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Mai-Juin 2021

 

 

 

Le chant des possibles.

« …torrents de mots indomptés au gré des quatre saisons »

(2ème partie)

 

par Ambre Limousi

(*)

 

 

 

Chant II : Le printemps se réjouit

 

 

« Les roses sont rouges les violettes sont bleues »

 

Des quatre saisons, je crois que le printemps est celle que j’apprécie le moins. Je n’ai pas eu le temps d’apprivoiser son éclosion. Malgré toute ma (presque) bonne volonté, mars et avril m’évoquent deux pauvres tranches de cheddar coincées dans un hamburger. La magie hivernale s’est déjà dissipée, tandis que la promesse du meilleur est suspendue à une météo incertaine. Les jours se succèdent dans un abominable recommencement. Attendre. Ce sont des mois d’attente, une image qui, j’en conviens, semble peu glorieuse. Malgré tout, le printemps est porteur d’espoir, et même d’un soupçon de magie. Le temps des bourgeons, qui précède celui de la moisson. Je dois même reconnaître que j’affectionne les mois de mai et de juin, où la nature, désormais bien éveillée, contemple chaque jour plus longuement sa beauté… Le printemps est le réjouissant clair-obscur qui marque l’aube d’une nouvelle promesse de maturité. L’heure où s’éveillent les ombres qui dispersent les songes… Ambivalence.

Pourtant, cette saison mi-figue, mi-raisin est peut-être celle qui reflète le plus clairement mon cheminement intérieur. Car j’y ai vu le jour. Comme le printemps, je ne m’aime pas (encore) complètement. Mon cœur balance entre attentes surréalistes et mépris sournois. Mais ce n’est pas grave. Je m’y suis habituée au point que cet état, qui dresse pourtant de moi un portrait peu flatteur, en vient étrangement à me rassurer. Il me semble que le printemps, encore timide et frissonnant de l’hiver, tarde à prendre son envol. Comme moi.

 

***

 

Le ciel a encore du chagrin ce matin. Caché par un tapis de nuages tous gris qui semble s’étendre à l’infini, il pleure à grosses gouttes. Heureusement, je ne me lasse pas facilement. J’aime la pluie et je peux m’abandonner pendant des heures aux variations de son ruissellement. Mon esprit vagabonde, bercé par ce fond sonore apaisant qui sent bon la terre mouillée. Lovée dans une petite chaise longue sur le balcon du chalet, confortablement emmitouflée dans trois ou quatre pulls, gilets et autres épaisseurs salvatrices (infâme humidité !), j’observe le glissement subtil d’un voile de brume sur la montagne. C’est étrange, comme la ville m’agresse, tandis qu’ici, mon esprit s’élève sans effort, porté par ce paysage aussi changeant que mon humeur. En cet endroit sacré, je ne m’ennuie pas de ne rien faire. La montagne, mouvante - et même vivante - me captive et m’enchante. Exalte mon esprit. Plongée dans la contemplation des ombres qui s’étirent sur les cimes, je gravis ma montagne intérieure. Ici, je peux simplement être et non paraître… Je suis bien. Je n’ai même pas envie de me plonger dans un livre… Je préfère m’abîmer dans l’intimité de mes propres pages.

 

***

 

Ah ! Le plaisir simple d’une promenade dans les sous-bois ! La lumière y est sans pareille. Le vert se décline et se multiplie sous l’effet des rayons du soleil filtrant à travers les sapins… Mille nuances d’émeraude, profondes et intenses. La forêt s’étend sur toute la moitié basse de la montagne, comme une mer de feuillus et de conifères montant de la vallée. J’entends les pins murmurer à mon passage… leurs doux messages se dispersent ensuite aux quatre vents, frémissant dans chaque brin d’herbe… Guérisseurs, les arbres aspirent le stress, calment les nerfs, apaisent les tensions de l’esprit. Dire que l’on semble seulement s’apercevoir de leur intelligence ! Et puis, la forêt cède progressivement sa place à la roche. Abandonnant son manteau de verdure, le paysage, désormais abrupt et nu, embrasse le royaume lunaire des neiges éternelles.

Je ne peux m’empêcher de songer à notre belle planète, mais ce sont des pensées hideuses et torturées qui me serrent le cœur. Nous avons réussi à perturber l’unicité du vivant, abîmant cette harmonie primordiale, parfaite et sacrée… Imbu de sa supériorité auto-proclamée, l’homme ne respecte plus rien. Système bulldozer. La surconsommation, la course au « toujours plus » - qui ne profite d’ailleurs qu’à une poignée de l’humanité - détruit tout sur son passage. Abrutit les esprits. Distille l’inutile. Pulvérise le bon sens. Nous appartenons pourtant à un ensemble. Nous le savons, mais nous préférons l’ignorer, gardant les yeux collés à nos nombrils. Égoïsme puant ! Je suis écœurée. Nous sommes des « Terre-mites ». Des parasites sans pitié. Nous avons bien développé une disposition d’esprit qui nous est propre, mais c’est la malveillance - et non l’intelligence. Chaque année, de nouvelles espèces s’éteignent irrémédiablement… Attaquant le sentier de la combe des Trois Ruisseaux d’un pas vengeur, je rumine ma colère, sentiment pourtant extérieur à ma panoplie émotionnelle habituelle. Je voudrais tant faire quelque chose… mais je reste muette, hurlant intérieurement. Le ciel fond comme la banquise et ce sont les larmes que je retiens pourtant qui s’écrasent sur le sol.

