1. Dans la lecture du traducteur, Giuliano Ladolfi
Nous présentons un deuxième recueil de Sonia Elvireanu avec la même émotion que nous avons
ressentie en traduisant le premier intitulé Le chant de la mer à
l'ombre du héron cendré, « de véritables petites idylles
d'une facture exquise, presque des traits chromatiques d'un peintre
impressionniste, des fragments poétiques comparables à ceux récupérés
chez les grands poètes classiques », recomposés dans une unité
secrète par la beauté, « une caractéristique humaine qui a créé
les arts, la poésie, la courtoisie et toutes les qualités qui qualifient
notre race ».
Dans cette publication, la contemplation de la nature se
nourrit d'une réflexion profonde selon deux modalités différentes :
poétique et existentielle. Le titre Ensoleillements au cœur du
silence nous guide dans notre lecture : le premier terme réitère
la vocation du poète à procéder par « illuminations », moments de
grâce où la vision poétique s'arrête sur le papier, sans obligation de
trouver entre eux des connexions, des conséquences, des cohérences, des
développements.
Mais c'est la vie, qui se déroule de façon désordonnée et
contradictoire ; c'est notre façon de nous rapporter à la réalité, une
façon qui est toujours exposée à une quantité de mouvements intérieurs
dans lesquels le présent, le passé et le futur s'unissent et discordent,
dans lesquels les souvenirs et les espoirs revivent dans la dimension
consciente et inconsciente et créent ce magma qu'aucun type d'analyse ne
parvient à rationaliser complètement.
C'est pourquoi un texte comme celui-ci se laisse ouvert à
d'autres interprétations, et les considérations présentées ici n'ont pour
but que de stimuler différents types de lectures dans un travail
d'interprétation infini, comme il sied aux textes de valeur.
Quels sont les principaux éléments capturés dans cette
collection ?
Tout d'abord, j'y ai trouvé le concept de
« floraison » (« je trouve un sens dans le naturel, /
le fleurissement »). Il existe de nombreux passages dans
lesquels l'auteur identifie cette caractéristique aussi bien au moment du
passage du bourgeon à la fleur qu'au moment où le processus s'achève et
habille un paysage de joie (Crépuscule fleuri), devenant également
une métaphore de l'écoulement du temps (« la voie royale/ pour
fleurir le temps renversé »), de la vie et de l'espoir (« il
attend sa floraison au ciel ») et impliquant la vue, le parfum
et le toucher dans la représentation.
Le miracle, c'est « la plaine longtemps fleurie ».
La mort et la désolation sont indiquées par l'absence de floraison
(« ses fleurs n’irisent plus le jardin »). La poésie
elle-même est une floraison de mots, selon l'adage latin « poesis ut flos »
(L’épanouissement du mot).
Liés au terme précédent, on trouve « aube » et
« matin », des mots qui témoignent du retour de la lumière,
emblèmes d'ouverture à l'existence, de joie et d'émerveillement. Nous y
trouvons la célébration de la nature et de sa relation avec l'être humain
dans une dimension de mystère. En témoigne également la figure rhétorique
de la synesthésie (« silence vert », « chant
bleu »), qui unit des sensations provenant de différents sens.
Le terme dérive du grec sun-aásqßnomai,
qui signifie littéralement « percevoir
ensemble », « éprouver la même perception » :
l'individu et le réel vivent une condition d'« interpénétration » au point de partager une
partie de chacune des deux composantes.
Les arbres, les oiseaux, la mer, le ciel, le jour et la nuit
sont liés dans le même « volume », pour reprendre une
expression de Dante. Le poète est particulièrement sensible aux couleurs
: bleu, vert, émeraude, corail, etc. contribuent à enrichir le patrimoine
des sensations.
Ce résultat, cependant, n'est pas offert directement, mais
est le résultat d’un chemin semé d'embûches. Et cet élément est indiqué
par la deuxième partie du titre : « silence ». Le mot se
manifeste dans la recueil sous une double perception : celui de
l'immobilité, de la paix (« enchantent le silence dans les flots
du vent »), de l'enchantement, de la réflexion, de la découverte,
du retour en soi-même (in interiore homine habitat veritas,
avertit saint Augustin), de l'écoute (« écouter le silence en moi »),
mais aussi d'une limite (d'où la nécessité de faire parler le silence)
qui se dépasse sous forme oxymorique (Le chant du silence) et
atteint une dimension de substance dotée de sensation (« le
frémissement du silence » ; « les bras du silence »).
