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Archives : D'une langue à L'autre

 

D’une langue à l’autre…

Mars-avril 2022

Sonia Elvireanu : Ensoleillements au cœur du silence

 

 

Édition bilingue français/italien, traduction et édition Giuliano Ladolfi Editore, 2022

(Collection Zaffiro Poesia, 264 p.)

 

(*)

 

1.  Dans la lecture du traducteur, Giuliano Ladolfi

 

Nous présentons un deuxième recueil de Sonia Elvireanu avec la même émotion que nous avons ressentie en traduisant le premier intitulé Le chant de la mer à l'ombre du héron cendré, « de véritables petites idylles d'une facture exquise, presque des traits chromatiques d'un peintre impressionniste, des fragments poétiques comparables à ceux récupérés chez les grands poètes classiques », recomposés dans une unité secrète par la beauté, « une caractéristique humaine qui a créé les arts, la poésie, la courtoisie et toutes les qualités qui qualifient notre race ».

Dans cette publication, la contemplation de la nature se nourrit d'une réflexion profonde selon deux modalités différentes : poétique et existentielle. Le titre Ensoleillements au cœur du silence nous guide dans notre lecture : le premier terme réitère la vocation du poète à procéder par « illuminations », moments de grâce où la vision poétique s'arrête sur le papier, sans obligation de trouver entre eux des connexions, des conséquences, des cohérences, des développements.

Mais c'est la vie, qui se déroule de façon désordonnée et contradictoire ; c'est notre façon de nous rapporter à la réalité, une façon qui est toujours exposée à une quantité de mouvements intérieurs dans lesquels le présent, le passé et le futur s'unissent et discordent, dans lesquels les souvenirs et les espoirs revivent dans la dimension consciente et inconsciente et créent ce magma qu'aucun type d'analyse ne parvient à rationaliser complètement.

C'est pourquoi un texte comme celui-ci se laisse ouvert à d'autres interprétations, et les considérations présentées ici n'ont pour but que de stimuler différents types de lectures dans un travail d'interprétation infini, comme il sied aux textes de valeur.

Quels sont les principaux éléments capturés dans cette collection ?

Tout d'abord, j'y ai trouvé le concept de « floraison » (« je trouve un sens dans le naturel, / le fleurissement »). Il existe de nombreux passages dans lesquels l'auteur identifie cette caractéristique aussi bien au moment du passage du bourgeon à la fleur qu'au moment où le processus s'achève et habille un paysage de joie (Crépuscule fleuri), devenant également une métaphore de l'écoulement du temps (« la voie royale/ pour fleurir le temps renversé »), de la vie et de l'espoir (« il attend sa floraison au ciel ») et impliquant la vue, le parfum et le toucher dans la représentation.

Le miracle, c'est « la plaine longtemps fleurie ». La mort et la désolation sont indiquées par l'absence de floraison (« ses fleurs n’irisent plus le jardin »). La poésie elle-même est une floraison de mots, selon l'adage latin « poesis ut flos » (L’épanouissement du mot).

Liés au terme précédent, on trouve « aube » et « matin », des mots qui témoignent du retour de la lumière, emblèmes d'ouverture à l'existence, de joie et d'émerveillement. Nous y trouvons la célébration de la nature et de sa relation avec l'être humain dans une dimension de mystère. En témoigne également la figure rhétorique de la synesthésie (« silence vert », « chant bleu »), qui unit des sensations provenant de différents sens. Le terme dérive du grec sun-aásqßnomai, qui signifie littéralement « percevoir ensemble », « éprouver la même perception » : l'individu et le réel vivent une condition d interpénétration » au point de partager une partie de chacune des deux composantes.

Les arbres, les oiseaux, la mer, le ciel, le jour et la nuit sont liés dans le même « volume », pour reprendre une expression de Dante. Le poète est particulièrement sensible aux couleurs : bleu, vert, émeraude, corail, etc. contribuent à enrichir le patrimoine des sensations.

Ce résultat, cependant, n'est pas offert directement, mais est le résultat d’un chemin semé d'embûches. Et cet élément est indiqué par la deuxième partie du titre : « silence ». Le mot se manifeste dans la recueil sous une double perception : celui de l'immobilité, de la paix (« enchantent le silence dans les flots du vent »), de l'enchantement, de la réflexion, de la découverte, du retour en soi-même (in interiore homine habitat veritas, avertit saint Augustin), de l'écoute (« écouter le silence en moi »), mais aussi d'une limite (d'où la nécessité de faire parler le silence) qui se dépasse sous forme oxymorique (Le chant du silence) et atteint une dimension de substance dotée de sensation (« le frémissement du silence » ; « les bras du silence »).