. 

 

***

 

Sauf quand je suis de sortie, j’ai du mal à consacrer plus de vingt minutes à un repas. Mâcher m’ennuie, mastiquer m’horripile. Le bruit, exécré entre tous, de la salive imprégnant les aliments me hérisse et je frémis en pensant à ceux qui ont l’outrecuidance de manger la bouche ouverte, manquement impardonnable au savoir-vivre le plus élémentaire ! Beurk ! Moi, je préfère tout engloutir d’un seul coup… Quelques vigoureux coups de mâchoire suffisent à donner aux aliments la consistance minimale nécessaire à la déglutition. Je me surprends parfois à envier les bienheureux qui, loin de ces angoisses salivaires, parviennent même à faire une pause entre le plat et le dessert. J’aime mieux laisser toutes les saveurs s’entasser, puis se diluer dans mon estomac dans un seul et même élan. L’affaire doit être classée rapidement.

Pourtant, j’aime manger - et même beaucoup ! Je suis vorace, goulue, et aucune saveur n’échappe à mon palais affuté. Un vrai petit glouton ! Je m’amuse d’ailleurs de constater que je termine souvent un repas en pensant déjà à celui qui suivra… une longue liste d’envies qui s’étirent à l’infini. Qui a dit que la gourmandise était un vilain défaut ? La perspective de la préparation, préalable inévitable à la dégustation, parvient néanmoins à modérer mon enthousiasme. C’est si pénible de concocter trois repas par jour ! Ô comme j’aimerais, quand j’y pense en ces termes, manger moins ! Mais pour moi, même le goûter est un pont sacré entre deux rives lointaines… Mon énergie s’épuise au rythme effréné de mes pensées. Un ravitaillement toutes les quatre heures est donc nécessaire. D’autant que, comme je me plais à me le répéter, le bon fonctionnement du cerveau exige un stock de glycogène important !

 

***

 

Les mots s’agitent devant moi, ballet incompréhensible de formes grotesques, de formules floues, de lettres absconses… Leur sens m’échappe et je me fâche de ne pas comprendre. Mon cerveau n’est qu’un long tunnel dont aucune bonne idée ne sortira ce matin. Je suis d’ailleurs surprise de constater que ma boîte crânienne ne s’est pas étirée en conséquence, me donnant une drôle de tête de ballon de rugby en pâte-à-modeler. Mystère. J’ai besoin de m’aérer l’esprit, pour l’instant coincé dans les méandres d’un ras-le-bol général. Embouteillage cérébral. Mes neurones, à bout de nerfs, klaxonnent sans répit, mais la fatigue obstrue le carrefour tel un poids lourd obstiné. Pour patienter, je décide de m’accorder - magnanimement - une petite gourmandise. Le beurre et le sucre colonisent mes synapses. C'est reparti !

 

***

 

Comme à chaque fois que j’ai besoin de me ressourcer mentalement, mon esprit   m’emmène en montagne… Les nuages semblent s’effilocher comme de la barbe à papa blanche (peut-être de la barbe à grand-papa ?), voilant le ciel de traînées de brume. Quand j’étais petite, le brouillard me terrifiait. Je n’avais pas peur du noir, mais de ce blanc absolu que je trouvais menaçant et anormal. Dans une logique enfantine - et néanmoins imparable - il me semblait que la place des nuages était dans le ciel. Leur descente sur terre ne pouvait donc rien annoncer de bon et je m’inquiétais systématiquement de cette étrange nappe fantomatique et changeante. Marchant à travers les nuages, il me semblait impossible de m’arrêter, ne serait-ce que pour reprendre mon souffle un bref instant, au risque de me retrouver prise au piège. Tant que je continuais à avancer, ignorant la fatigue de mes muscles endoloris, j’étais - au moins un peu - en sécurité. Le brouillard ne pourrait pas me rattraper. Se renfermer sur moi complètement, me laissant aveugle et seule. Bien sûr, aujourd’hui, je n’ai plus peur. J’apprécie même d’emprunter des chemins connus par cœur, reconnaissant chaque pierre familière sous mes pas nimbés de blanc. Je n’ai pas besoin d’admirer la vue car mon regard porte au-delà de la brume. Je pourrais dessiner précisément tous les contours dentelés de la montagne dissimulée. J’ai parfois l’impression que le chalet m’offre une vie parallèle faite de beauté, de simplicité et de générosité. Les gens de la région ont un cœur grand comme le soleil, partageant leur chaleur sans rien attendre en retour. La ville m’enchaîne aux contraintes les plus futiles - je me sens par exemple obligée de faire un effort vestimentaire ou de me maquiller pour sortir - dont la montagne me libère. Je m’habille en fonction du temps, du moment que les vêtements choisis me procurent tout le confort nécessaire à une liberté de mouvement absolue qui finit par imprégner mon être tout entier. Ce n’est qu’ici que mon cœur est en paix. De plus en plus, j’estime qu’une retraite au chalet peut être considérée comme un acte militant. Nous n’avons même pas l’électricité.

