ROMAN – NOUVELLE À SUIVRE...

 

 

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Automne 2024

 

 

Martin Zeugma :

 

Des confinements.

 

Nouvelle inédite

 

 

 

J'ai toujours tâché de vivre dans une tour d'ivoire, mais une marée de merde en bat les murs, à les faire crouler. (Gustave Flaubert)

 

 

Ma grand-mère est morte il y a dix-huit ans.

Chaque soir, à dix-neuf heures, précisément, elle changeait son éphéméride pour le lendemain. C'était une éphéméride perpétuelle, en plastique blanc, accroché à la porte donnant sur l'arrière-cuisine. On y déplaçait des cercles noirs qu'on enchâssait sur des ronds en relief où étaient inscrits des chiffres et le nom des jours et des mois : la ligne du haut matérialisait les jours, celle du bas les mois, et celles du centre les numéros.

C'est grâce à cette habitude, à ce rituel, que l'on put déduire le jour de sa mort, il y a dix-huit ans. Ce n'était pas arrivé le soir, car le soir, après avoir soupé et changé l'éphéméride, elle se démaquillait et passait sa robe de chambre avant d'allumer la télévision. C'était dans la journée, après son déjeuner et après sa toilette.

C'est fou comme l'on s'attache à ce genre de détail quand il s'agit de trouver quel jour on doit noter sur un acte de décès. C'est fou, toutes ces questions que l'on se pose pour un acte aussi administratif que celui de mourir.

---    ---     ---

Vers vingt-trois heures, vingt-trois heures quinze au plus tard, il y a les poubelles qui passent.

On entend.

Les mécanismes hydrauliques.

Puis les bruits du plastique dur rejeté à terre.

On dit : les poubelles sont passées. Ça ne tient pas à la situation. Même avant, on disait déjà ça.

Les hommes qui conduisent les camions, ceux qui vident les poubelles, nos poubelles, dans les camions et les rejettent à terre sans les retenir, ceux sans qui il n'y aurait pas les bruits du plastique dur rejeté à terre, les hommes, ils n'existent pas.

Ils sont des mécanismes hydrauliques et des bruits sourds. Dans la nuit.

Là, mais loin.

Sous nos fenêtres, mais loin.

Où l'on passe mille fois, où l'on achète son pain, où l'on se gare.

Mais pas là.

Après, c'est le silence d'une ville qui dort, bienheureuse de son cul propre, comme on ferme la porte des chiottes pour déféquer dans un effort dilatatoire avant de s'essuyer le trou du cul.

Là.

Mais loin.

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Après la mort de mon grand-père, ma grand-mère a voulu se laisser mourir.

De faim.

Car on ne meurt pas de chagrin, on voudrait seulement pouvoir y arriver.

Son visage et son corps se sont creusés. Elle a perdu le peu de seins qu'elle avait. Elle a fait des malaises, perdu connaissance un grand nombre de fois. Son médecin lui a prescrit des vitamines et des minéraux en gélules. Bien sûr, elle ne les prit pas. Elle crut que ça allait l'achever. Mais il en faut plus. La mort n'en est pas à une gélule près. La vie s'est accrochée à cette femme maigre. Devenue maigre.

Elle a pleuré pendant des mois. Tous les jours. Puis elle a cessé.

Elle a continué à dresser la table pour deux. Tous les jours. Tous les midis.

Tous les soirs. Puis elle a cessé.

Elle s'est mise à prier. Tous les soirs. Elle n'a jamais cessé.

Elle s'est mise à circuler dans le couloir de son appartement. De sa chambre jusqu'à l'entrée, puis de l'entrée jusqu'à sa chambre. Des dizaines d'allées, des dizaines de venues. Comme si elle attendait qu'il revienne de la guerre.

Les pas perdus.

