J'ai toujours tâché de vivre dans une
tour d'ivoire, mais une marée de merde en bat les murs, à les faire crouler.
(Gustave Flaubert)
Ma grand-mère est morte il y a
dix-huit ans.
Chaque soir, à dix-neuf heures,
précisément, elle changeait son éphéméride pour le lendemain. C'était une
éphéméride perpétuelle, en plastique blanc, accroché à la porte donnant sur
l'arrière-cuisine. On y déplaçait des cercles noirs qu'on enchâssait sur
des ronds en relief où étaient inscrits des chiffres et le nom des jours et
des mois : la ligne du haut matérialisait les jours, celle du bas les mois,
et celles du centre les numéros.
C'est grâce à cette habitude, à ce
rituel, que l'on put déduire le jour de sa mort, il y a dix-huit ans. Ce
n'était pas arrivé le soir, car le soir, après avoir soupé et changé
l'éphéméride, elle se démaquillait et passait sa robe de chambre avant
d'allumer la télévision. C'était dans la journée, après son déjeuner et
après sa toilette.
C'est fou comme l'on s'attache à ce
genre de détail quand il s'agit de trouver quel jour on doit noter sur un
acte de décès. C'est fou, toutes ces questions que l'on se pose pour un
acte aussi administratif que celui de mourir.
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Vers vingt-trois heures, vingt-trois
heures quinze au plus tard, il y a les poubelles qui passent.
On entend.
Les mécanismes hydrauliques.
Puis les bruits du plastique dur
rejeté à terre.
On dit : les poubelles sont passées.
Ça ne tient pas à la situation. Même avant, on disait déjà ça.
Les hommes qui conduisent les
camions, ceux qui vident les poubelles, nos poubelles, dans les camions et
les rejettent à terre sans les retenir, ceux sans qui il n'y aurait pas les
bruits du plastique dur rejeté à terre, les hommes, ils n'existent pas.
Ils sont des mécanismes hydrauliques
et des bruits sourds. Dans la nuit.
Là, mais loin.
Sous nos fenêtres, mais loin.
Où l'on passe mille fois, où l'on
achète son pain, où l'on se gare.
Mais pas là.
Après, c'est le silence d'une ville
qui dort, bienheureuse de son cul propre, comme on ferme la porte des
chiottes pour déféquer dans un effort dilatatoire avant de s'essuyer le
trou du cul.
Là.
Mais loin.
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Après la mort de mon grand-père, ma
grand-mère a voulu se laisser mourir.
De faim.
Car on ne meurt pas de chagrin, on
voudrait seulement pouvoir y arriver.
Son visage et son corps se sont
creusés. Elle a perdu le peu de seins qu'elle avait. Elle a fait des
malaises, perdu connaissance un grand nombre de fois. Son médecin lui a
prescrit des vitamines et des minéraux en gélules. Bien sûr, elle ne les
prit pas. Elle crut que ça allait l'achever. Mais il en faut plus. La mort
n'en est pas à une gélule près. La vie s'est accrochée à cette femme
maigre. Devenue maigre.
Elle a pleuré pendant des mois. Tous
les jours. Puis elle a cessé.
Elle a continué à dresser la table
pour deux. Tous les jours. Tous les midis.
Tous les soirs. Puis elle a cessé.
Elle s'est mise à prier. Tous les
soirs. Elle n'a jamais cessé.
Elle s'est mise à circuler dans le
couloir de son appartement. De sa chambre jusqu'à l'entrée, puis de
l'entrée jusqu'à sa chambre. Des dizaines d'allées, des dizaines de venues.
Comme si elle attendait qu'il revienne de la guerre.
Les pas perdus.
Parfois, elle disait à son fils
qu'elle allait recevoir un invité, elle lui disait : « Devine qui va venir
déjeuner aujourd'hui ? C'est papa ! », alors son fils, mon père, se mettait
en colère, il hurlait, il lui hurlait dessus, qu'il ne voulait plus entendre
ce genre de connerie, et elle, elle se mettait à pleurer, mais lui, il
disait : « Pleure, tu pisseras moins ! » Il avait bien appris la leçon de
sa mère qui lui hurlait dessus quand il était enfant, oui, elle hurlait
qu'elle ne voulait plus voir de genre de connerie, elle se mettait en
colère, et lui, il se mettait à pleurer, alors elle disait ces mêmes mots :
« Pleure, tu pisseras moins ! » Il avait bien retenu la leçon.