 

***

 

J’ouvre les yeux à 4h37 en proie à un indicible malaise. J’ai encore fait un mauvais rêve. J’étais mon propre assassin. J’ose à peine bouger, de peur que mon ombre m’attende effectivement au tournant et je m’enfouis un peu plus sous les couvertures dans une tentative enfantine de dissiper l’angoisse. Il faut pourtant que je me lève, mais je veux attendre que les ombres s’évanouissent, relâchant leur étreinte sur l’étau qui enserre mon cœur. Je sais que le cerveau se « nettoie » la nuit, mais je ne m’attendais pas à ce que ma propre image provoque une anxiété si vive, dont le sentiment perdure au réveil comme une impression rétinienne. Mon esprit me semble aussi noir que le café qui m’attend et dont je me demande si je ne devrais pas y ajouter, symboliquement, une touche de sucre. Mes yeux habituellement émeraude ressemblent à deux billes d’ébène. Je constate que les jours commencent à s’allonger. J’ai l’impression qu’ils se réveillent, eux-aussi en sursaut, aux alentours de huit heures. Absorbée dans mon travail, je ne me rends même plus compte du glissement chromatique progressif du ciel, de l’ombre à la lumière….

Je me dis à nouveau que je n’aime pas tellement le début du printemps. Mes pensées me semblent même plus sombres qu’en hiver. Mais pourquoi tant de haine ? En fait, je crois que je n’ai rien vécu de mémorable à cette période de l’année. Rien fait d’exceptionnel. Vraiment, rien ne me revient spontanément, hormis des instants de remise en question, de désagréables frustrations, des ratés francs. Je me prépare à reculer pour mieux sauter, survolant ces mois défectueux qui ne tiennent pas leurs promesses. Répétition chaotique avant le « vrai printemps ».

 

***

 

Je fixe le mur comme si une idée allait brusquement en jaillir… J’ai besoin de retourner au lac, contempler à nouveau cette étendue d’eau vive. Saluer les anatidés, les écureuils mignons et même les étranges ragondins (je dédie au passage cette pensée à mon père, qui a le don rare de parler aux canards). Je veux sentir l’eau fraîche nettoyer mon esprit. Mon propre mécanisme de traitement des pensées usées. D’ailleurs, je me demande : qu’est-ce qu’une idée, une pensée ? D’où vient l’étincelle qui provoque un déclic, puis un autre, et encore un autre ? Effet boule de neige. J’imagine de petites graines de réflexions, nourries par leur environnement politique, culturel et artistique, qui en rencontrent d’autres, finissant par provoquer une avalanche mentale. Ensemble, elles forment un faisceau neuronal d’indices - que j’ai envie d’appeler « réseau Marco Polo » - convergeant vers un même point encore inconnu, quelque part dans le labyrinthe complexe du psychisme. Une Terre à découvrir. Un raisonnement à poursuivre. Justement, j’ai choisi pour mon cerveau un forfait « esprit libre ». Sans engagement, si ce n’est aller de l’avant. Suspendue à la lune argentée par le fil invisible qui tisse la toile de toute chose, je suis ouverte à toutes les rêveries, réflexions et impressions, à tous les arguments, songes et sentiments…Le monde pique. Je tente de résister. Et il me semble que l’exercice porte ses fruits. Libérée par l’écriture, je me sens de moins en moins accablée sous le poids de pensées parasites, comme un arbre aux branches trop chargées qui s’abandonnent lourdement à la gravité.

Noter mes pensées à la volée, telles qu’elles me viennent spontanément à l’esprit - sublime exemple de circuit court - me permet en effet d’identifier des problématiques récurrentes, des craintes existentielles parasites. Bon d’accord, je mentirais si je prétendais que je n’en avais pas déjà conscience… mais une fois mises à nu sur le papier, ces terribles angoisses perdent un peu de leur caractère oppressant, cessant partiellement de me tourmenter. Je ne suis pas sortie de l’auberge pour autant. Refusant de battre aussi aisément en retraite, elles organisent le siège de ma forteresse intérieure, à l’affut de la moindre faiblesse pour s’engouffrer énergiquement dans la brèche. Je sais que le combat sera long et l’issue encore incertaine, mais je tends néanmoins vers l’optimisme. Ma victoire sur moi-même. Après tout, c’est peut-être le sens philosophique de la vie… en tout cas, son sens technique - et d’ailleurs définitif - est bien celui des aiguilles d’une montre. De ce côté-ci, pas d’illusions !

 

***

 

Il fait étonnamment doux aujourd’hui. C’est une belle journée de printemps. Les oiseaux, qui ne se sont d’ailleurs pas tus de tout l’hiver, gazouillent encore plus qu’à l’accoutumée et m’enveloppent d’au moins cinq chants différents. Mais je me traîne comme un mollusque apathique. Ma colonne vertébrale pèse presque trop lourdement sur mes épaules et j’en viens à envier brièvement les invertébrés qui n’ont aucun effort de tenue à faire. Dans un effort pompeux, je glisse le nez, puis mon corps tout entier dehors, et ma fatigue se dissout dans la nature qui s’éveille, dépoussiérant au passage mon enthousiasme engourdi. Je respire amplement, gorgeant mes poumons d’oxygène comme si j’étais restée sous l’eau trop longtemps. Cet exercice tout simple me permet de chasser les derniers fantômes de l’ennui. Levant les bras vers le ciel, j’offre mon visage au soleil. J’adore me promener dans Le Vésinet ! Même les poubelles sont propices à l’inventivité et à l’imaginaire. C’est rigolo ! Elles ressemblent à des extraterrestres aux grands yeux.

