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Jean-Marc La Frenière, sélection
No.19
Octobre 2004
Il se présente à
nous
LES JARDINIERS
DU LABYRINTHE |
Avec ma gueule de bois, mes mots de boue, ma voix
debout, mon râteau de parole, ma pelle d'espérance, j'entretiens
le jardin au fil du labyrinthe. Il faut trouver les portes où saignent
les épines, où l'on soigne les fleurs, les trous du philosophe
qu'il remplit d'arguments, de questions sans réponse, de maximes
imprévues, les fenêtres où chantonne le bec des idées,
le compost en ratures, les armoires d'images que les pies dilapident. C'est
plein de lieux secrets où se cachent les graines avant qu'elles n'éclosent.
Des grottes de Lascaux aux écrans cathodiques, l'homme a toujours
fait signe vers quelque chose de plus. Il ne veut pas de l'or mais un peu
d'absolu, une partie du feu qui fait rougir le ciel, un peu de cette vague
qui rejoint l'horizon, un seul pas dans le désert qui ne soit pas
le sien. Il ne veut pas savoir mais aimer. Il veut devenir l'autre sans cesser
d'être soi. À chaque étage de l'homme, je dois mettre
la table.
Avançant vers le sens, la convivialité, l'ébauche
du plaisir, plus près des mots que des idées, plus près
du sang que des concepts, nous avançons dans le silence en trébuchant
d'espoir. De passage en passage, une leçon d'amitié fait
éclore nos mots. Les pas qui marchent ensemble convergent vers le
cœur. Nous ne gravons pas de larmes sur les monuments aux morts, nous chatouillons
la vie. Il n'y a pas d'église pour prier. Il n'y a pas de clinique
pour les blessures de l'âme. Il y a la bonté qu'on construit
avec le bras des mots, les yeux en accolade d'une frontière à
l'autre, les oreilles aux aguets d'une langue nouvelle, les fenêtres
ouvertes au hasard, page à page, pas à pas, les fontanelles
tremblantes des écrans, le son des voix qu'on imagine, les rires
qu'on entend sans vraiment les entendre. De petits mots parfois répondent
à la souffrance, aux faits divers aux choses, des lucioles debout
au milieu des néons, des battements de cœur au milieu des klaxons.
Des portes s'ouvrent où l'on repeint la nuit de la couleur du jour,
où les montres s'arrêtent, où les fantômes rient
dans leurs habits de clown, où les plus vieux retrouvent leur regard
d'enfant. De minuscules brèches laissent échapper l'espace.
De l'attention à l'autre à la tension de soi, les lecteurs
se transforment en auteurs. Ils échangent des mots qu'ils n'auraient
jamais vus sans le regard de l'autre.
Il ne faut pas de gants sur les mains pour écrire, il faut de
la rosée. Il faut des gestes au bout des mots, de la tendresse à
la colère. Il faut des yeux au bout des doigts, des antennes dans
la tête. Il faut parler aux arbres un langage de terre. Parler à
bouche perdue comme un chien qui se noie. Déchirer de la voix les
certitudes acquises. Écrire avec le ciel, le ciel qui est partout
et même dans la tête. Ni blâme ni mépris ni pitié,
rien que le bruissement du sang dans la chair en mouvement. Le texte s'enrichit
de sa propre substance, celle que chacun lui donne. Le geste d'écrire
est un élan vers l'autre. C'est son inanité qui garantit
sa force. Il y a toujours une porte qui refuse de s'ouvrir. Il faut cogner
plus fort que le fer des pentures. Il faut chanter plus haut que l'escalier
de secours. Il faut marcher plus loin que le bout de la route. Les mots
ne sont jamais finis.
Le monde est en perte de sens, la vie en perte de sang. On n'extrait
que des slogans de la pulpe de l'encre, des sanglots de la pâte à
papier. Trop de têtes sont des enclumes, des enclumes faussées.
Les mains qui nous prennent tout sont un miroir éteint. On fait
avec l'espoir de la petite monnaie pour les machines à sous. Le
feu est sous la cendre, le vent sous la poussière. Il faut sortir
du cadre. Redonner le temps au temps et l'espace à l'espace. Ralentir
la vitesse. Faire des barbelés des escales d'oiseaux. Garder au
fond des poches des caresses en réserve, du ciel dans les poings.
Écarter le carcan des épaules du rêve. On n'a que faire
de victoire ou défaite. C'est en marchant de travers qu'on apprend
à danser. Toute langue appartient à la rumeur des langues.
