Chant
II : Le printemps se réjouit…
« Les
roses sont rouges les violettes sont bleues »
Des
quatre saisons, je crois que le printemps est celle que j’apprécie le
moins. Je n’ai pas eu le temps d’apprivoiser son éclosion. Malgré toute ma
(presque) bonne volonté, mars et avril m’évoquent deux pauvres tranches de
cheddar coincées dans un hamburger. La magie hivernale s’est déjà dissipée,
tandis que la promesse du meilleur est suspendue à une météo incertaine.
Les jours se succèdent dans un abominable recommencement. Attendre. Ce sont
des mois d’attente, une image qui, j’en conviens, semble peu glorieuse.
Malgré tout, le printemps est porteur d’espoir, et même d’un soupçon de
magie. Le temps des bourgeons, qui précède celui de la moisson. Je dois
même reconnaître que j’affectionne les mois de mai et de juin, où la
nature, désormais bien éveillée, contemple chaque jour plus longuement sa
beauté… Le printemps est le réjouissant clair-obscur qui marque l’aube
d’une nouvelle promesse de maturité. L’heure où s’éveillent les ombres qui
dispersent les songes… Ambivalence.
Pourtant,
cette saison mi-figue, mi-raisin est peut-être celle qui reflète le plus
clairement mon cheminement intérieur. Car j’y ai vu le jour. Comme le
printemps, je ne m’aime pas (encore) complètement. Mon cœur balance entre
attentes surréalistes et mépris sournois. Mais ce n’est pas grave. Je m’y
suis habituée au point que cet état, qui dresse pourtant de moi un portrait
peu flatteur, en vient étrangement à me rassurer. Il me semble que le
printemps, encore timide et frissonnant de l’hiver, tarde à prendre son
envol. Comme moi.
***
Le ciel a encore du chagrin ce
matin. Caché par un tapis de nuages tous gris qui semble s’étendre à
l’infini, il pleure à grosses gouttes. Heureusement, je ne me lasse pas
facilement. J’aime la pluie et je peux m’abandonner pendant des heures aux
variations de son ruissellement. Mon esprit vagabonde, bercé par ce fond
sonore apaisant qui sent bon la terre mouillée. Lovée dans une petite
chaise longue sur le balcon du chalet, confortablement emmitouflée dans
trois ou quatre pulls, gilets et autres épaisseurs salvatrices (infâme
humidité !), j’observe le glissement subtil d’un voile de brume sur la
montagne. C’est étrange, comme la ville m’agresse, tandis qu’ici, mon
esprit s’élève sans effort, porté par ce paysage aussi changeant que mon
humeur. En cet endroit sacré, je ne m’ennuie pas de ne rien faire. La
montagne, mouvante - et même vivante - me captive et m’enchante. Exalte mon
esprit. Plongée dans la contemplation des ombres qui s’étirent sur les
cimes, je gravis ma montagne intérieure. Ici, je peux simplement être et
non paraître… Je suis bien. Je n’ai même pas envie de me plonger dans un
livre… Je préfère m’abîmer dans l’intimité de mes propres pages.
***
Ah
! Le plaisir simple d’une promenade dans les sous-bois ! La lumière y est
sans pareille. Le vert se décline et se multiplie sous l’effet des rayons
du soleil filtrant à travers les sapins… Mille nuances d’émeraude,
profondes et intenses. La forêt s’étend sur toute la moitié basse de la
montagne, comme une mer de feuillus et de conifères montant de la vallée.
J’entends les pins murmurer à mon passage… leurs doux messages se
dispersent ensuite aux quatre vents, frémissant dans chaque brin d’herbe…
Guérisseurs, les arbres aspirent le stress, calment les nerfs, apaisent les
tensions de l’esprit. Dire que l’on semble seulement s’apercevoir de leur
intelligence ! Et puis, la forêt cède progressivement sa place à la roche.
Abandonnant son manteau de verdure, le paysage, désormais abrupt et nu,
embrasse le royaume lunaire des neiges éternelles.
Je
ne peux m’empêcher de songer à notre belle planète, mais ce sont des
pensées hideuses et torturées qui me serrent le cœur. Nous avons réussi à
perturber l’unicité du vivant, abîmant cette harmonie primordiale, parfaite
et sacrée… Imbu de sa supériorité auto-proclamée, l’homme ne respecte plus
rien. Système bulldozer. La surconsommation, la course au « toujours
plus » - qui ne profite d’ailleurs qu’à une poignée de l’humanité -
détruit tout sur son passage. Abrutit les esprits. Distille l’inutile.
Pulvérise le bon sens. Nous appartenons pourtant à un ensemble. Nous le
savons, mais nous préférons l’ignorer, gardant les yeux collés à nos
nombrils. Égoïsme puant ! Je suis écœurée. Nous sommes des
« Terre-mites ». Des parasites sans pitié. Nous avons bien
développé une disposition d’esprit qui nous est propre, mais c’est la
malveillance - et non l’intelligence. Chaque année, de nouvelles espèces
s’éteignent irrémédiablement… Attaquant le sentier de la combe des Trois
Ruisseaux d’un pas vengeur, je rumine ma colère, sentiment pourtant
extérieur à ma panoplie émotionnelle habituelle. Je voudrais tant faire
quelque chose… mais je reste muette, hurlant intérieurement. Le ciel fond
comme la banquise et ce sont les larmes que je retiens pourtant qui
s’écrasent sur le sol.