Par cœur.
Il la récitait. Comme elle l'avait
apprise de son propre père. Et comme elle l'avait récitée à son propre
fils.
Par cœur.
Il ne la comprenait pas. Elle ne
l'avait pas comprise. Ils l'auraient récitée.
Comme on croit souvent que faire les
choses par cœur c'est les faire par amour. Mais c'est à tort.
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Cela fait maintenant trois semaines,
ou presque, que la moitié de la planète est confinée, et que l'autre moitié
se prépare à crever de ne pouvoir l'être.
Un soir, au journal télévisé, ils ont
annoncé que le lendemain à midi, le pays serait confiné. Le virus est
arrivé comme ça. D'un coup. Sans prévenir. À l'autre bout du monde, on
avait parlé d'une forme de pneumonie, d'abord. Puis, d'une grippette contre
laquelle il suffisait de ne plus se faire la bise pendant quelque temps.
Mais la petite grippe avait rapidement causé ses premiers morts. Les
premiers de centaines, puis de centaines de milliers, puis de dizaines de
millions d'autres morts. Au boulot, le mardi matin avant le confinement, le
chef de service a tenu une réunion, dans la salle de réunion où se tenaient
les réunions chaque mardi matin, comme si c'était une réunion comme une
autre. On a partagé des cafés, des viennoiseries, des bises, des blagues.
Et puis, tout à coup, c'est devenu grave. On a dû prendre nos ordinateurs
et nos précautions vis-à-vis de nos collègues, et on a dû rentrer chez nous
en quatrième vitesse, pour y être confiné avant midi.
Après trois semaines de confinement,
chaque soir, on attend dix-neuf heures pour découvrir le nombre de morts de
la journée, le nombre de nouvelles contaminations, le nombre de malades
admis en réanimation, le pourcentage de morts de plus de soixante-cinq ans,
le pourcentage de morts liées à des comorbidités, des courbes, des
graphiques, des camemberts, des tableaux, des chiffres, des chiffres, des
chiffres.
Les pays riches ont décrété le
confinement total des populations, et la fermeture des frontières. Les
avions ne décollent plus. La moitié des trains ne roulent plus. Les
hôpitaux sont saturés. Les urgentistes sélectionnent qui ils doivent sauver
-le signe de la survie- et qui ils doivent laisser mourir -le signe de
l'exécution-. Le prix du litre d'essence n'a jamais été si bas.
On entend tout et son contraire : que
le virus survit dans l'air quelques heures, jusqu'à un mètre, ou jusqu'à
trois mètres, ou jusqu'à huit mètres, et aussi plusieurs jours sur le métal
et le plastique et le bois et le tissu, que porter un masque ne sert à rien
puis quelques jours plus tard que porter un masque est le seul moyen de
s'en préserver, qu'il ne tue que les vieux puis que non en fait il tue tout
le monde.
Les gens sortent acheter leur
nourriture, munis d'une autorisation valable une heure. Sinon, ils sont
verbalisés. L'amende est de cent-trente-cinq euros. En trois semaines, elle
a rapporté plus de cinquante millions d'euros. Pour en faire quoi ?
Dans la rue, en bas de chez moi,
c'est tous les jours dimanche. Un dimanche étrange, où l'on se regarde du
coin de l'œil, où l'on s'écarte pour se croiser, où le voisin de la veille
avec qui l'on parlait de la météo est devenu l'ennemi qui va nous contaminer,
où il est devenu le virus. Certaines personnes portent des masques en
tissu, qu'ils ont cousus eux-mêmes sans savoir coudre, et dont la plupart
ne les protègent de rien.
Cela fait maintenant trois semaines
que je n'ai plus entendu rire.
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Mon grand-père est mort d'un coup,
comme ça.
Trois mois avant de mourir, il m'emmenait
encore au centre commercial m'offrir des petites voitures. Je revois son
sourire, et sa bonne mine, son visage doux et rassurant.
Deux mois avant de mourir, il avait
eu un malaise, ou plutôt une douleur, comme ça, d'un coup.
Un mois avant de mourir, il était
chauve, les traits creusés, les yeux cernés, seul restait son sourire.