 

***

 

La rose blanche se fane

Dans le matin diaphane

Une goutte de rosée opaline

S’accroche encore à ses épines

 

Sablier de verre brisé

Son temps est écoulé

Suspendus à l’aube un instant

Ses pétales se dispersent au vent

 

Mes larmes noyées dans le brouillard

Arrosent la terre sous mes pas

Et les flots emportent les cendres

De cette fleur au cœur tendre

 

La rose s’en est allée

Rejoindre la voûte étoilée

L’éclat qu’elle projette sur la mer

Me laisse un goût doux-amer

 

Un monde invisible nous sépare

Et nous ne nous reverrons pas

Mon chagrin est sans secours

Car la mort est sans retour

 

Mais comme toute chose éphémère

Finit par redevenir poussière

Un jour nous nous retrouverons

Au-delà de l’horizon.

 

***

 

Encore frileux, le printemps hésite et tarde à s’installer… Mon moral, que le beau temps devrait emplir de légèreté, tel un ballon gonflé à l’hélium, reste cloué au sol, enchaîné par la méfiance. Le soleil se joue de nous, riant de notre impatience, refusant de se plier aux exigences de la saison (nous avons même eu de la neige !)… Ces facéties météorologiques m’exaspèrent et je suis sur la défensive. C’est simple : le printemps n’a pas encore montré patte blanche et je ne lui fais pas confiance. Pour ne rien arranger (ce serait bien trop facile autrement), je demeure prisonnière de la désagréable impression que mes rêves reculent à mesure que j’avance… Cette pensée m’étrangle, comme un col roulé trop petit après un séjour prolongé dans la machine à laver. En plus, la comparaison appelle une matière qui gratte.

C’est donc ça, la vie… une pièce de théâtre dans laquelle nous nous efforçons d’être l’acteur principal ? Il me semble au fond que c’est cette vérité - depuis longtemps connue mais soigneusement négligée - qui me chiffonne. Me froisse. Me pique. Je me demande s’il existe un part de nous qui n’est pas socialement construite ? L’herbe est parsemée de boutons d’or, jonquilles, narcisses… L’image est belle. Comme la vie, me dis-je, au fond. Tranchante d’un côté, mais si douce de l’autre…

Tandis que je note ces réflexions comme elles me viennent - c’est à dire façon puzzle - je réalise que je n’avais pas écrit depuis un moment… Cela m’avait manqué. Je profite donc d’un instant de répit, timidement ensoleillé - après des semaines de travail chargées sur tous les fronts - pour rattraper mes pensées perdues, sur notre balcon-terrasse, une tasse de thé vert au jasmin fumant à portée de main. (J’ai appris en Chine que ce thé, particulièrement recommandé pour les étudiants, « rafraîchirait » le cerveau et soulagerait les yeux et je ne m’en prive donc pas.) Les mots sont partout. Ils coulent à flots, remontant le torrent de mon âme. Les vannes sont ouvertes. Je savoure ce moment, me dédoublant presque pour m’imaginer en train d’écrire, portée par les courants de mon inspiration. Aujourd’hui, je n’ai pas besoin de bouée de sauvetage. Je suis une sirène.

 

***

 

J’avais dit que j’écrirais tout ce qui me passe par la tête, et ce qui me vient, justement, c’est qu’en ce moment, rien ne se passe… Le monde semble tourner au ralenti, comme un manège vide. Les jours passent et s’allongent, les mesures sanitaires se multiplient. S’ensuit la lassitude propre à l’habitude. L’impression que nos vies sont nulles. La certitude que rien ne sera plus jamais « comme avant ». Prendre un verre en terrasse, par un après-midi ensoleillé, est devenu un rêve inaccessible. N’en subsiste que le souvenir, l’ombre de la vie « d’avant ». Celle des éclats de rire entre amis et des sourires non masqués. L’imagination devient notre salut. Comme d’habitude, mon lever précède celui du jour. Je me penche à la fenêtre pour permettre à la fraîcheur nocturne de balayer les derniers relents de sommeil. Une sphère ivoire luit dans l’obscurité.

Ce rond si parfait m’en évoque un autre. Le fruit défendu. La vie revêt soudainement la forme d’une pomme à croquer… mais il n’y en a qu’une et nous sommes trop nombreux… Érodée par des milliards de dents acérées, qui laissent à sa surface des traces pointues, la Terre nous rappelle à l’ordre. Le coronavirus est peut-être son garde du corps. Son ange gardien. L’élément déclencheur d'une prise de conscience nécessaire - et trop longtemps négligée - avant de ne plus avoir que nos yeux pour pleurer son trognon. Le mouvement du vent dans les feuilles se fait plus pressant, comme en écho à ces alarmantes pensées. 

 

***

 

Ce matin est chargé d’un petit air frais qui me rappelle les sous-bois au petit matin et je me dis encore que j’aimerais bien m’installer au chalet - ou au moins au village. Comme pour m’encourager, un rayon de soleil traverse la vitre pour caresser mon visage. Contempler l’astre en face me fait immanquablement éternuer. Je suis un tournesol.