.
***
Sauf
quand je suis de sortie, j’ai du mal à consacrer plus de vingt minutes à un
repas. Mâcher m’ennuie, mastiquer m’horripile. Le bruit, exécré entre tous,
de la salive imprégnant les aliments me hérisse et je frémis en pensant à
ceux qui ont l’outrecuidance de manger la bouche ouverte, manquement
impardonnable au savoir-vivre le plus élémentaire ! Beurk ! Moi, je préfère
tout engloutir d’un seul coup… Quelques vigoureux coups de mâchoire
suffisent à donner aux aliments la consistance minimale nécessaire à la
déglutition. Je me surprends parfois à envier les bienheureux qui, loin de
ces angoisses salivaires, parviennent même à faire une pause entre le plat
et le dessert. J’aime mieux laisser toutes les saveurs s’entasser, puis se
diluer dans mon estomac dans un seul et même élan. L’affaire doit être
classée rapidement.
Pourtant,
j’aime manger - et même beaucoup ! Je suis vorace, goulue, et aucune saveur
n’échappe à mon palais affuté. Un vrai petit glouton ! Je m’amuse
d’ailleurs de constater que je termine souvent un repas en pensant déjà à
celui qui suivra… une longue liste d’envies qui s’étirent à l’infini. Qui a
dit que la gourmandise était un vilain défaut ? La perspective de la
préparation, préalable inévitable à la dégustation, parvient néanmoins à modérer
mon enthousiasme. C’est si pénible de concocter trois repas par jour ! Ô
comme j’aimerais, quand j’y pense en ces termes, manger moins ! Mais pour
moi, même le goûter est un pont sacré entre deux rives lointaines… Mon
énergie s’épuise au rythme effréné de mes pensées. Un ravitaillement toutes
les quatre heures est donc nécessaire. D’autant que, comme je me plais à me
le répéter, le bon fonctionnement du cerveau exige un stock de glycogène
important !
***
Les
mots s’agitent devant moi, ballet incompréhensible de formes grotesques, de
formules floues, de lettres absconses… Leur sens m’échappe et je me fâche
de ne pas comprendre. Mon cerveau n’est qu’un long tunnel dont aucune bonne
idée ne sortira ce matin. Je suis d’ailleurs surprise de constater que ma
boîte crânienne ne s’est pas étirée en conséquence, me donnant une drôle de
tête de ballon de rugby en pâte-à-modeler. Mystère. J’ai besoin de m’aérer
l’esprit, pour l’instant coincé dans les méandres d’un ras-le-bol général.
Embouteillage cérébral. Mes neurones, à bout de nerfs, klaxonnent sans
répit, mais la fatigue obstrue le carrefour tel un poids lourd obstiné.
Pour patienter, je décide de m’accorder - magnanimement - une petite
gourmandise. Le beurre et le sucre colonisent mes synapses. C'est reparti !
***
Comme
à chaque fois que j’ai besoin de me ressourcer mentalement, mon esprit m’emmène en montagne… Les nuages
semblent s’effilocher comme de la barbe à papa blanche (peut-être de la
barbe à grand-papa ?), voilant le ciel de traînées de brume. Quand j’étais
petite, le brouillard me terrifiait. Je n’avais pas peur du noir, mais de
ce blanc absolu que je trouvais menaçant et anormal. Dans une logique
enfantine - et néanmoins imparable - il me semblait que la place des nuages
était dans le ciel. Leur descente sur terre ne pouvait donc rien annoncer
de bon et je m’inquiétais systématiquement de cette étrange nappe
fantomatique et changeante. Marchant à travers les nuages, il me semblait
impossible de m’arrêter, ne serait-ce que pour reprendre mon souffle un
bref instant, au risque de me retrouver prise au piège. Tant que je
continuais à avancer, ignorant la fatigue de mes muscles endoloris, j’étais
- au moins un peu - en sécurité. Le brouillard ne pourrait pas me
rattraper. Se renfermer sur moi complètement, me laissant aveugle et seule.
Bien sûr, aujourd’hui, je n’ai plus peur. J’apprécie même d’emprunter des
chemins connus par cœur, reconnaissant chaque pierre familière sous mes pas
nimbés de blanc. Je n’ai pas besoin d’admirer la vue car mon regard porte
au-delà de la brume. Je pourrais dessiner précisément tous les contours
dentelés de la montagne dissimulée. J’ai parfois l’impression que le chalet
m’offre une vie parallèle faite de beauté, de simplicité et de générosité.
Les gens de la région ont un cœur grand comme le soleil, partageant leur
chaleur sans rien attendre en retour. La ville m’enchaîne aux contraintes
les plus futiles - je me sens par exemple obligée de faire un effort
vestimentaire ou de me maquiller pour sortir - dont la montagne me libère.
Je m’habille en fonction du temps, du moment que les vêtements choisis me
procurent tout le confort nécessaire à une liberté de mouvement absolue qui
finit par imprégner mon être tout entier. Ce n’est qu’ici que mon cœur est
en paix. De plus en plus, j’estime qu’une retraite au chalet peut être
considérée comme un acte militant. Nous n’avons même pas l’électricité.