Mon grand-père est mort seize ans
avant ma grand-mère. Car on croit vouloir mourir de tout son cœur, mais le
cœur, lui, il se bat jusqu'au bout, le muscle bat jusqu'au bout.
Jusqu'au dernier jour, ma grand-mère
avait cru en sa rémission. Elle avait vécu comme vivent tous les gens : en
se croyant éternels, en étant sûrs qu'en se couchant le soir ils se
lèveront le lendemain matin, et ainsi de suite, les jours les nuits, les jours
les nuits. Les jours. Les nuits.
Mais un jour, il y a la nuit.
Après son décès, elle a vécu seule.
Elle a cessé de se maquiller, de se
parfumer, de se teindre les cheveux. Mais quelques mois plus tard, elle a
recommencé à se teindre les cheveux comme elle avait toujours fait, à se
maquiller, et à se parfumer dès qu'elle sortait de chez elle. Comme un fauve
qui, une fois en cage, se couche quelques jours, puis qui rapidement fait les cent pas derrière ses barreaux.
Après son décès, le facteur a
continué à livrer le quotidien auquel il était abonné. Car pour lui, il y
avait encore les jours les nuits.
Puis, ma grand-mère n'a pas renouvelé
l'abonnement. Et le facteur n'a plus apporté le quotidien.
En feuilletant l'un des exemplaires
arrivés pendant son hospitalisation, elle avait constaté que les numéros
qu'il jouait au Loto, chaque semaine, sans en manquer une depuis vingt-deux
années, étaient tous sortis. La seule semaine où il n'avait pas pu les
cocher. La semaine où il était mort. Tous les numéros. Elle s'était mise à
pleurer. La nuit.
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Chaque matin, à neuf heures précises,
mon voisin de palier de quatre-vingt-quatre ans ferme son loquet à double
tour, ça résonne dans le couloir, clac-cloc, et il descend chercher son
pain.
Il ne porte aucun masque. Jamais. Je
le vois par le judas. Je l'ai observé à plusieurs reprises.
Ça fait trois semaines qu'il sort
ainsi. Il n'est pas malade.
Ça fait quarante ans qu'il est veuf.
Il a élevé sa fille tout seul. Elle vient, elle passe le voir tous les
jours. Elle n'a pas eu d'enfants. Peut-être pour s'occuper de son père.
Avant l'épidémie, elle passait aussi, mais j'ignore à quelle fréquence.
À neuf heures, je coupe deux oranges,
et je les presse. De ma cuisine, j'entends le loquet que mon voisin fait
tourner. Une première fois. Clac. Puis une deuxième fois. Cloc.
À dix heures, quand je me fais couler
un café, mon voisin est déjà revenu. Mais je ne l'entends pas. À l'heure où
il revient, sans doute est-ce la mienne d'être sous la douche.
De mon balcon, je vois le petit
couple d'en face. Je bois doucement mon café. Avant, je buvais mon café au
boulot, et il était mauvais. Maintenant, je bois mon café en peignoir, et
il sent bon. C'est le printemps, et j'entends les tourterelles roucouler,
bientôt elles se reproduiront et feront sans cesse des allers-retours pour
nourrir leur famille car les petits ne connaissent pas le dimanche. Ni ce
virus des humains.
La première semaine, il se réveillait
tôt, le petit couple. Il passait l'aspirateur, elle nettoyait le balcon,
ils discutaient, ils souriaient, chaque jour ils portaient une tenue
différente. Maintenant, quand je bois mon café, leurs volets restent fermés,
ils s'ouvrent peu avant midi, l'homme marche lentement, la femme regarde
ailleurs, ils portent tous les jours les mêmes habits, qui un short et des
chaussettes, qui un débardeur et un bermuda. L'après-midi, ils lisent au
soleil. Ils ne parlent plus. Ils ne sourient plus. Ils ne parlent plus. Ils
lisent. Puis ils rentrent. L'homme a toujours des chaussettes, malgré le
printemps.
À la fenêtre d'à côté, vers quinze
heures, une adolescente que je n'avais jamais vue pose ses pieds nus sur le
rebord, et elle lit. Elle aussi. Parfois je vois ses genoux nus qu'elle
fait dépasser du rebord. Mais je ne vois pas son visage. Quand le soleil
tourne, les pieds et les genoux se retirent à l'intérieur, et les battants
de la fenêtre se referment.