Bref, je prends mon livre, enfile un large gilet, saisis une couverture au passage, et je me glisse sur notre balcon-terrasse. J’aime être « dehors ». Je prétends être ailleurs, tandis que je me laisse bercer par le chant de la pluie. Vraiment, j’ai du mal à comprendre ceux qui fuient à la fois la nature et la lecture ! Personnellement, je ne me sens finalement jamais aussi bien que lorsque j’ai oublié mon téléphone portable ou que je suis à court de batterie - mes amis savent que cela se produit souvent et c’est devenu entre nous un sujet récurrent de plaisanterie. Ben oui, au fond, je m’en moque, donc je ne fais pas particulièrement attention - sauf bien sûr quand j’attends quelque chose. Oups ! En revanche, il me faut des livres chez moi. C’est un fait essentiel et indiscutable. Il me plaît que mon antre soit excessivement tapissé de mots et de lettres, et si j’avais la place, j’aurais une grande bibliothèque avec, pourquoi pas, des igloos, des cavernes, des grottes de papier. Pour lire tranquille, à l’abri des regards et même de tout.

La fantaisie et l’inventivité sont pour moi des trésors inestimables. Cultiver sa capacité à se projeter au-delà du réel, dans un autre temps, un autre univers…. et d’ailleurs encourager l’art sous toutes ses formes… me semble si important. Particulièrement de nos jours. Je me demande si ce ne serait pas, finalement, la clé de notre humanité profonde. Ce que les machines ne pourront jamais imiter. Je m’interroge encore : quels mots un robot emploierait-il pour décrire ce qu’il n’a pas… les sentiments, le rêve, l’imagination ? Une machine pourrait sans doute s’en approcher, mathématiquement, mais je crois qu’il lui manquerait toujours un morceau de poésie. Comme une lune éternellement gibbeuse. Car comment un automate pourrait-il rire de l’intérieur, ressentir cette étincelle sincère qui fait vibrer toutes les cordes de l’âme à l’unisson - même s’il parvenait à en comprendre le sens et à en imiter le son ?

 

***

 

Je me décide enfin à m’aventurer sous la pluie battante. « The Great Gig in the Sky » à fond dans les oreilles, je marche au hasard pendant près d’une heure sans croiser âme qui vive et ce sont les cris d’une autre qui me déchirent. Je les danse dans ma tête, puis je les lance en l’air. Ils retombent comme une averse de petits papiers déchiquetés et meurtris. Heureusement que je ne m’inquiète pas de mon équilibre mental…

Je n’ai, de toute façon, pas le temps de m’en préoccuper. Mon esprit est tout entier accepté par ma mauvaise humeur, si bien que même les canards m’énervent. Ils ressemblent à des jouets en plastique de mauvaise qualité et leurs cancans sonnent faux. Je m’imagine en train de les dégommer au stand de tir façon fête foraine. J’ai l’impression d’être au fond de l’océan. Me débattant pour remonter à la surface, je hurle intérieurement. Pourtant, en apparence, tout semble calme et tranquille et rien ne laisse présager ces instants de mal-être, vilaines petites bêtes noires cachées au fond de mon cœur. Je suis prête à basculer du côté obscur. Ouvrir ma boîte de pandore. Celle qui contient tout ce dont je ne suis pas fière. 

Pour ne rien arranger, je ne peux m’empêcher de me sentir sans cesse bousculée, comme si j’étais renvoyée à chaque instant dans le métro aux heures de pointes… Je suis sur le point d’exploser, mais le monde n’a que faire de mon désarroi. J’aimerais tellement vider mon sac, laisser tomber ma carapace, juste un instant, pour voir. Attendre le prochain train, tranquillement, sur le quai. Dis autrement, ma vie me fait parfois l’effet d’un navire somptueux, dont la coque discrètement fissurée me contraint secrètement à écoper, de midi à minuit. Je suis une pierre qui roule, n’amassant donc pas mousse, mais dont la course folle risque de s’achever au fond d’un ravin. Et je me demande…

À quel point peut-on lutter contre sa nature ? Faut-il « nous contenter de ce que nous sommes », nous en remettant sans complexe à un discours fataliste bien pratique pour nous éviter de longs et pénibles efforts et des vérités parfois douloureuses… ou pouvons-nous réellement devenir ce que nous voulons-être ? Plus simplement : l’influence que nous avons sur nos vies a-t-elle des limites ? La personnalité est-elle innée ou acquise ? (Après tout, l’homme est censé être un animal social… je penche donc pour un mélange, en proportions variables selon les individus, malgré tout socialement construit pour une large part). Moi, je suis une nature solitaire et, si j’ai longtemps lutté contre vents et marées pour tenter d’y remédier - il me semble que la société nous pousse à nous « sociabiliser » à tout prix, comme si la solitude était une chose affreuse -, je me suis finalement aperçue que cela me convenait. Poupées russes symboliques. J’accorde une pensée dédaigneuse à la panoplie-type du parfait caractère, puis je l’écrabouille mentalement. À chacun ses parts de lumières et ses zones d’ombres. La complexité (dans sa diversité) est le piment émotionnel de la vie.  Je suis en train de m’écrire, c’est nouveau pour moi et j’en suis heureuse. 

 

***

 

L’air est encore frais, mais les jonquilles parsèment déjà les pelouses comme des morceaux de lumière. Promesse de l’été à venir. Les tilleuls qui bordent la copropriété exhalent un parfum délicat et enivrant, porté par la brise printanière…. Mes idées reprennent force et vigueur. Non concerné par les mesures sanitaires, le soleil darde sur le monde les rayons de son insolence. 