***
J’ouvre
les yeux à 4h37 en proie à un indicible malaise. J’ai encore fait un
mauvais rêve. J’étais mon propre assassin. J’ose à peine bouger, de peur
que mon ombre m’attende effectivement au tournant et je m’enfouis un peu
plus sous les couvertures dans une tentative enfantine de dissiper
l’angoisse. Il faut pourtant que je me lève, mais je veux attendre que les
ombres s’évanouissent, relâchant leur étreinte sur l’étau qui enserre mon
cœur. Je sais que le cerveau se « nettoie » la nuit, mais je ne
m’attendais pas à ce que ma propre image provoque une anxiété si vive, dont
le sentiment perdure au réveil comme une impression rétinienne. Mon esprit
me semble aussi noir que le café qui m’attend et dont je me demande si je
ne devrais pas y ajouter, symboliquement, une touche de sucre. Mes yeux
habituellement émeraude ressemblent à deux billes d’ébène. Je constate que
les jours commencent à s’allonger. J’ai l’impression qu’ils se réveillent,
eux-aussi en sursaut, aux alentours de huit heures. Absorbée dans mon
travail, je ne me rends même plus compte du glissement chromatique
progressif du ciel, de l’ombre à la lumière….
Je
me dis à nouveau que je n’aime pas tellement le début du printemps. Mes
pensées me semblent même plus sombres qu’en hiver. Mais pourquoi tant de
haine ? En fait, je crois que je n’ai rien vécu de mémorable à cette
période de l’année. Rien fait d’exceptionnel.
Vraiment, rien ne me revient spontanément, hormis des instants de remise en
question, de désagréables frustrations, des ratés francs. Je me prépare à
reculer pour mieux sauter, survolant ces mois défectueux qui ne tiennent
pas leurs promesses. Répétition chaotique avant le « vrai
printemps ».
***
Je
fixe le mur comme si une idée allait brusquement en jaillir… J’ai besoin de
retourner au lac, contempler à nouveau cette étendue d’eau vive. Saluer les
anatidés, les écureuils mignons et même les étranges ragondins (je dédie au
passage cette pensée à mon père, qui a le don rare de parler aux canards).
Je veux sentir l’eau fraîche nettoyer mon esprit. Mon propre mécanisme de
traitement des pensées usées. D’ailleurs, je me demande : qu’est-ce qu’une
idée, une pensée ? D’où vient l’étincelle qui provoque un déclic, puis un
autre, et encore un autre ? Effet boule de neige. J’imagine de petites
graines de réflexions, nourries par leur environnement politique, culturel
et artistique, qui en rencontrent d’autres, finissant par provoquer une
avalanche mentale. Ensemble, elles forment un faisceau neuronal d’indices -
que j’ai envie d’appeler « réseau Marco Polo » - convergeant vers
un même point encore inconnu, quelque part dans le labyrinthe complexe du
psychisme. Une Terre à découvrir. Un raisonnement à poursuivre. Justement,
j’ai choisi pour mon cerveau un forfait « esprit libre ». Sans
engagement, si ce n’est aller de l’avant. Suspendue à la lune argentée par
le fil invisible qui tisse la toile de toute chose, je suis ouverte à toutes
les rêveries, réflexions et impressions, à tous les arguments, songes et
sentiments…Le monde pique. Je tente de résister. Et il me semble que
l’exercice porte ses fruits. Libérée par l’écriture, je me sens de moins en
moins accablée sous le poids de pensées parasites, comme un arbre aux
branches trop chargées qui s’abandonnent lourdement à la gravité.
Noter
mes pensées à la volée, telles qu’elles me viennent spontanément à l’esprit
- sublime exemple de circuit court - me permet en effet d’identifier des
problématiques récurrentes, des craintes existentielles parasites. Bon
d’accord, je mentirais si je prétendais que je n’en avais pas déjà
conscience… mais une fois mises à nu sur le papier, ces terribles angoisses
perdent un peu de leur caractère oppressant, cessant partiellement de me
tourmenter. Je ne suis pas sortie de l’auberge pour autant. Refusant de
battre aussi aisément en retraite, elles organisent le siège de ma
forteresse intérieure, à l’affut de la moindre faiblesse pour s’engouffrer
énergiquement dans la brèche. Je sais que le combat sera long et l’issue
encore incertaine, mais je tends néanmoins vers l’optimisme. Ma victoire
sur moi-même. Après tout, c’est peut-être le sens philosophique de la vie…
en tout cas, son sens technique - et d’ailleurs définitif - est bien celui
des aiguilles d’une montre. De ce côté-ci, pas d’illusions !
***
Il
fait étonnamment doux aujourd’hui. C’est une belle journée de printemps.
Les oiseaux, qui ne se sont d’ailleurs pas tus de tout l’hiver, gazouillent
encore plus qu’à l’accoutumée et m’enveloppent d’au moins cinq chants
différents. Mais je me traîne comme un mollusque apathique. Ma colonne
vertébrale pèse presque trop lourdement sur mes épaules et j’en viens à
envier brièvement les invertébrés qui n’ont aucun effort de tenue à faire.