Plus bas, à une autre fenêtre, un
vieux monsieur a sorti un sapin miniature et l'a décoré de boules et de
guirlandes. Il a collé sur ses vitres des décorations en forme de flocons,
d'étoiles filantes, et un bonhomme de neige. Nous sommes au mois d'avril.
À vingt heures, tous les soirs, les
gens sortent à leurs fenêtres, sur leurs balcons, et ils applaudissent les
soignants. C'est pour les remercier. Parce qu'avant, ils n'avaient pas
besoin d'être remerciés. Ils n'existaient pas, les soignants. Avant.
Il y a des gens qui tapent sur des
casseroles. D'autres sifflent. Certaines voitures klaxonnent en passant. Le
voisin du dessus applaudit tous les soirs, il n'en manque pas un, il
applaudit d'une manière régulière et monotone, pendant plusieurs minutes, toc
toc toc toc toc toc.
C'est lui qui hurle à longueur de temps sur sa femme et sur ses enfants.
Parfois, j'entends des objets tomber au sol. Avant le confinement, il
hurlait déjà. Et déjà des objets tombaient au sol. Plusieurs fois, j'ai
appelé le numéro d'urgence de secours à l'enfance, on m'a répondu à chaque
fois de bien vouloir rappeler ultérieurement faute d'interlocuteurs
disponibles. À chaque fois. Cet homme, tous les soirs, applaudit les
soignants. Peut-être qu'un jour, un soignant s'occupera de recoudre
l'arcade sourcilière ou la lèvre de sa femme, ou de prononcer l'heure du
décès d'un de ses enfants.
Moi, je n'applaudis pas.
Moi, je ne sais pas si j'ai peur à ce
point, je ne sais pas si j'ai hâte de retrouver tous les cons du boulot, de
revoir tous les cons de la vie ordinaire, de sourire à nouveau alors que je
n'en ai pas envie, de refaire le plein d'essence et de remettre des
chemises et des chaussettes.
Moi, j'allume mon ordinateur tous les
matins. Je pointe à distance. Je connecte mon téléphone. Je réponds aux
messages ainsi qu'aux appels. On appelle cela le télétravail. C'est aussi
chiant que le travail et que la télé réunis. Ça porte bien son nom. Au fil
des jours qui passent, il y a de moins en moins d'appels, de moins en moins
de messages, de moins en moins de travail. Et un soir, je m'aperçois que
j'ai oublié le goût d'une bière à la pression.
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Ma grand-mère s'est mariée l'année de
ses vingt ans.
Sur sa photo de mariage, elle a le
visage ébloui de la jeunesse qui se croit éternelle. Elle a la même
coiffure et la même teinture blonde que je lui ai toujours connues. Elle a le regard brillant d'une femme follement
amoureuse.
Déjà la même coiffure.
Déjà la même teinture.
Ma grand-mère est morte seule.
On l'a retrouvée, allongée sur la
moquette.
Son téléphone décroché.
Sa couturière renversée.
Elle avait pris soin de déverrouiller
la porte d'entrée, elle avait déjà fait un malaise l'année d'avant, et les
pompiers n'avaient pas réussi à défoncer sa porte blindée, alors ils
avaient sorti la grande échelle et ils avaient défoncé la baie vitrée pour
la secourir, il s'en était fallu de peu pour qu'elle y passe ce jour-là
plutôt qu'un autre, alors mon père lui avait dit de commencer par ouvrir
les verrous si jamais un jour, un autre jour-là, ça lui arrivait à nouveau,
car le cardiologue l'avait dit, ou bien les statistiques l'avaient dit, ça
recommencerait.
La personne qui l'a trouvée a raconté
qu'elle serrait le combiné du téléphone dans sa main. La mort ne lui avait
pas fait desserrer le téléphone.
Qui a-t-elle essayé d'appeler ?
Nous étions en vacances à l'autre
bout de la France, et ses autres enfants étaient en vacances à l'autre bout
de l'Europe.
Mon grand-père est très beau sur la
photographie, il a ce sourire dont il ne s'est jamais départi. Même avec la
mort envahissant ses traits.