Parfois, elle disait à son fils qu'elle allait recevoir un invité, elle lui disait : « Devine qui va venir déjeuner aujourd'hui ? C'est papa ! », alors son fils, mon père, se mettait en colère, il hurlait, il lui hurlait dessus, qu'il ne voulait plus entendre ce genre de connerie, et elle, elle se mettait à pleurer, mais lui, il disait : « Pleure, tu pisseras moins ! » Il avait bien appris la leçon de sa mère qui lui hurlait dessus quand il était enfant, oui, elle hurlait qu'elle ne voulait plus voir de genre de connerie, elle se mettait en colère, et lui, il se mettait à pleurer, alors elle disait ces mêmes mots : « Pleure, tu pisseras moins ! » Il avait bien retenu la leçon.

Par cœur.

Il la récitait. Comme elle l'avait apprise de son propre père. Et comme elle l'avait récitée à son propre fils.

Par cœur.

Il ne la comprenait pas. Elle ne l'avait pas comprise. Ils l'auraient récitée.

Comme on croit souvent que faire les choses par cœur c'est les faire par amour. Mais c'est à tort.

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Cela fait maintenant trois semaines, ou presque, que la moitié de la planète est confinée, et que l'autre moitié se prépare à crever de ne pouvoir l'être.

Un soir, au journal télévisé, ils ont annoncé que le lendemain à midi, le pays serait confiné. Le virus est arrivé comme ça. D'un coup. Sans prévenir. À l'autre bout du monde, on avait parlé d'une forme de pneumonie, d'abord. Puis, d'une grippette contre laquelle il suffisait de ne plus se faire la bise pendant quelque temps. Mais la petite grippe avait rapidement causé ses premiers morts. Les premiers de centaines, puis de centaines de milliers, puis de dizaines de millions d'autres morts. Au boulot, le mardi matin avant le confinement, le chef de service a tenu une réunion, dans la salle de réunion où se tenaient les réunions chaque mardi matin, comme si c'était une réunion comme une autre. On a partagé des cafés, des viennoiseries, des bises, des blagues. Et puis, tout à coup, c'est devenu grave. On a dû prendre nos ordinateurs et nos précautions vis-à-vis de nos collègues, et on a dû rentrer chez nous en quatrième vitesse, pour y être confiné avant midi.

Après trois semaines de confinement, chaque soir, on attend dix-neuf heures pour découvrir le nombre de morts de la journée, le nombre de nouvelles contaminations, le nombre de malades admis en réanimation, le pourcentage de morts de plus de soixante-cinq ans, le pourcentage de morts liées à des comorbidités, des courbes, des graphiques, des camemberts, des tableaux, des chiffres, des chiffres, des chiffres.

Les pays riches ont décrété le confinement total des populations, et la fermeture des frontières. Les avions ne décollent plus. La moitié des trains ne roulent plus. Les hôpitaux sont saturés. Les urgentistes sélectionnent qui ils doivent sauver -le signe de la survie- et qui ils doivent laisser mourir -le signe de l'exécution-. Le prix du litre d'essence n'a jamais été si bas.

On entend tout et son contraire : que le virus survit dans l'air quelques heures, jusqu'à un mètre, ou jusqu'à trois mètres, ou jusqu'à huit mètres, et aussi plusieurs jours sur le métal et le plastique et le bois et le tissu, que porter un masque ne sert à rien puis quelques jours plus tard que porter un masque est le seul moyen de s'en préserver, qu'il ne tue que les vieux puis que non en fait il tue tout le monde.

Les gens sortent acheter leur nourriture, munis d'une autorisation valable une heure. Sinon, ils sont verbalisés. L'amende est de cent-trente-cinq euros. En trois semaines, elle a rapporté plus de cinquante millions d'euros. Pour en faire quoi ?

Dans la rue, en bas de chez moi, c'est tous les jours dimanche. Un dimanche étrange, où l'on se regarde du coin de l'œil, où l'on s'écarte pour se croiser, où le voisin de la veille avec qui l'on parlait de la météo est devenu l'ennemi qui va nous contaminer, où il est devenu le virus. Certaines personnes portent des masques en tissu, qu'ils ont cousus eux-mêmes sans savoir coudre, et dont la plupart ne les protègent de rien.