Dans un effort pompeux, je glisse le nez, puis mon corps tout entier
dehors, et ma fatigue se dissout dans la nature qui s’éveille,
dépoussiérant au passage mon enthousiasme engourdi. Je respire amplement,
gorgeant mes poumons d’oxygène comme si j’étais restée sous l’eau trop
longtemps. Cet exercice tout simple me permet de chasser les derniers
fantômes de l’ennui. Levant les bras vers le ciel, j’offre mon visage au
soleil. J’adore me promener dans Le Vésinet ! Même les poubelles sont
propices à l’inventivité et à l’imaginaire. C’est rigolo ! Elles
ressemblent à des extraterrestres aux grands yeux.
***
La
rose blanche se fane
Dans
le matin diaphane
Une
goutte de rosée opaline
S’accroche
encore à ses épines
Sablier
de verre brisé
Son
temps est écoulé
Suspendus
à l’aube un instant
Ses
pétales se dispersent au vent
Mes
larmes noyées dans le brouillard
Arrosent
la terre sous mes pas
Et
les flots emportent les cendres
De
cette fleur au cœur tendre
La
rose s’en est allée
Rejoindre
la voûte étoilée
L’éclat
qu’elle projette sur la mer
Me
laisse un goût doux-amer
Un
monde invisible nous sépare
Et
nous ne nous reverrons pas
Mon
chagrin est sans secours
Car
la mort est sans retour
Mais
comme toute chose éphémère
Finit
par redevenir poussière
Un
jour nous nous retrouverons
Au-delà
de l’horizon.
***
Encore frileux, le printemps
hésite et tarde à s’installer… Mon moral, que le beau temps devrait emplir
de légèreté, tel un ballon gonflé à l’hélium, reste cloué au sol, enchaîné
par la méfiance. Le soleil se joue de nous, riant de notre impatience,
refusant de se plier aux exigences de la saison (nous avons même eu de la
neige !)… Ces facéties météorologiques
m’exaspèrent et je suis sur la défensive. C’est simple : le printemps n’a
pas encore montré patte blanche et je ne lui fais pas confiance. Pour ne
rien arranger (ce serait bien trop facile autrement), je demeure
prisonnière de la désagréable impression que mes rêves reculent à mesure que
j’avance… Cette pensée m’étrangle, comme un col roulé trop petit après un
séjour prolongé dans la machine à laver. En plus, la comparaison appelle
une matière qui gratte.
C’est donc ça, la vie… une pièce
de théâtre dans laquelle nous nous efforçons d’être l’acteur principal ? Il
me semble au fond que c’est cette vérité - depuis longtemps connue mais
soigneusement négligée - qui me chiffonne. Me froisse. Me pique. Je me
demande s’il existe un part de nous qui n’est pas socialement construite ?
L’herbe est parsemée de boutons d’or, jonquilles, narcisses… L’image est
belle. Comme la vie, me dis-je, au fond. Tranchante d’un côté, mais si
douce de l’autre…
Tandis que je note ces réflexions
comme elles me viennent - c’est à dire façon puzzle - je réalise que je n’avais
pas écrit depuis un moment… Cela m’avait manqué. Je profite donc d’un
instant de répit, timidement ensoleillé - après des semaines de travail
chargées sur tous les fronts - pour rattraper mes pensées perdues, sur
notre balcon-terrasse, une tasse de thé vert au jasmin fumant à portée de
main. (J’ai appris en Chine que ce thé, particulièrement recommandé pour
les étudiants, « rafraîchirait » le cerveau et soulagerait les
yeux et je ne m’en prive donc pas.) Les mots sont partout. Ils coulent à
flots, remontant le torrent de mon âme. Les vannes sont ouvertes. Je
savoure ce moment, me dédoublant presque pour m’imaginer en train d’écrire,
portée par les courants de mon inspiration. Aujourd’hui, je n’ai pas besoin
de bouée de sauvetage. Je suis une sirène.
***
J’avais
dit que j’écrirais tout ce qui me passe par la tête, et ce qui me
vient, justement, c’est qu’en ce moment, rien ne se
passe… Le monde semble tourner au ralenti, comme un manège vide. Les
jours passent et s’allongent, les mesures sanitaires se multiplient.
S’ensuit la lassitude propre à l’habitude. L’impression que nos vies sont
nulles. La certitude que rien ne sera plus jamais « comme
avant ». Prendre un verre en terrasse, par un après-midi ensoleillé,
est devenu un rêve inaccessible. N’en subsiste que le souvenir, l’ombre de
la vie « d’avant ». Celle des éclats de rire entre amis et des
sourires non masqués. L’imagination devient notre salut. Comme
d’habitude, mon lever précède celui du jour. Je me penche à la fenêtre pour
permettre à la fraîcheur nocturne de balayer les derniers relents de
sommeil. Une sphère ivoire luit dans l’obscurité.
Ce
rond si parfait m’en évoque un autre. Le fruit défendu. La vie revêt
soudainement la forme d’une pomme à croquer… mais il n’y en a qu’une et
nous sommes trop nombreux… Érodée par des milliards de dents acérées, qui
laissent à sa surface des traces pointues, la Terre nous rappelle à
l’ordre. Le coronavirus est peut-être son garde du corps. Son ange gardien.
L’élément déclencheur d'une prise de conscience nécessaire - et trop
longtemps négligée - avant de ne plus avoir que nos yeux pour pleurer son
trognon. Le mouvement du vent dans les feuilles se fait plus pressant,
comme en écho à ces alarmantes pensées.