Le mois qui a suivi le mariage, il
est parti à la guerre. La guerre est arrivée comme ça. D'un coup. Sans
prévenir. Ma grand-mère n'était pas enceinte. Son père a dit qu'elle serait
veuve plus vite qu'elle n'avait été mariée. Veuve pour le reste de sa vie.
C'était le temps où l'on était scrupuleusement fidèle, la femme d'un seul
homme. Elle a passé les années de la guerre à faire les
cent pas dans leur appartement. Seule. À l'attendre. Elle n'a plus
ri pendant des années.
Au mur du salon, était pendu un grand
portrait de Pétain. Les visiteurs se tournaient vers le portrait et le
saluait en tendant le bras, comme on se signe en entrant dans une église.
Puis ils demandaient des nouvelles de mon grand-père. S'il y en avait.
Mais tous les soldats ne meurent pas
à la guerre.
Certains meurent après quarante-cinq
ans de mariage. D'un cancer foudroyant.
Mon grand-père a fait la campagne
d'Italie, puis il est rentré chez lui, et il s'est mis à travailler pour
nourrir sa famille car les enfants ne connaissent pas le dimanche. Ni n'ont
conscience de la vie des pigeons.
Ma grand-mère a vécu le couvre-feu.
Mariée. Et seule.
Mon père est né quelques mois après
la fin de la guerre.
Mais il y a sûrement des choses qui
sont faites pour rester incomprises.
Moi aussi, j'ai eu un fils.
Il est mort à l'âge de six ans dans
un accident de voitures, sa mère conduisait, sa mère avait bu, sa mère est
toujours vivante aujourd'hui.
L'agent administratif a demandé sa
date de naissance et sa date de décès : une vie entre parenthèses.
Il y a sûrement des choses qui sont
faites pour rester incomprises.
Pourtant, les enfants comprennent
tout, ce n'est pas la peine de faire comme si.
Je n'ai jamais compris ce couple.
Cet homme aussi gentil, toujours
affairé au bien-être des autres, d'humeur égale, et dont pas un mot n'était
prononcé plus haut qu'un autre.
Cette femme aussi superficielle,
toujours seulement préoccupée d'elle-même, autoritaire, méprisante, et qui
ne croyait qu'aux liens du sang et à Jésus.
Jamais compris.
Mais il y a sûrement des choses qui
sont faites pour rester incomprises.
Ma grand-mère est morte seule. Ses
enfants étaient en vacances. Loin d'elle.
Sans elle.
Ma grand-mère avait presque vingt ans
en 1940.
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Le dernier jour de la deuxième
semaine, j'ai fait une erreur monumentale.
À treize heures, à l'heure de mon
yaourt avec mon fruit, je n'ai pas pu me regarder dans la glace. Je les ai
mangés tout seul. Debout dans la cuisine. Pourtant, il faisait soleil. Seul
au-dessus de l'évier. Il y a une quantité incroyable de fenêtres où je
n'aperçois jamais personne dans l'immeuble d'en face.
Je ne suis pas sorti sur le balcon.
Je n'ai pas pris le soleil. En écartant discrètement les brise-vue, j'ai pu
distinguer les pieds nus de l'adolescente qui lit. Mais je ne me suis pas
hasardé à plus.
J'étais si bien dans ma barbe. Dans
ma vie bien à l'abri. Dans mon masque sans masque.
On ignore quand, mais ce confinement
va cesser un jour. Il faut juste qu'il dure encore suffisamment pour
laisser le temps à ma barbe de revenir embrasser mon visage.
J'ignore pourquoi j'ai fait cette erreur.
Un mois. Au moins.
À la télévision, un médecin
urgentiste a conseillé aux hommes de se raser, sinon les masques n'adhèrent
pas bien au visage, et ça génère des fuites, et le virus s'infiltre plus
facilement.
Alors, je me suis rasé.
C'est la première fois que je me rase
depuis vingt-deux ans. La moitié de ma vie.
Il est hors de question que je sorte
dans la rue avec cette tête de vieux bébé joufflu qui a perdu son sourire.
À seize heures, à l'heure de mon thé,
ma tasse fumante et odorante dans les mains, j'ai voulu revoir si les pieds
nus qui lisent étaient toujours là. Mais non, la fenêtre était refermée.
Et puis dans le même temps que
j'écartais les brise-vue, à une fenêtre à laquelle je n'avais jamais vu
personne, est apparue une femme d'au moins soixante-cinq ans. Elle se
frottait une serviette sur ses cheveux mouillés, tout en ouvrant la fenêtre
à son amplitude maximale.