Dans le magma des mots se dessine un visage qui est celui de tous.
La rumeur des mots annonce déjà le sens. Nos voix sont
une approche, un éclair de soleil dans la chambre noire, un trou
dans l'amnésie. Nos mots sont une chanson qui largue les amarres,
un reflet de lune sur la mer intérieure. Nos doigts sur un clavier
sont des embarcadères, des voyelles d'oiseaux, des livres qui retournent
à leur berceau de feuilles, des copistes de l'âme ponctuant
ses battements. Nos yeux sur un écran sondent la croûte terrestre.
Pousseur d'espoir malgré le désespoir, inventeur d'inconnu,
éteignoir de chimères, poseur de fleurs dans les bombes, balayeur
de soucis, je dois bien l'avouer, je ne suis qu'en autant que je rêve.
La ligne d'horizon n'est pas une ligne de fuite. Je creuse en dansant comme
un derviche tourneur pour trouver la lumière d'où nous sommes
venus.
Il y a trop d'aveugles aux yeux ouverts. Quand je ferme les miens, je
regarde plus loin. Je suis entouré d'amis que je n'ai jamais vus.
Dans la grotte aux trésors, ils lisent un manuscrit qu'ils écrivent
à mesure. Chacun a sa langue, sa gangue, ses guenilles de lumière,
ses haillons d'absolu, sa voix dégoupillée dans la main du
silence. Ils promènent le vent, la tempête, le ciel. Ils mettent
le soleil au milieu des écrans, des frimousses partout au lieu des
cicatrices, des binettes à la place des blessures. Ils arrivent au
hasard sans cogner à la porte. Toutes les routes sont à prendre.
Le sang ne pardonne jamais. Les cicatrices le font mais elles gardent
en mémoire dans leur repli de chair les blessures subies. Il faut
dynamiter les frontières intérieures, l'infini fini, le rêve
devenu commerce. Faire craquer les peaux de chagrin. Peler la pomme des miracles
pour retrouver l'espoir et les pépins de la vie. Nos mots n'ont rien
à vendre, rien à perdre, rien à miser, et personne
à soumettre. Ils entrent de plein-pied dans un plein jour commun.
Ils montent jusqu'aux yeux par l'escalier de secours en beaux reflets d'émeute.
Il n'y a pas de socle ni de statue, juste un état de passage témoignant
de la vie. L'écriture n'est pas une réflexion. C'est un réflexe,
comme un souffle de bête ou un soupir d'enfant.
Ceux qui parlent de justice en terme de lois la condamne au pire. Heureusement
qu'une aube illégale ronge toujours ses liens. À ceux qui
font du monde un espace sans rêve, une prison du profit, nous disons
non. Je suis couvert de ronces quand je cueille des mûres. J'ai du
cidre dans les veines quand je sors du verger, tant de frissons d'amour
quand je brandis ma verge. J'ai comme de l'encre en moi qui laisse dans
nos pas des phrases inachevées. Je ne veux plus de thème ni
de cadre, juste le ton. Des mots de sable et de gravier, de paille, de tourbe
et de racines. Juste la pulpe du désir et l'abri d'un volcan. Du
soleil à la bouche. Un horizon qui bouge, la vulve ébouriffée.
Au-delà, bien au-delà du réel. Bien au-delà
du temps. L'avant monde à la gueule. Le futur dans l'œil. Le lait
des galaxies suintant sous la rature. Le feu qui se partage.
Nous avançons légers pour mieux quitter les rails. Une
poignée de riz. Des lambeaux de poèmes. Un peu du vin des
astres. Migrateurs de hasard sans bouger d'un seul pas. Sédentaires
en marche, de bivouac en bivouac. D'une phrase à l'autre, d'une
page à l'autre. Du corpus à la marge. Nous échangeons
le soir des paroles nouvelles, des anciennes légendes, les sauts
de l'âme sur le trapèze d'un clavier. C'est une marche têtue,
une longueur d'avance, une aile qui se détache de l'oiseau pour devenir
son vol, la sueur conjuguant l'infini sur la peau et les os. Il y a une
foule dans nos bouches. Nos doigts sont des bâtons de parole. De la
rumeur des insectes à l'haleine des loups, toutes les langues du
monde échangent leur salive. Chaque fleur du labyrinthe ouvre les
portes du temps. Sans frontières, il n'y a plus d'exil. Le vent souffle
où il veut les cendres avec le feu, les îles avec la mer. Le
chant est libre entre les mots.
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