C'est si agréable de profiter un peu… Les petites rues du centre-ville de Saint-Germain en Laye, qui ont conservé un esprit « village », sont noires de monde. Vu d’en haut, il me semble que la ville doit ressembler à une fourmilière. On se croirait dans une petite cité touristique de bord de mer… et l’hiver, qui vient tout juste de s’achever, semble déjà loin…

Un cercle se forme autour d’un musicien, sur la place du marché. La Covid nous a arraché de nombreux plaisirs simples, auxquels nous ne prêtions parfois même plus attention, trop occupés à « être pressés »… Nous commençons tout doucement à les (re)découvrir, un an après le début de la crise. Les gens, toujours plus nombreux, applaudissent tandis que les yeux sourient derrière les masques. Un simple musicien sur une place du marché, un jour ensoleillé… Nous en avions besoin.

 

***

 

Je me suis réveillée avec le sentiment étrange d’être extrêmement pressée. « Time » de Pink Floyd résonnait dans ma tête tandis que j’étais poursuivie par le lapin blanc d’Alice aux pays des merveilles. Pourtant, c’est mon jour de repos et je n’ai rendez-vous nulle part. La matinée est à peine entamée mais le soleil printanier illumine déjà le salon, projetant au plafond des fragments d’éclats qui donnent à la pièce une allure « disco » que je trouve sympathique. Le « vrai printemps » - qui s’est montré bien capricieux - entre enfin en scène, après une première partie interminable - je n’ai jamais aimé la musique atonale. La nature, désormais bien éveillée, débarbouille patiemment le gris à grand renfort de couleurs joyeuses. J’adore ça ! Comme les fleurs délicates et vives, je suis un être de lumière.

Cerise sur le gâteau : depuis que nous habitons au Vésinet, je ne suis plus obligée de regarder sans arrêt par-dessus mon épaule ou de porter sans cesse mon armure cuirassée. Je n’ai plus besoin de me cacher. Je peux m’accorder le droit d’exister, sans chercher à me fondre dans un décor qui ne me convient pas jusqu’à disparaître entièrement. Avalée par la jungle. Je suis enfin libre ! J’ai même retrouvé l’envie de me projeter dans l’avenir, renouant avec des aspirations qui me paraissaient lointaines, comme perdues aux frontières du réalisable, auxquelles il me semble que je peux désormais prétendre. Enfin portée par de nouveaux défis, je m’imagine en héroïne d’un récit romantique, fièrement postée sur un éperon rocheux tandis que le vent balaie la lande, faisant danser les bruyères…

 

***

 

Concentrée sur mon avenir professionnel, je réalise que je n’ai même pas pensé au chalet, ces dernières semaines. Je n’ai pas eu le temps, non plus, de compter les heures passées à me tourmenter. Il est urgent de repartir en montagne pour rallumer mes étoiles intérieures. Le gazouillement des oiseaux semble traduire les mots qui pépient dans ma tête et cela m’enchante. Loin des enjeux géopolitiques - ô combien passionnants et concrets - de l’agriculture, je laisse les songes envahir mon esprit, m’abandonne à la rêverie… La lumière blanche de ma concentration traverse le prisme des obligations intellectuelles, puis finit par se disperser au gré de la brise légère… Je m’émerveille d’avoir pu sortir en sandales un jour de mars - en fin de mois, certes, mais tout de même ! La vie s’étire au ralenti, comme si je l’observais s’approcher d’un trou noir, rendue supportable par la douceur naissante de l’air. Je devrais me concentrer sur « des choses sérieuses », m’employer à rassembler mes pensées académiques au lieu d’en éparpiller les miettes au quatre vents… mais je n’y parviens pas. Tant pis.

Devant le chalet, le talus doit être couvert de fraises des bois. Ô, comme j’aimerais sentir l’odeur du printemps en montagne, être le témoin anonyme du passage de l’hiver qui s’éteint, admirant Belledonne ôter lentement son manteau blanc… Les rhododendrons ne tarderont pas à la couvrir de touches de rose vif et j’imagine que les animaux s’éveillent déjà à l’appel de la saison des amours… À défaut de pouvoir me déplacer librement au-delà du rayon de 10km imposés par le confinement, ce sont plus de 700km que je parcours tous les jours en pensée. Mon esprit, au moins, s’évade partiellement, tandis que mon corps tourne en rond comme un poisson rouge dans un bocal.

 

***

 

Nous connaissons tous des journées perdues, où l’on aimerait rester tapis sous les couvertures pendant des heures, symboliquement coupés et oubliés du monde, en attendant que l’orage passe. Mais je ne suis plus une petite fille et il me faut affronter mes tempêtes intérieures, guidée par mes souvenirs de montagne comme un phare dans la nuit.

Je suis assise au soleil, en surplomb du pré du Molard, sur un rocher dont je sens la chaleur à travers mon short. J’hume la nature. Je suis bien, comme toujours ici. Sous la caresse du soleil, ma peau n’est pas chagrin mais amour, et mon seul désir est de savourer l’instant. Je me sens à ma place, fleur parmi les fleurs, mais je ne suis pourtant qu’une invitée. Une particule fugitive contemplant l’éternité.

Je profite de l’instant pour me retourner symboliquement, évaluant le chemin que j’ai parcouru ces dernières semaines, ces derniers mois, ces dernières années. Pour la première fois, j’arrête de courir. Je pose mes valises. Je défaits mes bagages émotionnels. Je fais, enfin, la paix avec moi-même.