***
Ce
matin est chargé d’un petit air frais qui me rappelle les sous-bois au
petit matin et je me dis encore que j’aimerais bien m’installer au chalet -
ou au moins au village. Comme pour m’encourager, un rayon de soleil
traverse la vitre pour caresser mon visage. Contempler l’astre en face me
fait immanquablement éternuer. Je suis un tournesol.
Bref,
je prends mon livre, enfile un large gilet, saisis une couverture au
passage, et je me glisse sur notre balcon-terrasse. J’aime être
« dehors ». Je prétends être ailleurs, tandis que je me laisse
bercer par le chant de la pluie. Vraiment, j’ai du mal à comprendre ceux
qui fuient à la fois la nature et la lecture ! Personnellement, je ne me
sens finalement jamais aussi bien que lorsque j’ai oublié mon téléphone
portable ou que je suis à court de batterie - mes amis savent que cela se
produit souvent et c’est devenu entre nous un sujet récurrent de
plaisanterie. Ben oui, au fond, je m’en moque, donc je ne fais pas
particulièrement attention - sauf bien sûr quand j’attends quelque chose.
Oups ! En revanche, il me faut des livres chez moi. C’est un fait essentiel
et indiscutable. Il me plaît que mon antre soit excessivement tapissé de
mots et de lettres, et si j’avais la place, j’aurais une grande bibliothèque
avec, pourquoi pas, des igloos, des cavernes, des grottes de papier. Pour
lire tranquille, à l’abri des regards et même de tout.
La
fantaisie et l’inventivité sont pour moi des trésors inestimables. Cultiver
sa capacité à se projeter au-delà du réel, dans un autre temps, un autre
univers…. et d’ailleurs encourager l’art sous toutes ses formes… me semble
si important. Particulièrement de nos jours. Je me demande si ce ne serait
pas, finalement, la clé de notre humanité profonde. Ce que les machines ne
pourront jamais imiter. Je m’interroge encore : quels mots un robot
emploierait-il pour décrire ce qu’il n’a pas… les sentiments, le rêve,
l’imagination ? Une machine pourrait sans doute s’en approcher,
mathématiquement, mais je crois qu’il lui manquerait toujours un morceau de
poésie. Comme une lune éternellement gibbeuse. Car comment un automate
pourrait-il rire de l’intérieur, ressentir cette étincelle sincère qui fait
vibrer toutes les cordes de l’âme à l’unisson - même s’il parvenait à en
comprendre le sens et à en imiter le son ?
***
Je
me décide enfin à m’aventurer sous la pluie battante. « The Great Gig
in the Sky » à fond dans les oreilles, je marche au hasard pendant
près d’une heure sans croiser âme qui vive et ce sont les cris d’une autre qui
me déchirent. Je les danse dans ma tête, puis je les lance en l’air. Ils
retombent comme une averse de petits papiers déchiquetés et meurtris.
Heureusement que je ne m’inquiète pas de mon équilibre mental…
Je
n’ai, de toute façon, pas le temps de m’en préoccuper. Mon esprit est tout
entier accepté par ma mauvaise humeur, si bien que même les canards
m’énervent. Ils ressemblent à des jouets en plastique de mauvaise qualité
et leurs cancans sonnent faux. Je m’imagine en train de les dégommer au
stand de tir façon fête foraine. J’ai l’impression d’être au fond de
l’océan. Me débattant pour remonter à la surface, je hurle intérieurement.
Pourtant, en apparence, tout semble calme et tranquille et rien ne laisse
présager ces instants de mal-être, vilaines petites bêtes noires cachées au
fond de mon cœur. Je suis prête à basculer du côté obscur. Ouvrir ma boîte
de pandore. Celle qui contient tout ce dont je ne suis pas fière.
Pour
ne rien arranger, je ne peux m’empêcher de me sentir sans cesse bousculée,
comme si j’étais renvoyée à chaque instant dans le métro aux heures de
pointes… Je suis sur le point d’exploser, mais le monde n’a que faire de
mon désarroi. J’aimerais tellement vider mon sac, laisser tomber ma
carapace, juste un instant, pour voir. Attendre le prochain train,
tranquillement, sur le quai. Dis autrement, ma vie me fait parfois l’effet
d’un navire somptueux, dont la coque discrètement fissurée me contraint
secrètement à écoper, de midi à minuit. Je suis une pierre qui roule,
n’amassant donc pas mousse, mais dont la course folle risque de s’achever
au fond d’un ravin. Et je me demande…
À
quel point peut-on lutter contre sa nature ? Faut-il « nous contenter
de ce que nous sommes », nous en remettant sans complexe à un discours
fataliste bien pratique pour nous éviter de longs et pénibles efforts et
des vérités parfois douloureuses… ou pouvons-nous réellement devenir ce que
nous voulons-être ? Plus simplement : l’influence que nous avons sur nos
vies a-t-elle des limites ? La personnalité est-elle innée ou acquise ?
(Après tout, l’homme est censé être un animal social… je penche donc pour
un mélange, en proportions variables selon les individus, malgré tout
socialement construit pour une large part). Moi, je suis une nature
solitaire et, si j’ai longtemps lutté contre vents et marées pour tenter
d’y remédier - il me semble que la société nous pousse à nous
« sociabiliser » à tout prix, comme si la solitude était une
chose affreuse -, je me suis finalement aperçue que cela me convenait.