Mais le silence cache un deuxième aspect, celui de la solitude (Dans mon île), causée par la pandémie (« un germe perfide »), qui crée des « déserts » parmi le monde, comme dans la représentation de Jésus-Christ entrant à Jérusalem non pas au milieu de la foule en fête selon le récit évangélique, mais « dans un silence de tombeau ». Et cette situation ne peut manquer de générer des moments de désorientation, d'isolement (« des jardins de silence en moi »), d'éloignement de l'existence, dont témoignent également la représentation de scènes oniriques (« une feuille verte sur la rétine, un oiseau / vert-bleu fugitif s'accroche à notre pupille ») et l'absence de définition de ce « tu » qui apparaît de temps à autre, ainsi que l'utilisation du pronom impersonnel « on ». Et c'est ainsi que la douloureuse floraison laisse place à la mélancolie (« à ses fenêtres, ne fleurit nul rameau, / promesse de fruits mûrs »).

Mais chez Sonia Elvireanu, il n'y a pas de place pour le désespoir : nous avons parlé d'un chemin à travers des « ensoleillements » parce que l'amour de la vie est continuellement récupéré à travers une conception religieuse de l'existence. Et pourtant la prière se transforme en émerveillement devant la découverte d'une autre façon de voir à travers « les yeux du ciel ». Le monde, le bien, le mal, la limite, l'aspiration à l'infini, se révèlent avec un aspect supplémentaire qui transforme la beauté de l'existence en sérénité intérieure, car tout est le fruit d'un Amour mystérieux, source d'un rêve, Un rêve peut-être, qui pour ceux qui ont la foi constitue déjà une certitude responsable « Un jour viendra où nous serons un seul ciel,/ ton ciel confondu au mien,/ un rêve peut-être ou un instant si réel/ où corps et âmes ne seront qu’une danse,/ un chant immortel, le Ciel ».

 

                                                                                            Giuliano Ladolfi

 

2.  Dans la lecture de Gérard Le Goff

 

Dans ses deux recueils précédents : Le souffle du ciel et Le chant de la mer à l'ombre du héron cendré, Sonia Elvireanu entretenait un dialogue permanent avec un être sans identité qui s’incarnait dans les éléments, avec qui elle communiquait par le truchement des plus subtiles manifestations de la nature. Un dialogue rédigé au présent comme pour conjurer le sort ou ignorer le temps qui passe mais ne répare rien.

Il en va de même avec ce nouvel opus. Mais que l’on ne s’y trompe pas : ces concordances revendiquées coexistent avec d’incessantes variations, comme il en va de la mer et du ciel pour qui sait contempler leurs métamorphoses au fil des jours.

Dans cet ouvrage, d’emblée, le titre intrigue : Ensoleillements au cœur du silence. Cet intitulé contient deux termes a priori antithétiques. Le mot « ensoleillements » se rapporte à la lumière et concerne le sens de la vue ; le nom « silence » exprime l’absence de tout son et intéresse le sens de l’ouïe. L’emploi de tels signifiants n’apparaît pas évident parce qu’il n’établit pas une relation de cause à effet entre les deux sens précités. Ce choix semble plutôt indiquer que le poète va devoir et vouloir se placer en retrait (le silence s’impose comme la dimension de l’intériorité) et, dans le même temps, se doter d’une vision supranaturelle pour mieux appréhender cet autre qui semble parcourir pour toujours l’univers visible et invisible (à l’instar du regard particulier qu’adopta Rimbaud pour ses Illuminations).

Le poème d’ouverture, Les voix, déroule une thématique qui va irriguer l’ensemble de l’ouvrage. Deux voix se mêlent entre ciel et terre : l’une descend quand l’autre s’élève. La céleste révèle une langue sacrée et immémoriale ; la terrestre en fait émerger une nouvelle qui peut ne pas être comprise. Ces voix rituelles cependant se répondent et composent même une harmonie (une fugue de Bach, précise l’auteur). Quant à l’évocation du songe de Jacob — cette vision d’une échelle miraculeuse qui permet aux anges d’effectuer leurs incessantes navettes entre le divin et le séculier — ne souligne-t-elle pas la revendication assumée d’une transcendance et l’aspiration de l’humain à l’élévation ? « […] la voix du Poète s’élève comme une offrande, l’autre descend d’un Sommet invisible, toutes les deux en parfaite communion. » (Les voix).

Une fois confirmée cette conception mystique de l’existence, l’auteur, à l’écart du monde (l’isolement est ici symbolisé par l’insularité), reprend son dialogue interrompu : « Je me suis retirée dans la solitude pour être près de toi / te chercher et te parler […] / pour voir avec les yeux du ciel le monde quand je reviens, son éblouissant scintillement […] » (Bénédiction).

