chance de les écrire mieux, par exemple, en utilisant uniquement ce que je ressens en ce moment même.

Mais personne ne lui répond. Le colosse Ilie continue à casser et manger des noix, en jetant les coquilles dans les braises au milieu de la pièce. De l’autre, on entend le rire de Frusinica, montant comme sur une échelle les marches de la gamme, et la voix grossière, d’une manière par trop explicite pour être authentique, du mâle. En les écoutant, Alexandre a l’impression que, mécontent de la quantité de vulgarité que sa voix contient naturellement, le patron fait des efforts pour l’agrandir, l’enrichir, comme s’il se donnait la peine d’augmenter les dimensions du cloaque dans lequel il se vautre, pour le rendre encore plus confortable.

 – C’est moi qui les ai inventés, se dit Alexandre avec une voix non dépourvue d’orgueil. C’est moi le père de ces monstres. Il se rappelle le début du livre et se fait la réflexion que celui-ci n’a pas encore été brûlé, puisque ses personnages continuent d’exister. (…)

Il sourit et se lève enfin, en se dirigeant vers la porte. Il a le sentiment qu’il s’enfuit et se souvient qu’en fait, c’est comme cela même que le livre débute. Il songe, avec ironie, qu’il est devenu entre temps plus courageux, ou plutôt, ajoute-t-il avec gravité, seulement plus dépourvu d’espérance. Tandis qu’il sort, il entend Frusinica fredonner, comme si c’était une mélodie bien connue : « La vie est un livre, la vie est un livre »… ensuite, éclatant de son rire excitant, si spécifique :

– Si vous saviez ce qu’il peut avoir dans la tête ! Si vous saviez… Que vous n’existeriez pas en réalité… Que vous seriez seulement…

Et elle entoure de son bras le cou épais du colosse, et lui termine la phrase à l’oreille, parmi des cascades de rire. Avec cette image accrochée au coin du regard, Alexandre réussit enfin à fermer la porte derrière lui.


Traduit du roumain par Dana Shishmanian
(relecture par Aum Shishmanian)

***


Voir aussi :

Coup de coeur - poèmes de l'auteur
Une vie, un poète - Ana Blandiana

 

Sertarul cu aplauze / Le Tiroir aux applaudissements
de Ana Blandiana

traduction, Dana Shishmanian

Francopolis mars 2013

Créé le 1 mars 2002

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