Cela fait maintenant trois semaines que je n'ai plus entendu rire.

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Mon grand-père est mort d'un coup, comme ça.

Trois mois avant de mourir, il m'emmenait encore au centre commercial m'offrir des petites voitures. Je revois son sourire, et sa bonne mine, son visage doux et rassurant.

Deux mois avant de mourir, il avait eu un malaise, ou plutôt une douleur, comme ça, d'un coup.

Un mois avant de mourir, il était chauve, les traits creusés, les yeux cernés, seul restait son sourire.

Mon grand-père est mort seize ans avant ma grand-mère. Car on croit vouloir mourir de tout son cœur, mais le cœur, lui, il se bat jusqu'au bout, le muscle bat jusqu'au bout.

Jusqu'au dernier jour, ma grand-mère avait cru en sa rémission. Elle avait vécu comme vivent tous les gens : en se croyant éternels, en étant sûrs qu'en se couchant le soir ils se lèveront le lendemain matin, et ainsi de suite, les jours les nuits, les jours les nuits. Les jours. Les nuits.

Mais un jour, il y a la nuit.

Après son décès, elle a vécu seule.

Elle a cessé de se maquiller, de se parfumer, de se teindre les cheveux. Mais quelques mois plus tard, elle a recommencé à se teindre les cheveux comme elle avait toujours fait, à se maquiller, et à se parfumer dès qu'elle sortait de chez elle. Comme un fauve qui, une fois en cage, se couche quelques jours, puis qui rapidement fait les cent pas derrière ses barreaux.

Après son décès, le facteur a continué à livrer le quotidien auquel il était abonné. Car pour lui, il y avait encore les jours les nuits.

Puis, ma grand-mère n'a pas renouvelé l'abonnement. Et le facteur n'a plus apporté le quotidien.

En feuilletant l'un des exemplaires arrivés pendant son hospitalisation, elle avait constaté que les numéros qu'il jouait au Loto, chaque semaine, sans en manquer une depuis vingt-deux années, étaient tous sortis. La seule semaine où il n'avait pas pu les cocher. La semaine où il était mort. Tous les numéros. Elle s'était mise à pleurer. La nuit.

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Chaque matin, à neuf heures précises, mon voisin de palier de quatre-vingt-quatre ans ferme son loquet à double tour, ça résonne dans le couloir, clac-cloc, et il descend chercher son pain.

Il ne porte aucun masque. Jamais. Je le vois par le judas. Je l'ai observé à plusieurs reprises.

Ça fait trois semaines qu'il sort ainsi. Il n'est pas malade.

Ça fait quarante ans qu'il est veuf. Il a élevé sa fille tout seul. Elle vient, elle passe le voir tous les jours. Elle n'a pas eu d'enfants. Peut-être pour s'occuper de son père. Avant l'épidémie, elle passait aussi, mais j'ignore à quelle fréquence.

À neuf heures, je coupe deux oranges, et je les presse. De ma cuisine, j'entends le loquet que mon voisin fait tourner. Une première fois. Clac. Puis une deuxième fois. Cloc.

À dix heures, quand je me fais couler un café, mon voisin est déjà revenu. Mais je ne l'entends pas. À l'heure où il revient, sans doute est-ce la mienne d'être sous la douche.

De mon balcon, je vois le petit couple d'en face. Je bois doucement mon café. Avant, je buvais mon café au boulot, et il était mauvais. Maintenant, je bois mon café en peignoir, et il sent bon. C'est le printemps, et j'entends les tourterelles roucouler, bientôt elles se reproduiront et feront sans cesse des allers-retours pour nourrir leur famille car les petits ne connaissent pas le dimanche. Ni ce virus des humains.