Avec l’usage de ce pronom personnel à la deuxième personne du singulier (ce « tu » qui parfois se fond avec un « je » dans un « on » qui désignerait ainsi un couple), on retrouve la singulière démarche qui présidait aux ouvrages précédents, à savoir cette adresse permanente à l’absent. Au disparu, pourrions-nous risquer. Le texte intitulé : Tu n’étais pas fantasme l’indique clairement (le terme « fantasme » dérive du même étymon que « fantôme ») : « je sentais ta présence, je ne t’apercevais pas, / mais je savais que tu existais quelque part au-delà des voiles de ma vie. »

Celui qui ne saurait être un spectre se personnifie tantôt en nomade revenu de lointaines contrées : « je ne me rappelle que de ton visage de voyageur des pays chauds, la lueur de ton regard qui a troublé en un instant mon âme pétrifiée. » (Tu n’étais pas fantasme). Tantôt en improbable pèlerin s’aidant d’un bâton de marche : « […] l’homme / aux cheveux blancs de lune, en habits blancs et légers, appuyé sur sa canne. » (Le sentier). Ou encore se mue en une figure christique qui ferait son entrée dans une Jérusalem dépeuplée et vouée au silence : « Tu es seul sur un âne, en chemin à Jérusalem, ton mystère s’accomplit dans la Piéta de fleurs / qui brûlent en arc-en-ciel ce Dimanche des Rameaux. » (Dimanche des Rameaux silencieux). Parfois, c’est le poète qui part à la recherche de l’en-allé : « Je marche parfois sur tes traces, / je suis avec crainte le sentier de tes pas, aux senteurs d’herbes en été […] (La magie du crépuscule). »

Il ne s’agit pas non plus d’égrener des souvenirs. Le lecteur a même parfois l’impression que cette vie en couple a été rêvée plus que vécue. Il s’agit de forger la langue qui va monter au ciel. Et cette parole ne peut qu’être poétique.

Pour Sonia Elvireanu la poésie est d’abord évocation / invocation du monde. Nous utilisons à dessein deux termes qui appartiennent respectivement au vocabulaire de la magie (une évocation est un appel à comparaître adressé à un esprit) et à celui de la religion (invoquer c’est implorer une divinité) car le langage poétique — seul — permet à l’auteur de convier l’absent (comme le fit Orphée descendu aux enfers) afin de communier au cours d’une célébration sensorielle et mystique de la nature et — enfin — pour partager l’élévation espérée.

Pour créer les conditions nécessaires à l’émergence de cette langue exigeante (qui peut paraître obscure), l’auteur opte pour le dérèglement des sens. Dès lors, la perception de l’univers ne relève plus seulement du sensoriel mais s’accompagne de saisissements inédits. Le poète les décrit en faisant usage de formules contrastées pour mieux rendre compte de ces visions simultanées, dans lesquelles les modalités se superposent sans pourtant se contredire : « […] les brumes violacées de mon océan deviennent arbres aux tréfonds, / leurs cimes percent les eaux et racontent ; sur le rivage de mon île, je parle / avec la solitude de dedans mon ciel […] » (Sur le sable de mon île). Ce qui lui permet d’accéder à un niveau de conscience insoupçonné : « les mondes que l’on ne voit pas, / le miracle où tu grandis chaque jour. » (Faire parler le silence). Quitte à utiliser un oxymore qui renforce le dire.

Sonia Elvireanu illustre sa démarche de mystérieuses correspondances empruntées aux mythes païens comme au christianisme. De nombreuses références religieuses jalonnent en effet ce recueil. Certaines sont directes : nous avons déjà cité plus haut l’entrée de Jésus à Jérusalem. D’autres procèdent par symboles. Par exemple, l’allusion à la myrrhe, l’une des offrandes des mages à Bethléem. Dans l’ancienne Égypte, cette substance était utilisée pour la momification ; les Grecs la mêlaient à leur vin. À la fois parfum et remède dans l’histoire, la myrrhe, dans ces poèmes, semble qualifier et sublimer le langage en révélant son pouvoir à la fois salvateur et réconfortant (La myrrhe des mots). Référence (réitérée) au figuier, pour autre exemple. Cet arbre vénéré, dont les feuilles vêtirent Adam et Eve chassés du jardin d’Eden, objet d’une parabole du Christ sur la fécondité et le renouveau, devient sous la plume de Sonia Elvireanu le porteur de fruits propices à la création du verbe : « […] les figues parfumées reposent sur ma feuille blanche. » (Le figuier). Mais aussi des références mythiques. Allusion directe à Sappho, poète de l’amour — s’il en fût — et îlienne, de surcroît. Mention d’un rare mirage de mer (Le désert bleu), désigné par un italianisme : fata morgana, dénomination familière du cycle arthurien, puisque Morgane est l’une des fées les plus célèbres de Brocéliande.

