Actu : AVRIL 2017 -
D'une langue à l'autre...
Hélène
Cardona : Musica eterna
Extraits
de l’édition bilingue
Life in Suspension / La Vie
Suspendue (Salmon Poetry, 2016).

En guise d’introduction…
Pour
la compréhension du lecteur, il faut dire avant tout que ces poèmes, comme
l’auteure le dévoile dans une note sur la page de garde du volume, ont été
écrits en anglais, et traduits ensuite en français par la poète elle-même.
Or, il y a une brève préface de Richard Wilbur
(récipiendaire de deux prix Pulitzer) qui remarque, de manière très
révélatrice :
« Yet for such a many-languaged mind as hers, the "translations"
must have been there from beginning. Seems, in any case, that each poem fully exists in two tongues
at once, and this adds to the book’s great charm and visionary
quality ».
En
effet, c’est bien ce qu’on ressent, « chaque poème existe pleinement
dans les deux langues à la fois » – mais plus encore. L’être du poème,
unique, possède en même temps une ubiquité native qui le fait vivre
simultanément dans tout règne de la nature ou de la pensée, de même qu’il
vit dans toute langue : on dirait que l’écriture est, comme la poète
le dit dans un vers clé, une « identité à double fond » - en
fait, à multiple niveaux de profondeur sémantique et à plusieurs
dimensions de représentation : une « partition de
magicien » qui surgit sans cesse de partout et dans toutes les
directions... « telle une eau venant de jaillir des mains » (Musica eterna,
p. 82).
Chez
Hélène Cardona, en particulier, cette qualité extrême qui rend si naturelle
la « traduction », comme une circulation génuine entre les
règnes de la parole, s’associe à une autre, tenant à l’être-sujet et non
seulement au poème : l’existence elle-même et l’univers en entier sont
ressentis comme une magie perpétuelle qui fait alterner les expériences de
l’hyperéveil et du songe, et confère à l’esprit poétique qui les vit une
portée chamanique. En voici quelques exemples :
Je suis en symbiose avec mes os.
La richesse de l’espace et sa densité
me ravissent,
Me transportent, me font osciller,
vibrer. Je deviens le son de cloches tibétaines, écho flottant dans le
cosmos.
Je perçois le monde entier, la vie
suspendue. (La vie suspendue, p. 28)
Te souviens-tu
quand tu étais aigle et moi jaguar,
quand nous étions deux dauphins
s’embrassant
ou des couguars sous la pluie
si bien que maintenant nous ne pouvons
nous distinguer
l’un de l’autre, nos cellules
enchâssées
dans une tapisserie de vies
partagées ? (Le temps retrouvé, p. 58)
Je comprends la nature des plantes,
je sais vivre du terroir et de la
pluie.
Avant, j’étais fleur.
J’aime devenir animal,
dévorer qui j’étais.
La terre ne me trahit jamais. (La
pensée Divine est surprenante, p. 68)
Innovant, je me fais loup
Puis cheval fusionnant en léopard,
Je retrouve ma meute au museau
excentrique
Bondissant dans le monde.
Un cheval fusionnant en léopard,
La gratitude frappe à ma porte, fait
fondre l’armure,
Bondit dans le monde,
Maîtresse du temps et de l’espace.
(Patience, p.
76)
Je suis née avec Lilith, la Lune noire,
Messager et Guerrier côte à côte.
(…) Dès que mon souffle
Épouse les battements de mon cœur,
J’habite des mondes inconnus.
(L’Univers Stupéfait, p. 94)
Ainsi donc, armée d’oreilles léopardines,
Entends-je au-delà des limites du son,
L’ineffable, le sublime, le souffle de
ma mère,
Le sourire de ma grand-mère, les voix
Ancestrales qui apaisent et soulagent
le chagrin.
(En quête d’immortalité bienveillante, p. 98)
De cette
empathie universelle naissent de vastes envolées mystiques, une poésie de
grand large, d’ascension – mais aussi de plongée à « basse
altitude » comme sous la peau d’une réalité apparente… Une poésie
spirituelle et sensuelle en même temps, où rien n’est rejeté, tout est
instantanément senti, compris, transformé, transfiguré : c’est
l’éternel devenir perçu comme âme du monde, chimère multiforme portant
l’esprit poétique, comme sur des vagues extatiques, à l’apogée du
mouvement, le projetant au zénith, tel un aigle, ou un ange... « L’univers
ne peut résister à un tel poète. »
Dana Shishmanian
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Une maison navire
Je
vis dans une maison navire
tantôt sur terre, tantôt sur mer.