 

***

 

Le vent balaie l’air de son souffle puissant et ses mugissements se mêlent aux cris des oiseaux. Rien ne vient troubler cet échange. J’ai froid et je sais que je ferais mieux de rentrer mais je veux profiter encore de ma solitude. Plaisante compagnie que celle-ci, qui n’attend ni n’exige. Je pense à ma grand-mère complice, qui m’a initiée à la marche. Au-delà des considérations géologiques, la montagne est pour moi un monde à part, marqué par des valeurs fortes. Un concentré de juste, de vrai. Une fenêtre sur le temps, une connexion mystique avec l’univers. Un ensemble dans lequel toute chose trouve sa place. Ici, le dur n’est pas malveillant, la moquerie n’existe pas.

La découverte de la montagne a été décisive dans la construction de ma personnalité, et même de mon identité. Je songe à la jeune pousse qui s’éveille à la vie, et qui, devinant la complémentarité de deux mondes opposés, s’étend parallèlement sous terre et vers le ciel, se change en arbrisseau tremblant, puis devient l’arbre majestueux, au feuillage dense et au racines profondes, fièrement dressé parmi les siens, prêt à transmettre à son tour son savoir. Je poursuis mon ascension sans même m’en apercevoir, portée par mes réflexions, tandis que le soleil imprime sur le lac un tapis délicat de paillettes dorées. Le spectacle est grandiose. Mon être tout entier vibre à l’unisson avec cette nature sauvage, image d’une perfection qui ne fait pas exprès. Mes pensées nombrilistes me semblent futiles et dérisoires, perdues dans l’immensité. Seul compte l’instant, une sensation que je n’ai retrouvée nulle part ailleurs. Jamais. Et surtout pas en ville. Cette montagne est mon cœur. Elle est ma maison. Loin du superficiel et de l’artificiel, tout n’est qu’essence et ciel. Voilà, peut-être, ma définition de l’essentiel. Je me sens libre ici et seule compte ma boussole intérieure. Je n’ai pas à me plier au Nord d’autrui.

 

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D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours insisté pour dormir au grenier. J’aime cette pièce, dont les grandes fenêtres s’ouvrent droit sur la montagne, par-delà des arbres. Comme dans les contes et autres histoires de princes et princesses qui ont bercé mon enfance, cet espace est devenu « ma tour »… même s’il s’agit de la seule pièce dont les pierres ne sont pas apparentes et que sa porte n’est jamais fermée. Elle reste même ouverte après que la barque solaire eut disparu à l’Occident, plongeant le monde dans le noir. Je me lève alors, à pas feutrés, déambulant silencieusement jusqu’à la frontière sacrée entre « l’intérieur » et « l’extérieur »… puis je glisse mes pieds nus dans la rosée humide, éclairée par la douce lumière de milliers de points lumineux dans le ciel nocturne. Parfois même, répondant à l’appel de la nuit… le murmure des étoiles… je marche (cette fois chaussée à la va-vite) jusqu’au « Grand virage » pour mieux les observer… Je suis fascinée, bien que consternée par mes lacunes en matière de constellations. Je n’en repère que trois : la Petite Ourse, la Grande Ourse et Cassiopée. Un triangle prometteur, me dis-je pour me rassurer, même si je sais qu’il en existe en fait 88. Autant que les touches d’un piano. L’analogie me fait sourire.

Ah, le plaisir d’une bonne tasse de café à l’ancienne, face à la nature… La fine brume matinale, telle un voile de mousseline de soie sur la montagne, se dissipe au gré des gorgées mêlant amertume et sucrosité… La journée sera belle. Il est midi. Trop tard pour monter « à la fraîche », mais j’irais tout de même crapahuter un peu tout à l’heure… Les dernières gouttes de liquide salvateur transsudent du filtre à la cafetière, symboles du temps qui s’écoule… Une sérénité et une joie sincère s’emparent de mon être. La montagne nous lie dans l’espace et dans le temps. Par elle, nous sommes connectés à l’histoire naturelle du monde et il me semble scruter, au-delà des éléments composites - et complémentaires - de ce paysage alpin, tout un absolu de beauté dont mon cœur se rapproche. Je porte mes chaussettes « fusées », mais pour une fois, je n’ai pas besoin de me presser.

 

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Allongée sur le dos, sur un banc, j’observe les nuages de passage, comme un enfant… Il me semble même que je ne peux m’empêcher de sourire en leur souhaitant bonne route… Cela faisait longtemps - très longtemps ! - que je ne m’étais pas abandonnée à rêver ainsi devant le plafond du monde. Comme c’est relaxant ! Il suffit de ne penser à rien, se laissant simplement porter par le doux frisson de l’absence de raison… Une berceuse céleste, sans paroles. J’imagine des milliers de bulles de savon, translucides et fugaces, traverser l’atmosphère, effleurant les étoiles encore endormies… Les arbres m’abritent de leurs feuilles désormais épaisses. Ils pointent vers le ciel, sublimes et majestueux. D’ailleurs, le gros marronnier sous nos fenêtres, pudique, a revêtu son manteau de verdure en un clin d’œil, à la faveur de la nuit…

Je songe aux escapades que maman et moi faisons en général à cette époque de l’année. Notre moment détente, dans un SPA du bord de mer, où nous pouvons même profiter de la piscine extérieure pas encore prise dans les turpitudes de l’été. Il arrive souvent que nous nous y retrouvions seules, deux naïades enchaînant les longueurs au soleil. Mieux encore, nous trouvons toujours de quoi nous amuser, telles deux petites filles que tout émerveille. Je ne devrais peut-être pas le dire, mais Maman a développé un vrai talent pour se constituer un stock de sachet de thé, infusions, savons, mini-kit de couture, et tous les autres échantillons habituellement disponibles dans les hôtels d’un certain standing. Mes poils se hérissent de frissons coupables lorsque je la vois s’approcher à pas à peine feutrés du chariot des femmes de ménages… Usant mes méninges, j’ai trouvé la parade infaillible au cas où Maman serait prise la main dans le sac… Notre botte secrète.

