Un appel à voyager
« avec les yeux du cœur »
Le titre du
recueil de Louisa Nadour ouvre un large horizon marin où peut se déployer
ce vaste flux qui nourrit son imagination parce qu'il génère la force
vitale, impulse le mouvement du poignet qui écrit et stimule l’élan
continu du chant poétique.
Dès
l'ouverture du recueil, la poète part à la rencontre de la vague vivante,
dont elle perçoit la voix, le visage, les mains : « Elle parle tout
bas […] elle a le visage d’une mer […] je me noie entre les deux mains de
ta vague ». Comme en confidence arrivent ensemble le chant de la mer
et le flot sonore du poème, « entre flux et reflux / et intervalles
d'une flûte
[…] le même battement entre nous, immuable ! ». Ce langoureux
rapprochement est une promesse amoureuse, véritable vœu poétique :
« charpenter mon dire, l’ajuster
/ aux accents d’une
vague / qui joue sur le chuchotis des amours / et l’aveu, comme en
clair-obscur, d’un
flot / cherchant sa route depuis la nuit des temps ! ».
Rythme du flot marin et rythme des vers résonnent en continu dans un chœur où Louisa Nadour
lie les accents et la mélodie
de la langue arabe à
l'ardeur des flots.
Lors de sa
venue au Lundi des Poètes de la Société des
Poètes Français où elle était invitée d'honneur en février 2024, son
impressionnante lecture en
arabe puis en français du poème d'ouverture Face à la
vague a révélé la puissance de son chant poétique. Le souffle de son
lyrisme décline en effet les nuances des sentiments et par un
retournement métaphorique la mer peut faire surgir un visage aimé dans le
déferlement envoûtant des vers. Les accents de la vague épousent la voix
de la poète qui s'écrie : « j’aspire
au passage le sel de tes larmes/ qui s’échappe de ta mer, ce prodige ! ».
Toute la gamme des passions s'exprime dans la violence des flots :
« je me hais quand je ne peux plus résister/ à la mer
immense de tes yeux/ elle me noie sous d’épouvantables pensées/ l’une d’elles en son
tourbillon/ m’atteint
jusqu’au
chavirement ». Les états amoureux sont poétisés comme des variations
musicales où l’on entend les assauts séducteurs, comme autant d’« exaltations d’un violon / frappes dissonantes d’un
tambour » devenant plus loin « houle monstrueuse ». Désirs
et reproches, accords et révoltes, emportent l’écriture poétique dans la
dialectique d’éros et thanatos. L'écriture poétique suit en effet les
égarements de la passion entre plaisir et douleur, effondrement et
renaissance, vie et mort : « c’est
le désir
dont tu me cribles/ et qui me détruit,
me tue, / tant et si bien que je capitule ! ». Le jeu du flux
et du reflux se poursuit : « Je résiste […] assoiffée de toi, et
alors / tu viens donner l’assaut […] et je me rends ! ».
Ce recueil
écrit en langue arabe serait à placer sous le signe de Baudelaire, pour
qui « le dessin arabesque est le plus idéal de tous ». Le
raffinement sensuel de synesthésies baudelairiennes se teinte souvent
d’un exotisme qui conduit la poète franco-algérienne à évoquer les
couleurs, goûts et parfums, souvenirs perdus des vestiges des origines :
« Évanouies les couleurs du safran […] le musc du souvenir n’embaume
plus les lieux/ le jasmin ne s’exhale plus sur le balcon/enchanté ». Quelques indices – figuier, rouge du henné,
tatouage, oasis – sont pourtant convoqués pour raviver le mouvement d'une
scène recomposée : « je circumambule
sous mes robes humectées/ aux feuilles d’olivier/ fruits du figuier et
sarments du raisin, / je guette le signe rouge du henné… ».
Ainsi va
l’écriture au milieu de sensations où peut surgir un néologisme que vient
accueillir la langue du traducteur, André Miquel, qui a su moduler ce
chant de velours de l'amour où le poème devient écrin, flacon de parfums,
flux de beauté d'une musique enivrante clamant :
« De l’essence de cet amour tu renaîtras ! ».
Des accents plus
élégiaques se glissent parfois dans les souvenirs d’enfance :
« Ainsi va tout naturellement chaque poème […] dans le flux
des phrases/ secousses d’un cœur qui palpite ». Un poème Orphelin… comment parler à
la vie ? pose la question des fondements de l’écriture
autobiographique. Le premier vers semble redoubler cette
question : « Comment amorcer le premier pas ? »,
un aveu est formulé plus loin : « j’ai appris à faire silence
sur ma détresse », puis le souvenir prend forme au creux même de
l’absence, quand s’éteint la voix de la mère qui lisait les livres à
l'enfant : « J'ai brûlé bon nombre de ces livres », confie la
poète. De cette absence qui fait silence émergent d’anciennes sensations,
saveurs et gestes qui font revivre le passé. Ces vers s’inscrivent dans
toute une lignée littéraire et rappellent notamment les séances de
lecture rapportées par Proust quand il évoque la voix de sa mère lui
lisant François le Champi… Ainsi va le
cours de l'écriture qui relie passé et présent, terre des anciens et terre
d'élection, voyage entre deux continents.