Mais le silence cache un deuxième aspect, celui de la
solitude (Dans mon île), causée par la pandémie (« un
germe perfide »), qui crée des « déserts » parmi le
monde, comme dans la représentation de Jésus-Christ entrant à Jérusalem
non pas au milieu de la foule en fête selon le récit évangélique, mais
« dans un silence de tombeau ». Et cette situation ne
peut manquer de générer des moments de désorientation, d'isolement
(« des jardins de silence en moi »), d'éloignement de
l'existence, dont témoignent également la représentation de scènes
oniriques (« une feuille verte sur la rétine, un oiseau /
vert-bleu fugitif s'accroche à notre pupille ») et l'absence de
définition de ce « tu » qui apparaît de temps à autre, ainsi
que l'utilisation du pronom impersonnel « on ». Et c'est ainsi
que la douloureuse floraison laisse place à la mélancolie (« à
ses fenêtres, ne fleurit nul rameau, / promesse de fruits mûrs »).
Mais chez Sonia Elvireanu, il
n'y a pas de place pour le désespoir : nous avons parlé d'un chemin à
travers des « ensoleillements » parce que l'amour de la vie est
continuellement récupéré à travers une conception religieuse de l'existence.
Et pourtant la prière se transforme en émerveillement devant la
découverte d'une autre façon de voir à travers « les yeux du ciel ».
Le monde, le bien, le mal, la limite, l'aspiration à l'infini, se
révèlent avec un aspect supplémentaire qui transforme la beauté de
l'existence en sérénité intérieure, car tout est le fruit d'un Amour
mystérieux, source d'un rêve, Un rêve peut-être, qui pour ceux qui ont la
foi constitue déjà une certitude responsable : « Un
jour viendra où nous serons un seul ciel,/ ton ciel confondu au mien,/ un
rêve peut-être ou un instant si réel/ où corps et âmes ne seront qu’une
danse,/ un chant immortel, le Ciel ».
Giuliano Ladolfi
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2. Dans la lecture de Gérard Le Goff
Dans ses deux
recueils précédents : Le souffle du ciel et Le
chant de la mer à l'ombre du héron cendré, Sonia Elvireanu entretenait
un dialogue permanent avec un être sans identité qui s’incarnait
dans les éléments, avec qui elle communiquait par le truchement des plus
subtiles manifestations de la nature. Un dialogue rédigé au présent comme
pour conjurer le sort ou ignorer le temps qui passe mais ne répare rien.
Il en va de
même avec ce nouvel opus. Mais que l’on ne s’y trompe pas : ces
concordances revendiquées coexistent avec d’incessantes variations, comme
il en va de la mer et du ciel pour qui sait contempler leurs
métamorphoses au fil des jours.
Dans cet
ouvrage, d’emblée, le titre intrigue : Ensoleillements au
cœur du silence. Cet intitulé contient deux termes a priori
antithétiques. Le mot « ensoleillements » se rapporte à la
lumière et concerne le sens de la vue ; le nom « silence »
exprime l’absence de tout son et intéresse le sens de l’ouïe. L’emploi de
tels signifiants n’apparaît pas évident parce qu’il n’établit pas une
relation de cause à effet entre les deux sens précités. Ce choix semble
plutôt indiquer que le poète va devoir et vouloir se placer en retrait
(le silence s’impose comme la dimension de l’intériorité) et, dans le
même temps, se doter d’une vision supranaturelle pour mieux appréhender
cet autre qui semble parcourir pour toujours l’univers visible et
invisible (à l’instar du regard particulier qu’adopta Rimbaud pour
ses Illuminations).
Le poème
d’ouverture, Les voix, déroule une thématique qui va irriguer
l’ensemble de l’ouvrage. Deux voix se mêlent entre ciel et terre :
l’une descend quand l’autre s’élève. La céleste révèle une langue sacrée
et immémoriale ; la terrestre en fait émerger une nouvelle qui peut
ne pas être comprise. Ces voix rituelles cependant se
répondent et composent même une harmonie (une fugue de Bach,
précise l’auteur). Quant à l’évocation du songe de
Jacob — cette vision d’une échelle miraculeuse qui permet aux
anges d’effectuer leurs incessantes navettes entre le divin et le
séculier — ne souligne-t-elle pas la revendication assumée
d’une transcendance et l’aspiration de l’humain à l’élévation ?
« […] la voix du Poète s’élève comme une offrande, l’autre
descend d’un Sommet invisible, toutes les deux en parfaite
communion. » (Les voix).
Une fois confirmée cette conception
mystique de l’existence, l’auteur, à l’écart du monde (l’isolement est
ici symbolisé par l’insularité), reprend son dialogue interrompu :
« Je me suis retirée dans la solitude
pour être près de toi / te chercher et te parler […] / pour voir avec les
yeux du ciel le monde quand je reviens, son éblouissant scintillement
[…] » (Bénédiction).