Elle devait être nue. Je voyais ses
seins nus. On voyait son torse nu, le haut de son corps nu. Elle m'a vu,
elle m'a adressé un geste de sa main libre, en souriant.
Une espèce de bonjour.
Je me suis reculé brutalement, et les
brise-vue m'ont caché aussitôt.
J'ai eu honte.
Non pas honte d'avoir vu sa nudité.
Non. J'ai eu honte qu'elle m'ait vu.
Honte qu'elle ait vu cet affreux enfant joufflu et terne, que je ne suis
pas, ou plutôt que je suis à mon corps défendant. Honte qu'elle ait vu la
mienne, de nudité.
Pour me rappeler que j'étais venu à
la cuisine pour boire mon thé, dans un geste mécanique, mon corps défendu a
porté la tasse à mes lèvres, j'ai bu le thé brûlant et je me suis brûlé les
lèvres, la bouche, le palais. J'ai recraché par réflexe dans l'évier. Mais
c'était trop tard, mes lèvres me faisaient mal, ma langue m'était
douloureuse, et je sentais déjà la peau de mon palais se décoller.
J'ai pleuré.
Je me suis souvenu de la voix de ce
médecin urgentiste qui avait expliqué à la télévision qu'il fallait se
raser pour que le masque adhère mieux au visage. Je n'ai pas de masques. Il
n'y a pas de masques. Nulle part. Dans aucune pharmacie. Même dans les hôpitaux.
Nulle part.
Je me suis dit que j'en avais marre,
que j'en avais assez de ce confinement, où l'on fait des gestes qui ne sont
pas les nôtres, où l'on s'enferme dans des gestes qui ne sont pas ceux que
l'on s'est choisis. Mais qu'il me restait un mois, au moins, à attendre
chaque jour que ma barbe repousse.
Beaucoup en ont marre. Ou assez.
Veulent que ça finisse. Rêvent que tout reprenne comme avant. Même si avant
était rébarbatif et déprimant.
Mais rien ne reprendra comme avant.
Même ma barbe ne sera pas la même
barbe, dans un mois.
Je ne me reverrai jamais comme avant.
Je me serai vu, nu.
Non, rien ne reprendra comme avant.
Et pour en faire quoi ?
--- --- ---
Si ma grand-mère mourait aujourd'hui,
personne ne serait autorisé à assister à ses obsèques. Et elle serait
enterrée, seule.
Moi, mon père m'a interdit d'assister
aux obsèques de mon grand-père. Il a dit que j'avais neuf ans et que
c'était trop petit. Mais on n'interdit pas aux enfants de dire adieu à ceux
qu'ils aiment. En fait, on les punit pour une faute qu'ils n'ont pas commise
et qu'ils chercheront toute leur vie à réparer.
Si elle mourait maintenant, il n'y
aurait personne pour pleurer autour de son cadavre maquillé et coiffé.
Car c'est comme ça qu'on fait. On
pleure. Tout le monde pleure. Enfin, non.
Pas tout le monde. Certains se
l'interdisent, ou plutôt ils s'empêchent.
Je n'ai jamais vu mon père pleurer.
Mais beaucoup de gens pleurent.
On ignore qui va dire que c'est fini.
C'est toujours trop long. Le temps dure. On n'ose pas se regarder, on
cherche un objet à regarder fixement, on ne veut surtout pas croiser un
autre regard, et surtout on essaie d'avoir l'air absent pour faire triste.
On espère que ça soit vite dit.
Ensuite, on fait la queue, on attend
son tour pour jeter une fleur ou une poignée de terre sur l'éternité. C'est
bien insignifiant pour autant de temps.
Les gens pleurent encore, c'est comme
ça qu'on fait.
Ces gens qui pleurent et qui ne se
sont pas revus depuis le dernier enterrement et qui depuis ne se sont pas
appelés, se retrouveront plus tard autour d'un verre ou d'un buffet, et ils
riront comme ils ont pleuré. Et ils repartiront chacun dans leur vie. Car
c'est comme ça qu'on fait.