La première semaine, il se réveillait tôt, le petit couple. Il passait l'aspirateur, elle nettoyait le balcon, ils discutaient, ils souriaient, chaque jour ils portaient une tenue différente. Maintenant, quand je bois mon café, leurs volets restent fermés, ils s'ouvrent peu avant midi, l'homme marche lentement, la femme regarde ailleurs, ils portent tous les jours les mêmes habits, qui un short et des chaussettes, qui un débardeur et un bermuda. L'après-midi, ils lisent au soleil. Ils ne parlent plus. Ils ne sourient plus. Ils ne parlent plus. Ils lisent. Puis ils rentrent. L'homme a toujours des chaussettes, malgré le printemps.

À la fenêtre d'à côté, vers quinze heures, une adolescente que je n'avais jamais vue pose ses pieds nus sur le rebord, et elle lit. Elle aussi. Parfois je vois ses genoux nus qu'elle fait dépasser du rebord. Mais je ne vois pas son visage. Quand le soleil tourne, les pieds et les genoux se retirent à l'intérieur, et les battants de la fenêtre se referment.

Plus bas, à une autre fenêtre, un vieux monsieur a sorti un sapin miniature et l'a décoré de boules et de guirlandes. Il a collé sur ses vitres des décorations en forme de flocons, d'étoiles filantes, et un bonhomme de neige. Nous sommes au mois d'avril.

À vingt heures, tous les soirs, les gens sortent à leurs fenêtres, sur leurs balcons, et ils applaudissent les soignants. C'est pour les remercier. Parce qu'avant, ils n'avaient pas besoin d'être remerciés. Ils n'existaient pas, les soignants. Avant.

Il y a des gens qui tapent sur des casseroles. D'autres sifflent. Certaines voitures klaxonnent en passant. Le voisin du dessus applaudit tous les soirs, il n'en manque pas un, il applaudit d'une manière régulière et monotone, pendant plusieurs minutes, toc toc toc toc toc toc. C'est lui qui hurle à longueur de temps sur sa femme et sur ses enfants. Parfois, j'entends des objets tomber au sol. Avant le confinement, il hurlait déjà. Et déjà des objets tombaient au sol. Plusieurs fois, j'ai appelé le numéro d'urgence de secours à l'enfance, on m'a répondu à chaque fois de bien vouloir rappeler ultérieurement faute d'interlocuteurs disponibles. À chaque fois. Cet homme, tous les soirs, applaudit les soignants. Peut-être qu'un jour, un soignant s'occupera de recoudre l'arcade sourcilière ou la lèvre de sa femme, ou de prononcer l'heure du décès d'un de ses enfants.

Moi, je n'applaudis pas.

Moi, je ne sais pas si j'ai peur à ce point, je ne sais pas si j'ai hâte de retrouver tous les cons du boulot, de revoir tous les cons de la vie ordinaire, de sourire à nouveau alors que je n'en ai pas envie, de refaire le plein d'essence et de remettre des chemises et des chaussettes.

Moi, j'allume mon ordinateur tous les matins. Je pointe à distance. Je connecte mon téléphone. Je réponds aux messages ainsi qu'aux appels. On appelle cela le télétravail. C'est aussi chiant que le travail et que la télé réunis. Ça porte bien son nom. Au fil des jours qui passent, il y a de moins en moins d'appels, de moins en moins de messages, de moins en moins de travail. Et un soir, je m'aperçois que j'ai oublié le goût d'une bière à la pression.

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Ma grand-mère s'est mariée l'année de ses vingt ans.

Sur sa photo de mariage, elle a le visage ébloui de la jeunesse qui se croit éternelle. Elle a la même coiffure et la même teinture blonde que je lui ai toujours connues. Elle a le regard brillant d'une femme follement amoureuse.

Déjà la même coiffure.

Déjà la même teinture.

Ma grand-mère est morte seule.

On l'a retrouvée, allongée sur la moquette.

Son téléphone décroché.

Sa couturière renversée.