Avec l’usage
de ce pronom personnel à la deuxième personne du singulier (ce
« tu » qui parfois se fond avec un « je » dans un
« on » qui désignerait ainsi un couple), on retrouve la
singulière démarche qui présidait aux ouvrages précédents, à savoir cette
adresse permanente à l’absent. Au disparu, pourrions-nous risquer. Le
texte intitulé : Tu n’étais pas fantasme l’indique
clairement (le terme « fantasme » dérive du même étymon que
« fantôme ») : « je sentais ta présence, je
ne t’apercevais pas, / mais je savais que tu existais quelque part
au-delà des voiles de ma vie. »
Celui qui ne
saurait être un spectre se personnifie tantôt en nomade revenu de
lointaines contrées : « je ne me rappelle que de ton visage de voyageur des
pays chauds, la lueur de ton regard qui a troublé en un instant mon
âme pétrifiée. » (Tu n’étais pas fantasme). Tantôt
en improbable pèlerin s’aidant d’un bâton de marche : « […] l’homme / aux
cheveux blancs de lune, en habits blancs et légers, appuyé sur sa
canne. » (Le sentier). Ou
encore se mue en une figure christique qui ferait son entrée dans une
Jérusalem dépeuplée et vouée au silence : « Tu es seul sur un
âne, en chemin à Jérusalem, ton mystère s’accomplit dans la Piéta de
fleurs / qui brûlent en
arc-en-ciel ce Dimanche des Rameaux. » (Dimanche des Rameaux
silencieux). Parfois, c’est le poète qui part à la recherche de
l’en-allé : « Je marche parfois sur tes traces, / je suis avec
crainte le sentier de tes pas, aux senteurs d’herbes en été […]
(La magie du crépuscule). »
Il ne s’agit
pas non plus d’égrener des souvenirs. Le lecteur a même parfois
l’impression que cette vie en couple a été rêvée plus que vécue. Il
s’agit de forger la langue qui va monter au ciel. Et cette parole ne peut
qu’être poétique.
Pour
Sonia Elvireanu la
poésie est d’abord évocation / invocation du monde. Nous utilisons à
dessein deux termes qui appartiennent respectivement au vocabulaire de la
magie (une évocation est un appel à comparaître adressé à un esprit)
et à celui de la religion (invoquer c’est implorer une divinité) car
le langage poétique — seul — permet à l’auteur de
convier l’absent (comme le fit Orphée descendu aux enfers) afin de
communier au cours d’une célébration sensorielle et mystique de la nature
et — enfin — pour partager l’élévation espérée.
Pour créer les
conditions nécessaires à l’émergence de cette langue exigeante (qui peut
paraître obscure), l’auteur opte pour le dérèglement des sens. Dès lors,
la perception de l’univers ne relève plus seulement du sensoriel mais
s’accompagne de saisissements inédits. Le poète les décrit en faisant
usage de formules contrastées pour mieux rendre compte de ces visions
simultanées, dans lesquelles les modalités se superposent sans pourtant
se contredire : « […] les brumes violacées de mon océan
deviennent arbres aux tréfonds, / leurs cimes percent
les eaux et racontent ; sur le rivage de mon île, je parle / avec la
solitude de dedans mon ciel […] » (Sur le sable de mon île). Ce
qui lui permet d’accéder à un niveau de conscience insoupçonné :
« les mondes que l’on ne voit pas, / le miracle où tu
grandis chaque jour. » (Faire parler le silence). Quitte à utiliser
un oxymore qui renforce le dire.
Sonia Elvireanu illustre
sa démarche de mystérieuses correspondances empruntées aux mythes païens
comme au christianisme. De nombreuses références religieuses jalonnent en
effet ce recueil. Certaines sont directes : nous avons déjà cité
plus haut l’entrée de Jésus à Jérusalem. D’autres procèdent par symboles.
Par exemple, l’allusion à la myrrhe, l’une des offrandes des mages à
Bethléem. Dans l’ancienne Égypte, cette substance était utilisée pour la
momification ; les Grecs la mêlaient à leur vin. À la fois parfum et
remède dans l’histoire, la myrrhe, dans ces poèmes, semble qualifier et
sublimer le langage en révélant son pouvoir à la fois salvateur et
réconfortant (La myrrhe des mots). Référence (réitérée)
au figuier, pour autre exemple. Cet arbre vénéré, dont les feuilles
vêtirent Adam et Eve chassés du jardin d’Eden, objet d’une parabole du
Christ sur la fécondité et le renouveau, devient sous la plume de
Sonia Elvireanu le
porteur de fruits propices à la création du verbe : « […] les figues
parfumées reposent sur ma feuille blanche. » (Le figuier). Mais
aussi des références mythiques. Allusion directe à Sappho, poète de
l’amour — s’il en fût — et îlienne, de surcroît. Mention d’un rare
mirage de mer (Le désert bleu), désigné par un
italianisme : fata morgana,
dénomination familière du cycle arthurien, puisque Morgane est l’une des
fées les plus célèbres de Brocéliande.