J’existe
à coups de volonté
m’abandonne et invite la grâce du ciel.
J’obéis
à l’appel de la sirène.
Sur le bateau fantôme
Je
ne sais si je suis vague
ou nuage, ondine ou goéland.
Fouettée
par les vents, je m’agrippe bien au mât.
Rares sont ceux qui reviennent du
voyage.
Désormais
j’ai pour habit la mémoire du néant
une pièce de voile blanche en guise de
seconde peau. (p. 36)
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A House Like A Ship
I live
in a house like a ship
at times on
land, at times on ocean.
I will
myself into existence
surrender,
invite grace in.
I heed
the call of the siren.
On the phantom ship
I don’t know
if I’m wave
or cloud,
undine or seagull.
Lashed
by winds, I cling tight to the mast.
Few return from the journey.
I now
wear the memory of nothingness
a piece of
white sail wrapped like second skin. (p. 37)
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Aigle
Sur
le mur du temps à venir
une fenêtre apparaît.
Je
l’ouvre, laisse entrer les anges.
Le
vortex logé dans son œil
me fait tournoyer hors de mon être,
l’infini contenu dans son iris bleu
se referme sur moi, me saisit
sous
la forme d’un aigle, réveille
d’anciennes cicatrices, engloutit
et l’espace et l’amour pour
s’évanouir
en un divin silence.
L’univers
ne peut résister
à un tel poète. (p. 50)
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Eagle
On the
wall of time to come
a window appears.
I open
it, let angels in.
The
vortex in his eye
spins me out
of myself.
Infinity held in blue iris
closes around me, snatches
me in
Eagle form, reawakens
old scars, swallows
space and love, dissolves
into
divine silence.
The
universe cannot resist
a
poet like him. (p. 51)
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Un Esprit comme l’Éclair
Les étoiles
griffonnent dans nos yeux les sagas glaciales,
Les chants
embrasés de l’espace inconquis. – Hart Crane
Sans
pesanteur
je vole en éclats,
en mille morceaux scintillants –
étoiles
échues, collisions de lumières –
je métamorphose tout.
Je
le proclame être océan, mercure, reflets
d’argent, contes de fées, fascinée.
Cette
singulière atmosphère séduit,
modifie nos consciences,
renouvelle nos sangs et
les fait monter
à la tête.
Laisse
ton prochain horizon t’appeler,
esprit-éclair, poète prospère,
duelliste
sans combat,
dans l’étreinte du lac, à son
écoute. (p. 60)
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A Mind Like Lightning
Stars scribble in our eyes the frosty sagas,
the glowing cantos of
unvanquished space. – Hart Crane
Without
gravity
I fly I to a thousand pieces,
add sparkle to various lights –
transform
particles, waves, and dark matter.
I become
ocean, mercury, silver
shimmers,
fairly tales, fascinated.
The
strangeness of this atmosphere
seduces, shifts consciousness,
shapes bloodstreams,
provokes
a rush.
Let the
next dimension to pull you,
lightning mind, prosperous poet,
duellist without a flight.
Let the lake talk, embrace it. (p.
61)
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Chrysalide
Nous
avons reçu un cœur pour partage,
merveilleux
calice à savourer.
Je
me déchire de l’intérieur,
chrysalide
ouvrant mes ailes,
garnie
de créatures marines,
digue
prête à se fendre.
Les
cycles éoliens carillonnent,
ineffable
dévotion, réconfort de l’âme.
Je
cherche d’anciens remèdes, à l’affût d’un serpent
déroulé
le long de mon épine dorsale et sa tête
surplombant
la mienne pour me guider, demi-lune
pendue
dans le ciel pour calmer mon esprit loquace.
L’énergie
pure, joyau surgi du néant,
serpente
en émoi cosmique,
séduisante
métamorphose dissipant les obstacles
(p. 62)
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Chrysalis
We are
given a heart to share,
wondrous chalice to savor.
I tear
myself from the inside,
chrysalis
unfolding wings,
full of
oceanic creatures,
dam about to burst.
Eolian
waves chime
ineffable devotion to comfort the soul.
I seek
ancient remedies, a snake
unwrapped
along my spine, its head
in back
of mine for guidance; half moon
dangles in night to quieten loquacious mind.
