D'une langue à l'autre...
et textes
incidemment, sciemment
ou comme prétexte. Traduction.

 

ACCUEIL

 

Archives : D'une langue à L'autre

 


D’une langue à l’autre…

MAI-JUIN 2021

 

Giuliano Ladolfi

 

Au milieu du gué

 

(*)

 

Graffiti de rue de Da Cruz (photo D. Shishmanian, Paris, 2012)

 

«Scrivi versi?» soggiungi.

Da quattro anni mi escono dispersi.

M’accingo ogni mattina, ma ogni lettera

abortisce sul bianco della pagina.

Il mondo soffia sulle spalle,

ma non riesce a nascere.

Mio padre disse:

«D’argilla è il nostro suolo

e serve solo a far mattoni!»;

devo pagare una colpa repellente.

Le attraverserei:

sono fredde le acque del torrente.

 

***

 

« Est-ce que tu écris des vers ? ».

Depuis quatre ans ils continuent à échouer.

Tous les matins je vais y travailler, mais chaque lettre

avorte sur le blanc de la page.

Le monde souffle sur les épaules,

mais il ne peut pas naître.

Mon père m’a dit :

« Notre sol est en argile

et ça ne sert qu’à faire des briques ! ».

Je dois payer une faute de terreur.

Je pataugerais dans les eaux du ruisseau,

mais elles sont froides et j’ai très peur.

 

 

Perenne giovinezza?

Maturità negata?

I giovani poeti

preparano la pasta per la cena;

fumiamo sul balcone anche i sigari.

Protestano i vicini alle risate.

Si allargano le stanze;

scambiamo versi

guardandoci negli occhi:

la mano è sempre aperta ad un sorriso.

Consumiamo bottiglie su bottiglie.

Marco e Ricky sparecchiano la tavola.

Non smetteremmo mai di dialogare;

è difficile il tempo del ritorno:

«Ci sentiremo già tra qualche giorno»,

«Non vedo l’ora di rimpatriare»,

 «Le sedie basteranno?».

 

«Hai cinquant’anni!».

Cinquant’anni… è tempo d’iniziare.

 

***

 

Une jeunesse sans fin ?

Un âge mûr non atteint ?

Les jeunes poètes

préparent les pâtes pour le dîner ;

nous fumons des cigares sur le balcon.

Par les rires protestent les voisins.

Les chambres sont agrandies

nous nous échangeons des vers

en regardant les uns les autres dans nos yeux :

la main est toujours ouverte à un sourire.

Nous vidons beaucoup de bouteilles.

Marco et Ricky nettoient la table.

Nous n’arrêterions jamais de converser ;

l’heure de retour est douloureuse :

« Nous nous appellerons dans quelques jours »,

« J’ai hâte de revenir »,

« Seront-elles suffisantes les chaises ? ».

 

« Tu as cinquante ans et tu le sais ! ».

Cinquante ans… il est temps de commencer.

 

 

A sessant’anni ho generato un figlio

nella metropoli italiana della moda.

Non mi conosco come padre:

è passato un millennio in pochi anni

e la lingua ha perso ogni contatto.

Ero ritto a fissare la città:

i monti sullo sfondo,

la chiesa sulla via principale,

il teatro, le vetrine

con gli atri della scuola

la piazza e il palazzo comunale.

Gli uffici li trovi al pianterreno,

come le banche,

le nuove cattedrali.

Lui gira per le strade come in casa:

noi viviamo universi paralleli

tra la metro, le piazze ed i viali

là dove ti disperi di un posteggio.

Eppure non mi sento così vecchio:

è come se la macchina del tempo

avesse accelerato i ritmi suoi

e mi avesse lanciato tra gli Eloi*.

 

***

 

À soixante ans j’ai donné naissance à un fils

dans la métropole italienne de la mode.

Je ne me connais pas en tant que père :

un millénaire s’est écoulé dans quelques années

et la langue a perdu tout contact.

Je restais debout à regarder la ville :

les montagnes en arrière-plan,

l’église dans la rue principale,

le théâtre, les fenêtres

avec les couloirs de l’école,

la place et la mairie.

Les bureaux sont au rez-de-chaussée,

comme les banques,

les nouvelles cathédrales.

Il se promène dans les rues comme à la maison :

nous vivons des univers parallèles

entre le métro, les places et les avenues

où l’on désespère une place de parking.

Pourtant je ne me sens pas si vieux :

c’est comme si la machine à remonter le temps

avait accéléré son rythme

et m’avait jeté parmi les Eloi*.

 

* Dans le roman The Time Machine de Herbert George Wells (1895), les Eloi sont les descendants de la classe dirigeante victorienne, des hommes pris en charge dans de véritables fermes qui ne manquent de rien : les Morlocchi, au contraire, sont les descendants au contraire des ouvriers exploités de la même époque, qui vivent encore dans les  entrailles de la Terre et sortent la nuit pour rassembler les meilleurs Eloi à utiliser pour se nourrir.