Elle avait pris soin de déverrouiller la porte d'entrée, elle avait déjà fait un malaise l'année d'avant, et les pompiers n'avaient pas réussi à défoncer sa porte blindée, alors ils avaient sorti la grande échelle et ils avaient défoncé la baie vitrée pour la secourir, il s'en était fallu de peu pour qu'elle y passe ce jour-là plutôt qu'un autre, alors mon père lui avait dit de commencer par ouvrir les verrous si jamais un jour, un autre jour-là, ça lui arrivait à nouveau, car le cardiologue l'avait dit, ou bien les statistiques l'avaient dit, ça recommencerait.

La personne qui l'a trouvée a raconté qu'elle serrait le combiné du téléphone dans sa main. La mort ne lui avait pas fait desserrer le téléphone.

Qui a-t-elle essayé d'appeler ?

Nous étions en vacances à l'autre bout de la France, et ses autres enfants étaient en vacances à l'autre bout de l'Europe.

Mon grand-père est très beau sur la photographie, il a ce sourire dont il ne s'est jamais départi. Même avec la mort envahissant ses traits.

Le mois qui a suivi le mariage, il est parti à la guerre. La guerre est arrivée comme ça. D'un coup. Sans prévenir. Ma grand-mère n'était pas enceinte. Son père a dit qu'elle serait veuve plus vite qu'elle n'avait été mariée. Veuve pour le reste de sa vie. C'était le temps où l'on était scrupuleusement fidèle, la femme d'un seul homme. Elle a passé les années de la guerre à faire les cent pas dans leur appartement. Seule. À l'attendre. Elle n'a plus ri pendant des années.

Au mur du salon, était pendu un grand portrait de Pétain. Les visiteurs se tournaient vers le portrait et le saluait en tendant le bras, comme on se signe en entrant dans une église. Puis ils demandaient des nouvelles de mon grand-père. S'il y en avait.

Mais tous les soldats ne meurent pas à la guerre.

Certains meurent après quarante-cinq ans de mariage. D'un cancer foudroyant.

Mon grand-père a fait la campagne d'Italie, puis il est rentré chez lui, et il s'est mis à travailler pour nourrir sa famille car les enfants ne connaissent pas le dimanche. Ni n'ont conscience de la vie des pigeons.

Ma grand-mère a vécu le couvre-feu. Mariée. Et seule.

Mon père est né quelques mois après la fin de la guerre.

Mais il y a sûrement des choses qui sont faites pour rester incomprises.

Moi aussi, j'ai eu un fils.

Il est mort à l'âge de six ans dans un accident de voitures, sa mère conduisait, sa mère avait bu, sa mère est toujours vivante aujourd'hui.

L'agent administratif a demandé sa date de naissance et sa date de décès : une vie entre parenthèses.

Il y a sûrement des choses qui sont faites pour rester incomprises.

Pourtant, les enfants comprennent tout, ce n'est pas la peine de faire comme si.

Je n'ai jamais compris ce couple.

Cet homme aussi gentil, toujours affairé au bien-être des autres, d'humeur égale, et dont pas un mot n'était prononcé plus haut qu'un autre.

Cette femme aussi superficielle, toujours seulement préoccupée d'elle-même, autoritaire, méprisante, et qui ne croyait qu'aux liens du sang et à Jésus.

Jamais compris.

Mais il y a sûrement des choses qui sont faites pour rester incomprises.

Ma grand-mère est morte seule. Ses enfants étaient en vacances. Loin d'elle.

Sans elle.

Ma grand-mère avait presque vingt ans en 1940.

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Le dernier jour de la deuxième semaine, j'ai fait une erreur monumentale.

À treize heures, à l'heure de mon yaourt avec mon fruit, je n'ai pas pu me regarder dans la glace. Je les ai mangés tout seul. Debout dans la cuisine. Pourtant, il faisait soleil. Seul au-dessus de l'évier. Il y a une quantité incroyable de fenêtres où je n'aperçois jamais personne dans l'immeuble d'en face.