Poupées russes symboliques. J’accorde une pensée dédaigneuse à la
panoplie-type du parfait caractère, puis je l’écrabouille mentalement. À
chacun ses parts de lumières et ses zones d’ombres. La complexité (dans sa
diversité) est le piment émotionnel de la vie. Je suis en train de m’écrire,
c’est nouveau pour moi et j’en suis heureuse.
***
L’air
est encore frais, mais les jonquilles parsèment déjà les pelouses comme des
morceaux de lumière. Promesse de l’été à venir. Les tilleuls qui bordent la
copropriété exhalent un parfum délicat et enivrant, porté par la brise
printanière…. Mes idées reprennent force et vigueur. Non concerné par les
mesures sanitaires, le soleil darde sur le monde les rayons de son
insolence.
C'est
si agréable de profiter un peu… Les petites rues du centre-ville de
Saint-Germain en Laye, qui ont conservé un esprit « village »,
sont noires de monde. Vu d’en haut, il me semble que la ville doit
ressembler à une fourmilière. On se croirait dans une petite cité
touristique de bord de mer… et l’hiver, qui vient tout juste de s’achever,
semble déjà loin…
Un cercle se forme autour d’un
musicien, sur la place du marché. La Covid nous a arraché de nombreux
plaisirs simples, auxquels nous ne prêtions parfois même plus attention,
trop occupés à « être pressés »… Nous
commençons tout doucement à les (re)découvrir, un an après le début de la
crise. Les gens, toujours plus nombreux, applaudissent tandis que les yeux
sourient derrière les masques. Un simple musicien sur une place du marché,
un jour ensoleillé… Nous en avions besoin.
***
Je me suis réveillée avec le
sentiment étrange d’être extrêmement pressée. « Time » de Pink
Floyd résonnait dans ma tête tandis que j’étais poursuivie par le lapin
blanc d’Alice aux pays des merveilles. Pourtant, c’est mon jour de repos et
je n’ai rendez-vous nulle part. La matinée est à peine entamée mais le
soleil printanier illumine déjà le salon, projetant au plafond des
fragments d’éclats qui donnent à la pièce une allure « disco »
que je trouve sympathique. Le « vrai printemps » - qui s’est
montré bien capricieux - entre enfin en scène, après une première partie
interminable - je n’ai jamais aimé la musique atonale. La nature, désormais
bien éveillée, débarbouille patiemment le gris à grand renfort de couleurs
joyeuses. J’adore ça ! Comme les fleurs délicates et vives, je suis un être
de lumière.
Cerise sur le gâteau : depuis que
nous habitons au Vésinet, je ne suis plus obligée de regarder sans arrêt
par-dessus mon épaule ou de porter sans cesse mon armure cuirassée. Je n’ai
plus besoin de me cacher. Je peux m’accorder le droit d’exister, sans
chercher à me fondre dans un décor qui ne me convient pas jusqu’à
disparaître entièrement. Avalée par la jungle. Je suis enfin libre ! J’ai
même retrouvé l’envie de me projeter dans l’avenir, renouant avec des
aspirations qui me paraissaient lointaines, comme perdues aux frontières du
réalisable, auxquelles il me semble que je peux désormais prétendre. Enfin
portée par de nouveaux défis, je m’imagine en héroïne d’un récit
romantique, fièrement postée sur un éperon rocheux tandis que le vent
balaie la lande, faisant danser les bruyères…
***
Concentrée sur mon avenir
professionnel, je réalise que je n’ai même pas pensé au chalet, ces
dernières semaines. Je n’ai pas eu le temps, non plus, de compter les
heures passées à me tourmenter. Il est urgent de repartir en montagne pour
rallumer mes étoiles intérieures. Le gazouillement des oiseaux semble
traduire les mots qui pépient dans ma tête et cela m’enchante. Loin des
enjeux géopolitiques - ô combien passionnants et concrets - de
l’agriculture, je laisse les songes envahir mon esprit, m’abandonne à la
rêverie… La lumière blanche de ma concentration traverse le prisme des
obligations intellectuelles, puis finit par se disperser au gré de la brise
légère… Je m’émerveille d’avoir pu sortir en sandales un jour de mars - en
fin de mois, certes, mais tout de même ! La vie s’étire au ralenti, comme
si je l’observais s’approcher d’un trou noir, rendue supportable par la
douceur naissante de l’air. Je devrais me concentrer sur « des
choses sérieuses », m’employer à rassembler mes pensées
académiques au lieu d’en éparpiller les miettes au quatre vents… mais je
n’y parviens pas. Tant pis.
Devant le chalet, le talus doit être
couvert de fraises des bois. Ô, comme j’aimerais sentir l’odeur du
printemps en montagne, être le témoin anonyme du passage de l’hiver qui
s’éteint, admirant Belledonne ôter lentement son manteau blanc… Les
rhododendrons ne tarderont pas à la couvrir de touches de rose vif et
j’imagine que les animaux s’éveillent déjà à l’appel de la saison des
amours… À défaut de pouvoir me déplacer librement au-delà du rayon de 10km
imposés par le confinement, ce sont plus de 700km que je parcours tous les
jours en pensée. Mon esprit, au moins, s’évade partiellement, tandis que
mon corps tourne en rond comme un poisson rouge dans un bocal.