Le discours s’agrémente de nombreux autres éléments, non pour construire et affirmer une méthode mais bien plutôt pour restituer l’extrême complexité du monde et, en parallèle, souligner notre difficulté d’être et d’admettre, notre capacité, en somme, à envisager une sérénité — « malgré tout ». Le mot « élément » peut être compris au sens premier du terme : l’eau, le feu, la terre, l’air. Mais les allégories font aussi allusion aux manifestations des règnes animal, végétal et minéral. Les représentations de fleurs, d’herbe et d’arbres, tels les motifs d’une peinture pastorale, fonctionnent comme les métaphores des cycles des saisons, du temps qui passe. Les images récurrentes de fleurs de pommier et de papillons blancs suggèrent à la fois la légèreté, la pureté et la promesse de lendemains enchanteurs : « […] au cœur de l’ensoleillement, essaims de blancs papillons. » (Ensoleillements). Les échanges entre l’humain et son environnement sont constants. Dans ce contexte, les perceptions sensorielles s’avèrent d’autant plus intenses qu’elles contribuent à sublimer le projet initial du poète : « Un jour viendra où nous serons un seul ciel, mon ciel confondu au tien, / ce n’est qu’un rêve peut-être / ou un instant si réel que l’on prend pour le rêve […] » (Un rêve peut-être).

Mais l’époque n’est guère propice à l’harmonie. Jusqu’à présent, les séquences composant le recueil trouvaient toutes leur point d’ancrage sur une île, dans une campagne, un désert ou à flanc de montagne.  Il est édifiant de constater que Sonia Elvireanu commence à parler de la ville lorsqu’elle fait allusion à la peste noire qui semble vouloir anéantir la l’humanité : « […] un germe perfide hante le monde et nous ravage […] » (Le froid). Et : « La ville est pleine de masques blancs, sans costumes de carnaval, des ombres étranges échappées de l’hôpital […] » (Le carnaval avec son unique masque). Le silence perçu à l’initiale comme un refuge devient insupportable limite : « Le cortège de masques, / des paroles écrasées contre les murs, / le silence se heurte au pavé, le souvenir aux cils de brume, / comme la nuit accrochée au rivage. » (Seul le silence). Toute vie semble s’être retirée de l’univers. La plus belle saison de l’an vire au cauchemar : « Nous entrons dans un étrange été, au gémissement sourd de vie volée, / les silences nous meurtrissent, / comme sous de lourdes pluies les blés pourrissent, / le souffle s’étouffe sous un tissu-souillure arboré dans le monde comme une blessure […] » (Le sentier fleuri).

Toutefois, comme dans les deux recueils précédents, Sonia Elvireanu se refuse au désespoir. Il existe toujours une possibilité poétique de vivre « malgré tout ». Atteindre le « Point de feu : le point où le rêve est le vif et le vif est le rêve. » Et aboutir : « afin que le temps ne nous déchire plus, et que l’amour anéantisse les ténèbres. » (Prière).

Au final, une telle somme peut décontenancer le lecteur qui se trouve confronté à tant de possibilités d’interprétations qu’il va hésiter, revenir sans doute sur tel ou tel poème, tenter des liens entre telle ou telle thématique, sans parvenir toutefois à épuiser la richesse du volume. Comme l’écrit, avec justesse, Giuliano Ladolfi dans sa préface : « […] les souvenirs et les espoirs revivent dans la dimension consciente et inconsciente et créent ce magma qu'aucun type d'analyse ne parvient à rationaliser complètement. »

On pourra confronter ses idées avec les intentions qui animent l’acte d’écrire chez Sonia Elvireanu en se reportant à un entretien réalisé par Jean-Paul Gavard-Perret pour la revue Le Littéraire. A la question posée : « Qu’est-ce qui vous distingue des autres écrivains ? », elle répondait : « La vision du monde qui aime­rait faire com­prendre le lien homme-nature, le prin­cipe uni­ver­sel de l’harmonie qui devrait régner par­tout au monde. »

Une bien belle ambition…

 

©Gérard Le Goff, janvier 2022

(*)

De ce volume nouvellement paru, quelques poèmes ont été publiés dans notre précédent numéro (janvier-février), en version bilingue français/italien (traduction : Giuliano Ladolfi).

 

 


Notes de lecture sur un recueil de Sonia Elvireanu

 

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Créé le 1 mars 2002