Je ne suis pas sorti sur le balcon. Je n'ai pas pris le soleil. En écartant discrètement les brise-vue, j'ai pu distinguer les pieds nus de l'adolescente qui lit. Mais je ne me suis pas hasardé à plus.

J'étais si bien dans ma barbe. Dans ma vie bien à l'abri. Dans mon masque sans masque.

On ignore quand, mais ce confinement va cesser un jour. Il faut juste qu'il dure encore suffisamment pour laisser le temps à ma barbe de revenir embrasser mon visage.

J'ignore pourquoi j'ai fait cette erreur.

Un mois. Au moins.

À la télévision, un médecin urgentiste a conseillé aux hommes de se raser, sinon les masques n'adhèrent pas bien au visage, et ça génère des fuites, et le virus s'infiltre plus facilement.

Alors, je me suis rasé.

C'est la première fois que je me rase depuis vingt-deux ans. La moitié de ma vie.

Il est hors de question que je sorte dans la rue avec cette tête de vieux bébé joufflu qui a perdu son sourire.

À seize heures, à l'heure de mon thé, ma tasse fumante et odorante dans les mains, j'ai voulu revoir si les pieds nus qui lisent étaient toujours là. Mais non, la fenêtre était refermée.

Et puis dans le même temps que j'écartais les brise-vue, à une fenêtre à laquelle je n'avais jamais vu personne, est apparue une femme d'au moins soixante-cinq ans. Elle se frottait une serviette sur ses cheveux mouillés, tout en ouvrant la fenêtre à son amplitude maximale.

Elle devait être nue. Je voyais ses seins nus. On voyait son torse nu, le haut de son corps nu. Elle m'a vu, elle m'a adressé un geste de sa main libre, en souriant.

Une espèce de bonjour.

Je me suis reculé brutalement, et les brise-vue m'ont caché aussitôt.

J'ai eu honte.

Non pas honte d'avoir vu sa nudité.

Non. J'ai eu honte qu'elle m'ait vu. Honte qu'elle ait vu cet affreux enfant joufflu et terne, que je ne suis pas, ou plutôt que je suis à mon corps défendant. Honte qu'elle ait vu la mienne, de nudité.

Pour me rappeler que j'étais venu à la cuisine pour boire mon thé, dans un geste mécanique, mon corps défendu a porté la tasse à mes lèvres, j'ai bu le thé brûlant et je me suis brûlé les lèvres, la bouche, le palais. J'ai recraché par réflexe dans l'évier. Mais c'était trop tard, mes lèvres me faisaient mal, ma langue m'était douloureuse, et je sentais déjà la peau de mon palais se décoller.

J'ai pleuré.

Je me suis souvenu de la voix de ce médecin urgentiste qui avait expliqué à la télévision qu'il fallait se raser pour que le masque adhère mieux au visage. Je n'ai pas de masques. Il n'y a pas de masques. Nulle part. Dans aucune pharmacie. Même dans les hôpitaux. Nulle part.

Je me suis dit que j'en avais marre, que j'en avais assez de ce confinement, où l'on fait des gestes qui ne sont pas les nôtres, où l'on s'enferme dans des gestes qui ne sont pas ceux que l'on s'est choisis. Mais qu'il me restait un mois, au moins, à attendre chaque jour que ma barbe repousse.

Beaucoup en ont marre. Ou assez. Veulent que ça finisse. Rêvent que tout reprenne comme avant. Même si avant était rébarbatif et déprimant.

Mais rien ne reprendra comme avant.

Même ma barbe ne sera pas la même barbe, dans un mois.

Je ne me reverrai jamais comme avant.

Je me serai vu, nu.

Non, rien ne reprendra comme avant. Et pour en faire quoi ?

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Si ma grand-mère mourait aujourd'hui, personne ne serait autorisé à assister à ses obsèques. Et elle serait enterrée, seule.

Moi, mon père m'a interdit d'assister aux obsèques de mon grand-père. Il a dit que j'avais neuf ans et que c'était trop petit. Mais on n'interdit pas aux enfants de dire adieu à ceux qu'ils aiment. En fait, on les punit pour une faute qu'ils n'ont pas commise et qu'ils chercheront toute leur vie à réparer.