 

 

Non senti questo alito di morte

che agita le menti e la realtà?

La sorte ha stretto un patto

con la sovrana di questa società.

S’insinua nei gameti,

intacca i farmaci,

regna sui feti,

nei bracci delle carceri,

la aspettano con ansia i walking dead.

I potenti ne ha fatto canovacci:

hanno innalzato altari

su cui sacrificare i sogni

delle popolazioni.

Invocano miliardi gli arsenali,

baluardi di guerre e di profitti

su martoriate terre.

Sovrana dei poteri e dei mercati,

regna negli stadi

tra le urla dei tifosi.

Passa in rassegna i templi del denaro:

Wall Street è il cimitero del pianeta.

La morte ha i miei occhi, il mio pensiero,

non il mio affetto.

Già mi apparecchio ad aspettarla;

il suo aspetto mi inorridirà:

io mi vedrò ritratto in uno specchio.

 

***

 

N’entends-tu pas ce souffle de mort

qui agite les esprits et la réalité ?

Le destin a fait un pacte

avec la souveraine de cette société.

Elle s’insinue dans les gamètes,

affecte les drogues,

règne sur les fœtus,

dans les bras des prisons,

l’attendent les morts-vivants.

Ont fait des canevas les puissants :

ils ont élevé des autels

où sacrifier les rêves

des populations.

Les arsenaux invoquent des milliards,

produits des guerres et des profits

sur des terres ensanglantées.

Souveraine des pouvoirs et des marchés,

elle règne dans les stades

dans les cris des fans.

Elle passe en revue les temples de l’argent :

Wall Street est le cimetière de la planète.

La mort a mes yeux, mes pensées,

pas mon amour.

Je me prépare déjà à l’attendre ;

son apparence va me faire horreur :

je vais me voir dépeint dans un miroir.

 

(*)

 

Ces poèmes sont extraits, avec l’aimable autorisation de l’auteur et de l’éditeur, de son volume bilingue Au milieu du gué, Éditions Laborintus, paru en janvier 2021 (traduit de l’italien par l’auteur lui-même, notamment de son recueil  Atestato, Ladolfi Editore, 2015).

Ce recueil de poèmes tente de déchiffrer le travail de la modernité à travers l’observatoire de la parole, perdue dans un divorce avec la réalité, commencé à la fin du XIXe siècle et ayant souffert au XXe siècle à cause des conséquences dues aux idéologies qui, en prenant possession, ont transféré l’abysse du secteur artistique au secteur politique.

 

 

Giuliano Ladolfi (1949) est diplômé en littérature à l’Université Catholique de Milan avec un mémoire en pédagogie. Il a été directeur de lycée et a enseigné aux universités de Vercelli, de Turin et de Novara.

Il a publié quatre recueils de poésie : Paura di volare. I ragazzi dell’Ottantacinque (Rebellato, 1988), Il diario di Didone (Guardamagna, 1994), L’enigma dello specchio (N.C.E., 1996), Attestato (Atelier, 2005, 2015, traduit en anglais, géorgien, espagnol).

Giuliano Ladolfi est également journaliste. II a écrit dans les principaux magazines culturels italiens et étrangers. Il collabore à la page culturelle du quotidien Avvenire et a dirigé le mensuel Noi. Pour AltitaliaTV il a créé et présenté plusieurs chroniques culturelles.

En 1988 il a fondé à Borgomanero (No) le Centre culturel “Don Pietro Bernini” et l’Université du troisième âge. En 1996 il a fondé le magazine Atelier, qui est une revue de poésie, de critique et de littérature. Parmi ses essais, nous rappelons L’opera comune, antologia di 17 poeti nati negli Anni Settanta (Atelier, 1999), Per un’interpretazione del Decadentismo (2001), Guido Gozzano Postmoderno (avec Giuseppe Zaccaria, 2005), Per un nuovo umanesimo letterario (2009) et Semi a dimora a lungo inoperosi : il magistero poetico di Mario Luzi (2020).

L’étude sur Francisco Goya, profeta della crisi della cultura occidentale con uno studio sui Capricci (1997) et celui consacré à Sophie Cauvin (2012) ont beaucoup intéressé la critique espagnole et française.

Dans son ouvrage, La poesia del Novecento:dalla fuga alla ricerca della realtà en cinq volumes (2015), il retrace l’histoire de la poésie italienne du début du XXe siècle à nos jours.

En octobre 2010 il a fondé, avec Giulio Greco, la maison d’édition Giuliano Ladolfi editore.

 

 



     Giuliano Ladolfi

Francopolis Mai-Juin 2021
recherche Dana Shishmanian



Accueil  ~  Comité Francopolis  ~  Sites Partenaires  ~  La charte  ~  Contacts

Créé le 1 mars 2002