D'une langue à l'autre...
et textes
incidemment, sciemment
ou comme prétexte. Traduction.

 

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Archives : D'une langue à L'autre

 


D’une langue à l’autre…

MAI-JUIN 2021

 

Eyad Chahine, Cortège

 

« Le poète d'un seul recueil et d'une multitude de vies. Un Syrien dont la parole tombe à pic quant à ce qui se trame dans le monde… »

Présenté et traduit par Kader Rabia

(*)

 

Graffiti de rue de Da Cruz (photo D. Shishmanian, Paris, 2012)

 

 

Au commencement de la misère

 

Mon père arrosait l’obscurité

Et ma grand-mère séchait au soleil comme un raisin sec

D’un pays lointain, toute cette misère

L’électricité grise

L’eau noire

Le sabot du soir

Des habits pour couvrir le jour

Un oncle ancien qui continue de creuser

Nous étions une famille sans doigts

Et nous ne faisions que balayer les papillons

Chaque matin

 

 

Congé de fin de vie

 

La rose est devenue vase

Je n’ai plus le droit de défendre le printemps

Il n’est plus de mon droit de me prosterner

Sur les sangs de l’alphabet

Le pays qui m’a quitté n’est habité que de moi

Mes pas ont égaré les péchés

Alors que je défendais le lit de la Magdeleine

  

 

Tout t’a déçu

 

Tout t’a déçu

Le bus la station du bus les lacets de tes chaussures

Tout t’a déçu

Le briquet le dé de jeu la clé de ta porte

Tout t’a déçu

L’anti-migraine

Le robinet d’eau

Tout t’a déçu

Même le poison avalé secrètement et qui n’as pu te tuer.

 

 

Analyse grammaticale de la charogne

 

Elle est sortie de ses ongles

Pour rentrer dans sa victime

Elle mit pore sur chaque pore

Et pua

Il ne lui suffisait plus de la mouiller et la tordre

Afin qu’elle redevienne une cote.

 

 

Nos morts sans ennemis

 

En souvenir d’un mort

Il n’est pas de droit pour l’air

De souffler comme il l’entend

Il n’est pas de droit pour le sang

De retourner en arrière

Il n’est pas de droit pour nos morts

De mourir avant nous

Faire des adieux à notre adieu

Ranger leurs habits, leurs absences dans notre tristesse

Il n’est pas de droit pour nos morts

De mourir comme nous

 

*

Nos martyrs sont

Tout ce que le khalife

A ramassé comme butin

 

 

Sortie

 

Chapeau manteau et chaussure

Nous avons marché sous l’oubli

Nous avons frappé à la porte de l’obscurité

Et nous sommes rentrés

Nous avons couvert une femme d’un index

Puis nous sommes sortis

Chapeau manteau et chaussure

 

*

Plus longue sera la trêve avec le loup

Plus grande sera sa faim

 

 

Ne t’allonge pas

 

Ne t’allonge pas

Les coups de feu morts dans ton dos

N’ont pas l’intention de te tuer

Ne t’allonge pas

Ne dissimule pas ton ombre

Ne donne pas ta forme à l’herbe endormie

Ne donne pas ton paquetage

Et regarde comme si le tueur n’est pas en train de danser autour de toi

Continue tes pas

Mieux que toi le hasard ne trouvera pas qui aimer

Continue tes pas jusqu’au café

Comme si ton ami n’a pas été tué avant toi

 

 

La poésie

 

Elle était moi comme moi j’étais elle

Elle m’a trahi comme je l’ai trahie

Comme si maintenant

Elle ne m’a jamais dit ni moi je l’ai dite

 

 

(*)

Ces textes sont extraits de Cortège. Unique recueil publié par Eyad Chahine, poète syrien parti trop tôt en 2013. Un sage agitateur du « peu j'écris plus énorme tu entends », rapporteur des drames humains au bout d'un scalpel d'encre.

 

Un poète qui a pu mettre tout une patrie dans ses tripes puis l'a dégueulée pièce par pièce jusqu'à l'ultime virgule. Un réalisme d'explosion dépassant tous les surréalismes amateurs.

 

 

La mort de ce poète reste une énigme mais ses proches n’ont pas tort de désigner les sbires du régime responsables de sa disparition. Il était un homme discret mais sa poésie commençait à prendre trop de place.

 

Son compatriote Abderrezak Diab, poète et journaliste a dit de lui : « Eyad Chahine nous a giflé puis s’en est allé », faisant sans doute allusion à ce recueil un peu orphelin qui a conquis tous les cœurs de la jeunesse syrienne.

 

Cortège : mot-bateau qui fait penser à un passage foisonnant aussi futile que fructueux. Mot qui ouvre la voie à tous les délires maitrisés que seul ce poète pouvait se permettre.

 

Mort en pleine guerre, laissant les cortèges des injustices s’amplifier et la misère s’abattre sur son peuple. Il est peut-être parti pour ne plus souffrir davantage.

 

Aujourd’hui, ses amis continuent à le lire et lui rendre hommage. Je ne fais que les imiter

 

Kader Rabia

Mai 2021

 

 



     Eyad Chahine

Présenté et traduit par Kader Rabia

Francopolis Mai-Juin 2021
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Créé le 1 mars 2002