Si elle mourait maintenant, il n'y aurait personne pour pleurer autour de son cadavre maquillé et coiffé.

Car c'est comme ça qu'on fait. On pleure. Tout le monde pleure. Enfin, non.

Pas tout le monde. Certains se l'interdisent, ou plutôt ils s'empêchent.

Je n'ai jamais vu mon père pleurer.

Mais beaucoup de gens pleurent.

On ignore qui va dire que c'est fini. C'est toujours trop long. Le temps dure. On n'ose pas se regarder, on cherche un objet à regarder fixement, on ne veut surtout pas croiser un autre regard, et surtout on essaie d'avoir l'air absent pour faire triste. On espère que ça soit vite dit.

Ensuite, on fait la queue, on attend son tour pour jeter une fleur ou une poignée de terre sur l'éternité. C'est bien insignifiant pour autant de temps.

Les gens pleurent encore, c'est comme ça qu'on fait.

Ces gens qui pleurent et qui ne se sont pas revus depuis le dernier enterrement et qui depuis ne se sont pas appelés, se retrouveront plus tard autour d'un verre ou d'un buffet, et ils riront comme ils ont pleuré. Et ils repartiront chacun dans leur vie. Car c'est comme ça qu'on fait.

Quand j'avais neuf ans et que je suis entré dans l'appartement, mon grand-père était assis dans son fauteuil, les traits de la mort habitaient déjà ses rides. Mes parents ne m'avaient pas prévenu de cela, ni l'un ni l'autre ne m'avaient mis en garde : attention, mon petit, on va voir la mort qui est déjà avec papy. Non, personne.

Son dernier sourire.

Quand j'avais vingt-cinq ans et que je suis entré dans l'appartement, ma grand-mère était dans la boîte. Elle était enfermée, déjà, dans la caisse. La boîte était disposée dans le salon, le couvercle était posé par terre. Mes parents ne m'avaient pas prévenu de cela, aucun des deux ne m'avait mis en garde : attention, mon grand, mamie n'a pas encore été emportée à la morgue. Non, ils n'y avaient pas pensé.

Sa dernière mise en plis.

Bien sûr, on a des enfants pour refaire les mêmes erreurs. Les bâtons de relais. Les leçons qu'on apprend et qu'on récite. Des fauves en cage qui font d'incessants allers-retours derrière leurs barreaux. Jusqu'à l'ivresse. Ou la folie.

Les grands-parents ne sont que des parents qui s'aperçoivent qu'ils ont abîmé leurs enfants en les regardant abîmer leurs petits-enfants.

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Un jour, ce confinement, ce couvre-feu va cesser. Je le saurai quand je ne verrai plus les pieds nus sur le rebord de la fenêtre d'en face, puisque j'aurai arrêté, depuis longtemps sans doute, d'allumer la télévision et de lire les informations. Je le saurai quand je pourrai à nouveau me dire que le reflet que je vois dans le miroir c'est moi. Le moi que je veux voir. Celui que je veux qu'on voie.

Les cent pas.

Plus les jours passent, moins j'allume la télévision. On n'y entend que des homéopathes qui veulent tout guérir à coup de granules en sucre, que des ésotéristes qui voient le cul de ma grand-mère dans la forme du virus, que des anti-vaccins qui ne voient pas le virus, que des millénaristes qui annoncent la fin du monde pour la quatrième fois en vingt ans. Dans je ne sais plus quel pays, les autorités ont payé un hélicoptère à un prêtre pour qu'il envoie de l'eau bénite sur toute la ville depuis le ciel, sainte demeure du Seigneur, amen.

Plus les jours passent, plus les gens se rendent compte qu'ils sont seuls. Beaucoup vont s'apercevoir qu'ils ne se sont mariés que pour accoler leur solitude à la solitude de quelqu'un d'autre. Il y a peu de gens finalement qui sont capables de s'aimer par-delà la guerre, par-delà le couvre-feu, par-delà l'absence. Pour l'éternité.