Le discours
s’agrémente de nombreux autres éléments, non pour construire et affirmer
une méthode mais bien plutôt pour restituer l’extrême complexité du monde
et, en parallèle, souligner notre difficulté d’être et d’admettre, notre
capacité, en somme, à envisager une sérénité — « malgré
tout ». Le mot « élément » peut être compris au sens
premier du terme : l’eau, le feu, la terre, l’air. Mais les
allégories font aussi allusion aux manifestations des règnes animal,
végétal et minéral. Les représentations de fleurs, d’herbe et d’arbres,
tels les motifs d’une peinture pastorale, fonctionnent comme les
métaphores des cycles des saisons, du temps qui passe. Les images
récurrentes de fleurs de pommier et de papillons blancs suggèrent à la
fois la légèreté, la pureté et la promesse de lendemains
enchanteurs : « […] au cœur de l’ensoleillement, essaims de
blancs papillons. » (Ensoleillements). Les
échanges entre l’humain et son environnement sont constants. Dans ce
contexte, les perceptions sensorielles s’avèrent d’autant plus intenses
qu’elles contribuent à sublimer le projet initial du poète : « Un jour viendra où
nous serons un seul ciel, mon ciel confondu au tien, / ce n’est qu’un
rêve peut-être / ou un instant si
réel que l’on prend pour le rêve […] »
(Un rêve peut-être).
Mais l’époque
n’est guère propice à l’harmonie. Jusqu’à présent, les séquences
composant le recueil trouvaient toutes leur point d’ancrage sur une île,
dans une campagne, un désert ou à flanc de montagne. Il est
édifiant de constater que Sonia Elvireanu commence
à parler de la ville lorsqu’elle fait allusion à la peste noire qui
semble vouloir anéantir la l’humanité : « […] un germe perfide
hante le monde et nous ravage […] » (Le froid). Et : « La ville est
pleine de masques blancs, sans costumes de carnaval, des ombres
étranges échappées de l’hôpital […] »
(Le carnaval avec son unique masque). Le
silence perçu à l’initiale comme un refuge devient insupportable
limite : « Le cortège de masques, / des paroles écrasées
contre les murs, / le silence se heurte au pavé, le souvenir aux cils de
brume, / comme la nuit accrochée au rivage. » (Seul le silence). Toute
vie semble s’être retirée de l’univers. La plus belle saison de l’an vire
au cauchemar : « Nous entrons dans un étrange été, au
gémissement sourd de vie volée, / les silences nous meurtrissent, /
comme sous de lourdes pluies les blés pourrissent, / le souffle s’étouffe
sous un tissu-souillure arboré dans le monde comme une blessure
[…] » (Le sentier fleuri).
Toutefois,
comme dans les deux recueils précédents, Sonia Elvireanu se
refuse au désespoir. Il existe toujours une possibilité poétique de vivre
« malgré tout ». Atteindre le « Point de feu : le point où le
rêve est le vif et le vif est le rêve. » Et aboutir
: « afin que le temps ne nous déchire plus, et que l’amour
anéantisse les ténèbres. » (Prière).
Au final,
une telle somme peut décontenancer le lecteur qui se trouve confronté à
tant de possibilités d’interprétations qu’il va hésiter, revenir sans
doute sur tel ou tel poème, tenter des liens entre telle ou telle
thématique, sans parvenir toutefois à épuiser la richesse du
volume. Comme l’écrit, avec justesse, Giuliano
Ladolfi dans sa préface : « […] les souvenirs et
les espoirs revivent dans la dimension consciente et inconsciente et
créent ce magma qu'aucun type d'analyse ne parvient à rationaliser
complètement. »
On pourra
confronter ses idées avec les intentions qui animent l’acte d’écrire chez
Sonia Elvireanu en
se reportant à un entretien réalisé par Jean-Paul Gavard-Perret pour
la revue Le Littéraire. A la question posée :
« Qu’est-ce qui vous distingue des autres écrivains ? »,
elle répondait : « La vision du monde qui aimerait faire
comprendre le lien homme-nature, le principe universel de l’harmonie
qui devrait régner partout au monde. »
Une bien belle
ambition…
©Gérard
Le Goff, janvier 2022
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