 

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J’ouvre la moitié d’un œil ensommeillé avec l’impression étrange d’être au chalet, comme si j’avais dormi dans le grand lit du grenier… Les effluves de café et de l’herbe fraîchement coupée qui me parviennent achèvent de me tirer des bras de Morphée. J’ouvre les rideaux, je me faufile par la trappe jusqu’à l’étage intermédiaire où je m’habille en un éclair, puis je descends à la cuisine par « l’escaliéchelle » pour retrouver grand-mère qui chantonne sur fond de radio en préparant nos sacs de randonnée. Le pique-nique - un vrai festin - s’étale sur la grande table en bois, attendant son heure. Je me demande s’il se doute du sacrifice qui l’attend… L’aube se lève à peine. « Tout soleil caché ».

Me dérobant sournoisement aux derniers préparatifs, je remonte silencieusement, soulève « le rideau marron », arrachant un livre aux rayonnages poussiéreux qui l’abritent depuis longtemps (je le lirai plus tard mais il me plaît de le choisir ce matin). Mon forfait accompli, je me glisse furtivement par les portes vitrées, protégées le soir par deux lourds battants en bois… Postée sur le balcon, je mesure mentalement le chemin que nous nous apprêtons à parcourir. Je nous imagine, grand-mère et moi, tous petits points dans le lointain, après quelques heures de marche. Vue inversée. Nous serons « là-bas » et non plus « ici » et c’est le chalet qui nous semblera si loin…

Je suis soulagée de ne pas avoir mon portable sur moi. Abandonner derrière moi cet instrument parasite, consommateur de temps et d’énergie, me (re)donne le droit d’être simplement là, savourant un moment rien que pour moi. Choisi par moi. Mon esprit vagabonde, se perd dans les souvenirs… Au-delà de la montagne, le chalet est une porte à la fois ouverte sur le passé et ancrée dans le moment présent. Un lieu de transmission et d’échanges, un trésor à protéger autant qu’à partager. Je songe par exemple à nos innombrables dîners face à la montagne, sous le grand sapin, ou aux chandelles, dans la cuisine, avec sa grande table de banquet habillée de son éternelle nappe rouge et l’ensemble d’assiettes dont les motifs figurent des spécialités culinaires (quand nous mettions la table, mon frère et moi prenions d’ailleurs subtilement soin de réserver à d’autres les assiettes « boudin aux pommes »). Je revois nos parties de jeux de société et nos discussions qui s’étirent dans la nuit, au coin du feu, alors que les chandelles se consument et que le pisse-mémé coule à flots… Les éclats de rires et de lumière s’entremêlent, lumières intérieures et extérieures. Nos soirées d’un autre temps, comme je les aime tant. Je dois me sentir sentimentale et un peu nostalgique aujourd’hui… car il me semble soudainement que tout se perd. Je n’ai pas encore 30 ans mais je suis peut-être déjà une « vieille âme ». Que doivent penser les générations précédentes ? Tout n’est que poudre aux yeux derrière nos écrans… de fumée. La montagne blanchit. Nous allons partir. Sans WIFI ni même 4G, je suis connectée à tout.

 

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Le char du soleil poursuit sa course éternelle. Le printemps fait place à l’été.

 

©Ambre Limousi

 

 

(Photos de l’auteure)

 

 

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Photo reproduite de la page FaceBook de l’auteure

 

Ambre LIMOUSI est née à Paris en 1992. Titulaire d’un Master en Sciences politiques, elle est passionnée par les langues et a étudié en Europe, aux Etats-Unis et en Chine. Les livres ont nourri très tôt son amour des mots. Aujourd’hui, sa plume lui permet d’exprimer sa sensibilité et faire entendre sa voix tout en se dérobant subtilement au regard du monde. Instinctive, sa prose emprunte à la poésie, explore les sentiments, distille l’absurde, flirte avec l’humour. Ambre est également chanteuse et pianiste. 

 

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Ce Chant II fait suite au Chant I : L’hiver endure…, publié dans notre numéro de janvier-février. Nous continuons ainsi de suivre cette jeune auteure dont le talent nous a convaincus : elle unit avec grâce flânerie intellectuelle et profondeur introspective, réflexion sur le monde et révélation de soi, explosion imaginative et notation furtive, d’un presque-puzzle, mais portant ou mieux dit, porté par une vision qui se construit d’elle-même, dans un style toujours bien senti, bien maîtrisé, avec une plume déjà mûre.

Elle nous reviendra à l’automne pour nous faire découvrir les moissons de l’Été ! Pour l’heure, place aux attentes et promesses du Printemps…

D.S.

 



Ambre Limousi

Mai-Juin 2021

Recherche Dana Shishmanian

 

 

Créé le 1 mars 2002