On vieillit. Le temps passe, les jours passent. Pour en faire quoi ?

Les pas perdus.

Les jours passent toujours ainsi, le temps passe toujours ainsi.

Je ne sais même plus quel jour nous sommes. Si c'est un mardi de réunion qu'il n'y a plus, un jeudi, un dimanche. C'est les jours, c'est les nuits. Les jours les nuits, les jours les nuits. Les jours. Les nuits.

Je me dis que je me ferais bien tatouer un nouveau tatouage. Pour marquer le coup. Ça ne veut rien dire, un tatouage. Ça ne porte pas à conséquence. Ou plutôt, si. Ça veut toujours dire quelque chose. Parfois, un tatouage signifie mourir, comme les juifs sur l'avant-bras desquels les nazis tatouaient un numéro, l'ordre de l'exécution. Parfois, un tatouage signifie vivre, comme les S.S. sous le bras desquels on tatouait leur groupe sanguin, le signe de la survie.

La guerre change les gens, puis ils oublient.

La mort change les gens, puis ils oublient.

La maladie change les gens.

Puis ils oublient.

On a seulement l'impression de remplir un vide qui ne se remplit jamais.

Même à coup de vagues de merde.

Les fauves en cage.

On ignore quand, on ignore ce que le virus va avoir changé. Peut-être rien en fin de compte. Les gens oublient si vite. Comme après la peste noire. Et reprennent leurs habitudes si vite. Ils se sont remariés entre survivants après la peste noire. On ignore quand, mais ce confinement va cesser un jour.

 

©Martin Zeugma

 

 

Nous avons découvert Martin Zeugma à la rubrique Terra incognita de mars-avril 2023 (s’y rapporter pour plus de détails sur son écriture et sa présence littéraire, notamment dans les revues).

Sur la nouvelle ci-dessus, il nous disait :

 

« Elle n'a pas pour sujet le confinement lié au covid. Pourtant, quelques années après celui-ci, il m'a paru intéressant d'explorer le thème du confinement, à différents niveaux de compréhension. C'est tout l'objet de ce texte. »

 

Il se présente ici avec une liste d’ouvrages collectifs où sont parus ses textes :

 

« Je suis né au milieu des années 70. J'ai commencé à écrire à l'âge de 13 ans sur la machine à écrire à ruban de ma mère, qui enseignait le secrétariat. Dès lors, je n'ai jamais arrêté, même si j'ai souvent changé de machine.

À ce jour, j'ai publié 258 textes (poèmes, nouvelles, articles, réflexions et études bio-bibliographiques sur Jean-Pierre Duprey et Paul Valet) dans 81 revues francophones (France, Belgique, Suisse, Sénégal, Canada, Haïti, Cameroun).

Participation à des anthologies :

À l'assaut du ciel, éditions la clef d'argent, 2021 (en commun, nouvelle fantastique).

Rouge, éditions Luna rossa, 2022 (il y a des soirs qui sont si doux qu'aucun matin ne les mérite, 12/100, poème).

Si je te trouble, éditions Alopex, 2023 (l'autre nudité, nouvelle érotique).

Paris, éditions Luna rossa, 2023 (il y a des soirs qui sont si doux qu'aucun matin ne les mérite, 57/100 & 58/100, poèmes).

Lumières des ports, éditions luna rossa, 2024 (il n'y a pas de port sans horizon, poème).

À pas de velours, éditions Luna rossa, 2025 (le chat, poème).

Entretien :

Dans la revue Mozaïk n°13 (2024), aux pages 425 à 430. »

 

Prochainement : parution de son premier recueil de poèmes, intitulé Seulement Seul.

 

 

 

Martin Zeugma

Francopolis – Automne 2025

Recherche Dana Shishmanian

 

 

Créé le 1er mars 2002