Pure
energy, jewel created ex nihilo,
meanders
into cosmic commotion,
overcoming
obstacles, enticing transformation.
(p. 63)
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Tambours distants
Dans
le vide sacré j’habite
la
partie ancienne de la psyché.
La
sagesse – cette femme débridée,
sœur
des océans, en symbiose avec leurs forces
amniotiques
– observe le monde au lieu de penser,
enfantine,
émerveillée, alors que l’esprit,
tel
l’artisan, mûrit en quête de mémoire émotive.
Il
n’y a rien à faire.
J’oscille
telle l’herbe dans le courant de l’eau,
mi-poisson
pourfendant les rayons verts pourpres.
Suis
le cours du fleuve, le cœur à nu,
protégé,
l’amour un absolu auquel je n’échappe pas.
Abandonne
toute illusion tandis que les vents dispersent
les
partitions de musique parmi les fraisiers en fleurs. (p. 102)
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Distant Drums
In the
sacred void I inhabit
the ancient part of psyche.
Wisdom –
unbridled woman in rhythm
with the
amniotic tug of oceans –
looks at
the world instead of thinking,
childlike,
full of wonder, the mind
a craftsman in need of emotional memory.
There is
nothing to do.
I
oscillate like green in water, half fish,
through green purple rays. Flow
with the
river current, the heart raw
yet protected, love an absolute I cannot fight.
Surrender
all illusion, let sheet music be blown
by winds amid strawberries in bloom. (p. 103)
|
Envoûtée
Endors-toi
à l’orée du lac
ce
soir, sans frontières, comme une fée.
Je
suis le chant de l’aigle, l’appel, lumière
défiant
la pesanteur, celle avec qui tu cueilleras
les
étoiles, l’erreur sur la personne, larmes
transformées
en poissons dans l’air, force
qui
propulse vers l’avant, proclame
qui
je suis avec un passeport divin, une volonté
explosive,
des mots en guise de balles. Je t’offre
tout :
poussières d’étoiles, silence, la grâce espiègle
et
les flûtes comme le vent –
malicieuse,
convenable ou pas, extirpée
hors
de moi-même dans le sortilège.
J’exige
l’impensable.
Je
me déplace si vite, essoufflée, délicate
création.
Je marche à quatre pattes,
étirée,
ni humaine ni animale,
créature
que seule la magie dévoile. (p.
106)
|
Spellbound
Fall
asleep at the lake
tonight, no boundaries, like a fairy.
I am the
eagle song, a calling, light
defying
gravity, a case of mistaken identity,
tears
transforming into fish in the air,
a force
that propels forward, proclaims
who I am
with a passport from God,
Her will
an explosion, with bullets
for words. I offer you everything:
stardust,
silence, impish grace
and
flutes like birdsong – mischievous,
good and
bad, pulled out of myself into
the spell. I ask the unthinkable.
I move
so fast, breathless, delicate
craftsmanship. I walk on all fours,
elongated,
neither human nor animal,
a creature you only see in magic. (p. 107)
|
Poète bilingue
français/anglais, parlant par ailleurs plusieurs langues (français,
espagnol, italien, grec, allemand, anglais), traductrice, actrice, enseignante
d’université (États-Unis), revuiste, coéditrice, Hélène Cardona a une œuvre aussi riche en facettes que sa personnalité.
Elle est connue aux lecteurs de
Francopolis : voir sa présentation dans cette même rubrique, D’une
langue à l’autre de décembre 2015, où nous
reproduisions des extraits de Plus loin qu’ailleurs de Gabriel Arnou-Laujeac (Éditions du Cygne, 2013) et de sa traduction
en anglais, Beyond Elsewhere
(White Pine Press, 2016).
Photo par Marta Vassilakis, reproduite
d’après son site.
En guise de
bibliographie sélective, ci-dessous, ses recueils de poèmes :
Life in Suspension / La Vie
Suspendue. A Bilingual Collection (Salmon Poetry, 2016)
Dreaming
My Animal Selves / Le Songe de mes Âmes Animales. Bilingual Collection in French and
English (Salmon Poetry, 2013)
The Astonished Universe. English and French Edition (Red Hen Press, 2006).
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Hélène Cardona,
extraits de La Vie Suspendue
Recherché Dana
Shishmanian
Avril 2017
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