Quand j'avais neuf ans et que je suis
entré dans l'appartement, mon grand-père était assis dans son fauteuil, les
traits de la mort habitaient déjà ses rides. Mes parents ne m'avaient pas
prévenu de cela, ni l'un ni l'autre ne m'avaient mis en garde : attention,
mon petit, on va voir la mort qui est déjà avec papy. Non, personne.
Son dernier sourire.
Quand j'avais vingt-cinq ans et que
je suis entré dans l'appartement, ma grand-mère était dans la boîte. Elle
était enfermée, déjà, dans la caisse. La boîte était disposée dans le
salon, le couvercle était posé par terre. Mes parents ne m'avaient pas prévenu
de cela, aucun des deux ne m'avait mis en garde : attention, mon grand,
mamie n'a pas encore été emportée à la morgue. Non, ils n'y avaient pas
pensé.
Sa dernière mise en plis.
Bien sûr, on a des enfants pour
refaire les mêmes erreurs. Les bâtons de relais. Les leçons qu'on apprend
et qu'on récite. Des fauves en cage qui font d'incessants allers-retours derrière
leurs barreaux. Jusqu'à l'ivresse. Ou la folie.
Les grands-parents ne sont que des
parents qui s'aperçoivent qu'ils ont abîmé leurs enfants en les regardant
abîmer leurs petits-enfants.
--- --- ---
Un jour, ce confinement, ce
couvre-feu va cesser. Je le saurai quand je ne verrai plus les pieds nus
sur le rebord de la fenêtre d'en face, puisque j'aurai arrêté, depuis
longtemps sans doute, d'allumer la télévision et de lire les informations.
Je le saurai quand je pourrai à nouveau me dire que le reflet que je vois
dans le miroir c'est moi. Le moi que je veux voir. Celui que je veux qu'on
voie.
Les cent
pas.
Plus les jours passent, moins
j'allume la télévision. On n'y entend que des homéopathes qui veulent tout
guérir à coup de granules en sucre, que des ésotéristes qui voient le cul
de ma grand-mère dans la forme du virus, que des anti-vaccins qui ne voient
pas le virus, que des millénaristes qui annoncent la fin du monde pour la
quatrième fois en vingt ans. Dans je ne sais plus quel pays, les autorités
ont payé un hélicoptère à un prêtre pour qu'il envoie de l'eau bénite sur
toute la ville depuis le ciel, sainte demeure du Seigneur, amen.
Plus les jours passent, plus les gens
se rendent compte qu'ils sont seuls. Beaucoup vont s'apercevoir qu'ils ne
se sont mariés que pour accoler leur solitude à la solitude de quelqu'un
d'autre. Il y a peu de gens finalement qui sont capables de s'aimer par-delà
la guerre, par-delà le couvre-feu, par-delà l'absence. Pour l'éternité.
On vieillit. Le temps passe, les
jours passent. Pour en faire quoi ?
Les pas perdus.
Les jours passent toujours ainsi, le
temps passe toujours ainsi.
Je ne sais même plus quel jour nous
sommes. Si c'est un mardi de réunion qu'il n'y a plus, un jeudi, un
dimanche. C'est les jours, c'est les nuits. Les
jours les nuits, les jours les nuits. Les jours. Les nuits.
Je me dis que je me ferais bien
tatouer un nouveau tatouage. Pour marquer le coup. Ça ne veut rien dire, un
tatouage. Ça ne porte pas à conséquence. Ou plutôt, si. Ça veut toujours
dire quelque chose. Parfois, un tatouage signifie mourir, comme les juifs
sur l'avant-bras desquels les nazis tatouaient un numéro, l'ordre de
l'exécution. Parfois, un tatouage signifie vivre, comme les S.S. sous le
bras desquels on tatouait leur groupe sanguin, le signe de la survie.
La guerre change les gens, puis ils
oublient.
La mort change les gens, puis ils
oublient.
La maladie change les gens.
Puis ils oublient.
On a seulement l'impression de
remplir un vide qui ne se remplit jamais.
Même à coup de vagues de merde.
Les fauves en cage.
On ignore quand, on ignore ce que le
virus va avoir changé. Peut-être rien en fin de compte. Les gens oublient
si vite. Comme après la peste noire. Et reprennent leurs habitudes si vite.
Ils se sont remariés entre survivants après la peste noire. On ignore
quand, mais ce confinement va cesser un jour.
©Martin Zeugma
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