À plusieurs
reprises, l’écriture charme par le pouvoir évocateur des noms propres de
lieux qui font résonner la musicalité de la langue arabe. Lorsque le
transfert des sonorités de cette langue arabe se coule dans la langue
française, les accents et l’oralisation innervent la diction du poème. Le
mot arabe s’introduit comme parole directe, voix de l’origine, dont le
potentiel expressif est amplifié. Écoutons les
sons insérés dans le chant, Tîzî, Akhdar,
Ibn Battûda sont autant « d'éclats
passionnés dans le flux des phrases ».
Ainsi le
recueil fait un pont entre la culture arabe et l’Occident, et nous
conduit à Paris par « ce pont de bronze [où] se noue le ruban des retrouvailles ».
Dans le poème
dédié à Paris, le balancier continue cependant à « déchaîner »
l'imagination de la poète entre les deux versants de la vague en
mouvement, sur « toute une mer de contraires », bien que le
souci de paix soit toujours inscrit dans le va et vient entre les
continents. Les deux poèmes Patrie et Paris et le silence joyeux
s’enchaînent, malgré le déséquilibre menaçant de l’actualité qui
s’introduit dans l’univers poétique où des questions graves arrivent en
vagues tumultueuses sur la page qui s’écrit. Dans La malédiction
d’Ulysse, Louisa Nadour décrit « ce flot vertigineux,
fougueux » et « les épaves
de l’exil »
des « côtes de Lampedusa ». Le poème En vol montrait
déjà « les perles de l’horreur sur une terre dévastée ».
Mais que peut
la poésie ? « laisse-moi oublier toute
cette glu de misère », semble supplier la poète. Oublier ?
Impossible pour Louisa qui œuvre à la fois pour la paix et l'écriture.
N’oublions pas l'engagement humaniste de cette femme pour les échanges
interculturels ainsi que pour la promotion des arts en partage entre les
disciplines, les générations et les pays. N’oublions pas que c’est aussi
une femme qui croit dans le pouvoir de la poésie : son recueil La vague s’apaise-t-elle
jamais ? s’inscrit dans le mouvement de l’histoire et capte de
façon poignante « les fureurs du temps » qui la harcèlent, au
point de s'écrier : « Si seulement la conscience se
taisait ! ».
Louisa Nadour
sait, avec un art raffiné, traduire d'ardentes émotions vécues dans le
flux de la vie quotidienne, privée et collective, tout en restant pudique
sur elle et lucide sur le monde. Chant d'amour ou chant de déploration,
mélopée ou envol passionné, sa poésie invite à
partir en poésie, comme un appel insistant à voyager « avec les
yeux du cœur ». Il faut suivre cette ambassadrice de la poésie qui
veut courir les routes avec le son du luth et la sacoche de musicien pour
partager avec les autres « la chanson de la mer ». Telle est sa
devise : « On meurt à petit feu si l’on ne voyage ». Notre
poète reste, envers et contre tout, une femme de la mer :
« Danse avec moi aujourd’hui,
ô mer,
sans
honte
puisqu’aujourd’hui
toi et moi échappons
à
tout regard ! »
©Nicole Randon
Poète, performeuse,
responsable
du Lundi des Poètes de la SPF
(Société des Poètes Français)
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Confidences des flots
Aux
sources de l’horizon
je
traque ton image en fuite
dans les ténèbres de la nuit,
une
image
que la
vague dérobe à ma vue,
une
vague
que
vient recouvrir de plus haut une autre vague,
une vague
qui s’affale et culmine…
C’est
en vain que j’aspire
à
résoudre une équation improvisée
entre flux, reflux, mer
et
intervalles d’une flûte…là même
du
cœur,
le
même battement entre nous, immuable !
Que
m’arrive-t-il à entrelacer ainsi mes désirs,
à
m’embarquer vers toi sur l’écume de la mer ?
Y
aura-t-il une vague
pour venir en aide aux radeaux des supplications,
sur
une mer qui n’entend rien
qu’à la langue du naufrage…sort qui attend
quiconque rêve
à
tout ce qu’une union peut offrir d’amour fou ?