***
Nous connaissons tous des journées
perdues, où l’on aimerait rester tapis sous les couvertures pendant des
heures, symboliquement coupés et oubliés du monde, en attendant que l’orage
passe. Mais je ne suis plus une petite fille et il me faut affronter mes
tempêtes intérieures, guidée par mes souvenirs de montagne comme un phare
dans la nuit.
Je suis assise au soleil, en surplomb
du pré du Molard, sur un rocher dont je sens la
chaleur à travers mon short. J’hume la nature. Je suis bien, comme toujours
ici. Sous la caresse du soleil, ma peau n’est pas chagrin
mais amour, et mon seul désir est de savourer l’instant. Je me sens à ma
place, fleur parmi les fleurs, mais je ne suis pourtant qu’une invitée. Une
particule fugitive contemplant l’éternité.
Je profite de l’instant pour me
retourner symboliquement, évaluant le chemin que j’ai parcouru ces
dernières semaines, ces derniers mois, ces dernières années. Pour la
première fois, j’arrête de courir. Je pose mes valises. Je défaits mes
bagages émotionnels. Je fais, enfin, la paix avec moi-même.
***
Le vent balaie l’air de son
souffle puissant et ses mugissements se mêlent aux cris des oiseaux. Rien
ne vient troubler cet échange. J’ai froid et je sais que je ferais mieux de
rentrer mais je veux profiter encore de ma solitude. Plaisante compagnie
que celle-ci, qui n’attend ni n’exige. Je pense à ma grand-mère complice,
qui m’a initiée à la marche. Au-delà des considérations géologiques, la
montagne est pour moi un monde à part, marqué par des valeurs fortes. Un
concentré de juste, de vrai. Une fenêtre sur le temps, une connexion
mystique avec l’univers. Un ensemble dans lequel toute chose trouve sa
place. Ici, le dur n’est pas malveillant, la moquerie n’existe pas.
La découverte de la montagne a été
décisive dans la construction de ma personnalité, et même de mon identité.
Je songe à la jeune pousse qui s’éveille à la vie, et qui, devinant la
complémentarité de deux mondes opposés, s’étend parallèlement sous terre et
vers le ciel, se change en arbrisseau tremblant, puis devient l’arbre
majestueux, au feuillage dense et au racines profondes, fièrement dressé
parmi les siens, prêt à transmettre à son tour son savoir. Je poursuis mon
ascension sans même m’en apercevoir, portée par mes réflexions, tandis que
le soleil imprime sur le lac un tapis délicat de paillettes dorées. Le
spectacle est grandiose. Mon être tout entier vibre à l’unisson avec cette
nature sauvage, image d’une perfection qui ne fait pas exprès. Mes pensées
nombrilistes me semblent futiles et dérisoires, perdues dans l’immensité.
Seul compte l’instant, une sensation que je n’ai retrouvée nulle part
ailleurs. Jamais. Et surtout pas en ville. Cette montagne est mon cœur.
Elle est ma maison. Loin du superficiel et de l’artificiel, tout n’est
qu’essence et ciel. Voilà, peut-être, ma définition de l’essentiel. Je me
sens libre ici et seule compte ma boussole intérieure. Je n’ai pas à me
plier au Nord d’autrui.
***
D’aussi loin que je me souvienne,
j’ai toujours insisté pour dormir au grenier. J’aime cette pièce, dont les
grandes fenêtres s’ouvrent droit sur la montagne, par-delà des arbres.
Comme dans les contes et autres histoires de princes et princesses qui ont
bercé mon enfance, cet espace est devenu « ma tour »…
même s’il s’agit de la seule pièce dont les pierres ne sont pas apparentes
et que sa porte n’est jamais fermée. Elle reste même ouverte après que la
barque solaire eut disparu à l’Occident, plongeant le monde dans le noir.
Je me lève alors, à pas feutrés, déambulant silencieusement jusqu’à la
frontière sacrée entre « l’intérieur » et « l’extérieur »… puis je glisse mes pieds nus dans la rosée
humide, éclairée par la douce lumière de milliers de points lumineux dans
le ciel nocturne. Parfois même, répondant à l’appel de la nuit… le murmure
des étoiles… je marche (cette fois chaussée à la va-vite) jusqu’au
« Grand virage » pour mieux les observer… Je suis fascinée, bien
que consternée par mes lacunes en matière de constellations. Je n’en repère
que trois : la Petite Ourse, la Grande Ourse et Cassiopée. Un triangle
prometteur, me dis-je pour me rassurer, même si je sais qu’il en existe en
fait 88. Autant que les touches d’un piano. L’analogie me fait sourire.
Ah, le plaisir d’une bonne tasse
de café à l’ancienne, face à la nature… La fine brume matinale, telle un
voile de mousseline de soie sur la montagne, se dissipe au gré des gorgées
mêlant amertume et sucrosité… La journée sera belle. Il est midi. Trop tard
pour monter « à la fraîche », mais j’irais tout de même
crapahuter un peu tout à l’heure… Les dernières gouttes de liquide
salvateur transsudent du filtre à la cafetière, symboles du temps qui
s’écoule… Une sérénité et une joie sincère s’emparent de mon être. La
montagne nous lie dans l’espace et dans le temps. Par elle, nous sommes
connectés à l’histoire naturelle du monde et il me semble scruter, au-delà
des éléments composites - et complémentaires - de ce paysage alpin, tout un
absolu de beauté dont mon cœur se rapproche. Je porte mes chaussettes
« fusées », mais pour une fois, je n’ai pas besoin de me presser.
***
Allongée sur le dos, sur un banc,
j’observe les nuages de passage, comme un enfant… Il me semble même que je
ne peux m’empêcher de sourire en leur souhaitant bonne route… Cela faisait
longtemps - très longtemps ! - que je ne m’étais pas abandonnée à rêver
ainsi devant le plafond du monde. Comme c’est relaxant ! Il suffit de ne
penser à rien, se laissant simplement porter par le doux frisson de
l’absence de raison… Une berceuse céleste, sans paroles. J’imagine des
milliers de bulles de savon, translucides et fugaces, traverser
l’atmosphère, effleurant les étoiles encore endormies… Les arbres
m’abritent de leurs feuilles désormais épaisses. Ils pointent vers le ciel,
sublimes et majestueux. D’ailleurs, le gros marronnier sous nos fenêtres,
pudique, a revêtu son manteau de verdure en un clin d’œil, à la faveur de
la nuit…
Je
songe aux escapades que maman et moi faisons en général à cette époque de
l’année. Notre moment détente, dans un SPA du bord de mer, où nous pouvons
même profiter de la piscine extérieure pas encore prise dans les turpitudes
de l’été. Il arrive souvent que nous nous y retrouvions seules, deux
naïades enchaînant les longueurs au soleil. Mieux encore, nous trouvons
toujours de quoi nous amuser, telles deux petites filles que tout
émerveille. Je ne devrais peut-être pas le dire, mais Maman a développé un
vrai talent pour se constituer un stock de sachet de thé, infusions,
savons, mini-kit de couture, et tous les autres échantillons habituellement
disponibles dans les hôtels d’un certain standing. Mes poils se hérissent
de frissons coupables lorsque je la vois s’approcher à pas à peine feutrés
du chariot des femmes de ménages… Usant mes méninges, j’ai trouvé la parade
infaillible au cas où Maman serait prise la main dans le sac… Notre botte
secrète.
***
J’ouvre
la moitié d’un œil ensommeillé avec l’impression étrange d’être au chalet,
comme si j’avais dormi dans le grand lit du grenier… Les effluves de café
et de l’herbe fraîchement coupée qui me parviennent achèvent de me tirer
des bras de Morphée. J’ouvre les rideaux, je me faufile par la trappe
jusqu’à l’étage intermédiaire où je m’habille en un éclair, puis je
descends à la cuisine par « l’escaliéchelle »
pour retrouver grand-mère qui chantonne sur fond de radio en préparant nos
sacs de randonnée. Le pique-nique - un vrai festin - s’étale sur la grande
table en bois, attendant son heure. Je me demande s’il se doute du
sacrifice qui l’attend… L’aube se lève à peine. « Tout soleil
caché ».
Me
dérobant sournoisement aux derniers préparatifs, je remonte silencieusement,
soulève « le rideau marron », arrachant un livre aux rayonnages
poussiéreux qui l’abritent depuis longtemps (je le lirai plus tard mais il
me plaît de le choisir ce matin). Mon forfait accompli, je me glisse
furtivement par les portes vitrées, protégées le soir par deux lourds
battants en bois… Postée sur le balcon, je mesure mentalement le chemin que
nous nous apprêtons à parcourir. Je nous imagine, grand-mère et moi, tous
petits points dans le lointain, après quelques heures de marche. Vue inversée.
Nous serons « là-bas » et non plus « ici » et c’est le
chalet qui nous semblera si loin…
Je
suis soulagée de ne pas avoir mon portable sur moi. Abandonner derrière moi
cet instrument parasite, consommateur de temps et d’énergie, me (re)donne
le droit d’être simplement là, savourant un moment rien que pour moi.
Choisi par moi. Mon esprit vagabonde, se perd dans les souvenirs… Au-delà
de la montagne, le chalet est une porte à la fois ouverte sur le passé et
ancrée dans le moment présent. Un lieu de transmission et d’échanges, un
trésor à protéger autant qu’à partager. Je songe par exemple à nos
innombrables dîners face à la montagne, sous le grand sapin, ou aux
chandelles, dans la cuisine, avec sa grande table de banquet habillée de
son éternelle nappe rouge et l’ensemble d’assiettes dont les motifs
figurent des spécialités culinaires (quand nous mettions la table, mon
frère et moi prenions d’ailleurs subtilement soin de réserver à d’autres
les assiettes « boudin aux pommes »). Je revois nos parties
de jeux de société et nos discussions qui s’étirent dans la nuit, au coin
du feu, alors que les chandelles se consument et que le pisse-mémé coule à
flots… Les éclats de rires et de lumière s’entremêlent, lumières
intérieures et extérieures. Nos soirées d’un autre temps, comme je les aime
tant. Je dois me sentir sentimentale et un peu nostalgique aujourd’hui… car
il me semble soudainement que tout se perd. Je n’ai pas encore 30 ans mais
je suis peut-être déjà une « vieille âme ». Que doivent penser
les générations précédentes ? Tout n’est que poudre aux yeux derrière nos
écrans… de fumée. La montagne blanchit. Nous allons partir. Sans WIFI ni
même 4G, je suis connectée à tout.
***
Le char du soleil
poursuit sa course éternelle. Le printemps fait place à l’été.
©Ambre Limousi
(Photos de
l’auteure)
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