Sur
un air murmuré, tout de chagrin,
je
m’effondre devant les images que j’ai de toi,
j’aspire au passage le sel des larmes
qui
s’échappe de ta mer, ce prodige !
Je
dévoile ma jambe,
libère mon pied et le hausse
pour danser en enserrant la vague
tandis qu’elle s’apaise sur la couche d’un sable
tout chaud,
en
claquant sur mon visage nu…
Je
resterai là,
la
tête envahie
de ta
présence,
errant à la poursuite de ton image
sous les grains de sable
qui
fuient à mes pieds
ou le
déferlement des armées de détresse
sur
les épaules de la roche,
et
peut-être un jour l’esprit se réveillera-t-il
pour faire frémir mes doigts
et
charpenter mon dire, l’ajuster
aux
accents d’une vague
qui
joue sur le chuchotis des amours
et
l’aveu, comme en clair-obscur, d’un flot
cherchant sa route depuis la nuit des temps !
Louisa Nadour, en la
traduction d’André Miquel
(extrait de La vague
s’apaise-t-elle jamais ?
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بَوْحُ
المَـوْجِ
في
عُيُونِ
الأُفُقِ
أُطارِدُ
طَيْفَكَ
الـمُنـفَلِتِ
فِي
غَيْهَبٍ مِنْ
لَيْلِي...
طَيْفٌ
يَحْجُبُهُ عَنْ
أَنْظَارِي
الـمَـوْجُ!
مَوْجٌ
يَغْشَاهُ
مِنْ
فَوقِهِ
الـمَـوْجُ
ومَوْجٌ يَهْبِطُ
وَيَعْلُو...
هباءً
أَصْبُو
إلى
حَلِّ
الـمُعادَلَةِ
الـمُرْتَجِلَةِ،
بَيْنَ
مَدٍّ
وَجَزْرٍ وَيـَمِّ
وَمَسافاتِ
النَّايِ...
هَاهُنَا!
فَهَذَا
القَلْبُ
يَضُخُّ
الدِّمَاءَ
هُيَاماً
والنَّبْضُ
بَيْنَنَا
واحِدٌ...
لَمْ يَتَغَيَّرْ!
كَيْفَ
لِي أَنْ
أُسْرِجَ
أَشْوَاقِي
وَأَرْكَبَ
زَبَدَ
البَحْرِ
إِلَيْكَ؟
وأيُّ
موجٍ قَدْ
يُسْعِفُ
قَوَارِبَ
الحَنِينِ
بِبَحْرٍ
لاَ
يَفْقَهُ
إِلَّا
لُغَةَ
الغَرَقِ...
نَصِيبًا
لِكُلِّ
مَنْ
يَرُومُ
نَيْلَ
الوِصَالِ
مِنْهُ
شَغَفاً؟
عَلَى
نَغَمِ
الهَمْسِ
الشَّجِنْ
أَتَدَحْرَجُ
عَلَى
رُؤاكَ
وأرْتَشِفُ سَيْلَ
الدَّمْعِ
الـمَـالِحِ
الهَارِبِ
مِنْ
يَمِّكَ
الـمَهُولِ...!
أُشَمِـّــرُ عَنْ ساقِي
أرْفَعُ قَدَمِي
الحَافِيَةِ
أُرَاقِصُ
خَصْرَ
الـمَوْجِ
وَهُوَ
يَخْمِدُ
شَراشِفَ
الرَّمْلِ
المـُحْتَرِقَةْ
ويَصْفَعُ
وَجْهِيَ
العَارِيَ...
سَأمْكُثُ
أُرَاوِدُ حُضُورَكَ
هَاهُنَا!
وأَظَلُّ
أَقْتَفِي
طَيْفَكَ
مِنْ
تَحْتِ
حَبَّاتِ
الرَّمْلِ
الهَارِبَةِ
مِنْ
قَدَمِي
وَتَلاَطُمِ
جُيُوشِ
الشَّجَنْ
عَلَى
أَكْتَافِ
الصَّخْرِ
عَلَّهَا
تَسْتَفِيقُ
الرُّوحُ
يَوماً
تَرْتَجِفُ
مِنْهَا
الأَنَامِلْ
لِتُـرتِّبَ
أَفَاعِيلَ
الكَلِمْ
مِنْ
نَغَمِ مَوْجٍ
يُدَاعِبُ
وَشْوَشَةَ
الحَنِينِ
وَمِنْ
غَلَسِ
بَوْحِ
الـمَـوْجِ...
التَّائِهِ مُنْذُ
الأَزَلْ!
لويزة
ناظور، من
ديوان "وهل
يرقد
الموج؟"
Louisa
Nadour, version originale en arabe
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