Un
fou
Hier, dans un couloir de métro, un
homme assis dans une cabine de photomaton faisait, devant le miroir,
d’affreuses grimaces : d’un geste rude, il enfonçait son béret sur les
yeux, le rejetait, révélait leur lueur mauvaise, torturait son visage en contorsions
extravagantes, s’éloignait du miroir, y revenait, animé d’une haine
furieuse pour son reflet.
Un passant s’exclama : « Un
fou ! »
L’homme tourna la tête vers
l’insulteur, haussa ses épaules maigres, s’adressa alors à son reflet :
« Qu’en penses-tu, toi, nous sommes
fous ?... Quel con ! … »
Il effaça d’un geste vif de la main
son visage osseux, s’approcha du miroir pour lui chuchoter avec tendresse :
- Parle-moi, toi, parle-moi ! … je suis
seul, tu sais… dans
ma piaule le soir mon corps se lâche sur ma chaise. J’ai la tête qui tombe
en biais … Derrière ma table, il y a un mur blanc, tu comprends... Mon
épaule, mon buste penchent vers la droite, vers le plancher… Le vide
m’attire et je me laisse faire, tu comprends ?… Je suis seul avec ce vide…
L’homme se redressa, hypnotisé, le
reflet devenant un interlocuteur autre que lui-même.
« Tu sais ce que c’est qu’un
échalas ? Un pieu qui sert à soutenir un cep de vigne ; mon
corps, c’est un échalas qui sert à tenir mes habits, rien d’autre… Je suis un vide contre du vide, je n’ai
plus de passé, un avenir en mur blanc, ma mémoire est en bouillie, tu
comprends ?…
Mon échalas me fait mal, ma tête oscille dans du coton, dans des
nuages… Le vide m’aspire, j’y culbute… Parle-moi vieux. »
Une femme endimanchée, la voix
belliqueuse, s’arrêta devant le rideau ouvert :
-Vous avez fini, monsieur ? Il faut
attendre l’impression des photos, dehors !
Elle l’examina, regarda alors autour
d’elle, chercha un appui en marmonnant : « il est fou ?.. »
-Bien sûr je suis fou, dit l’homme
avec lenteur.
Il se leva, ramena son imperméable
contre ses flancs, sortit de la cabine avec une élégance inattendue ;
un faible sourire illuminait son visage intelligent.
-Si parler de solitude, c’est être
fou …
La femme renonça à faire
ses photos d’identité ; elle s’engagea dans le couloir de sortie, mais
intriguée, l’écouta. Il marmonnait :
-Vous devriez penser à la solitude,
vous aussi… Au hasard, à la planète si seule, à la guerre, au corps qui
nous largue, nous n’avons que ça le corps, comme bateau, il est prêté ce
corps, chère madame, seulement prêté, avec des ondes qui sortent de la peau,
des ondes à la recherche d’autres ondes… Si la folie c’est réfléchir.
-Excusez-moi, dit la femme avec
douceur, vous attendez peut-être vos photos ?
-Sûrement pas ! Des
photos ?... Pour un fou ?
-Pourquoi vous dites cela ?
Il fit un grand geste du bras, un pan
de son imperméable vola. « Une manie des humains je crois, une manie, une
vraie manie, je vous jure, ne pas vouloir être heureux !…»
-Vous avez peut-être raison, dit la
passante qui se détourna.
Elle boutonna sa tenue beige et
noire, gravit les escaliers avec une hâte qui déhancha sa démarche ralentie
par un début d’embonpoint. Une portière claqua. Le couloir de sortie fut
plein de vent. Un jeune homme en noir dévala les marches.
-Elle veut pas
savoir la Fuyarde ! dit l’individu à l’adresse du jeune homme qui
courait après son métro.
L’homme, agité, fit les cent pas,
aller et retour : « On le désire le bonheur, mais on n’en veut
pas, on n’en veut trop, on veut le bonheur du voisin et c’est la
guerre, toujours la guerre, la planète entière fait la guerre. Gloutons de
malheurs, allez-y, cassez le bonheur, cassons les hommes, les femmes, les
enfants, les vieillards, les invalides, les immeubles, les monuments, les
lois !…
L’individu frissonna, se rassit sur
le tabouret de la cabine, s’approcha du miroir, visage contre visage, avec
un index pointé vers lui : « Je te déteste, toi … t’as pas la joie, l’alcool te l’a bouffée, crétin … Qui
me sortira de cette tanière ? »
Il se leva. Les usagers commençaient
à affluer à contre-courant. Les corps s’engouffraient, rapides, la portière
ne se fermait plus sous leur poussée. L’individu monta les marches avec
lenteur, le vent le prit à la gorge.
À la merci des citadins en files vers
les abribus et les bouches de métro, il se courba. Un homme courait, le
bouscula de son épaule.
-Eh lève les yeux, regarde le ciel,
tu ressuscites !
-Un fou ! dit l’homme pressé en
branlant la tête.
© Marie-Lise Corneille
|
Les fourmis
L’heure stagnait. Les hibiscus du
jardin tachaient de pourpre les moustiquaires aux châssis des fenêtres. Des
odeurs félines de marigots, de cobras surs,
d’abdomen végétal rampaient vers une modeste maison du bord du fleuve. Hors
de la haute forêt se poussait, tel un jabot gigantesque un parfum frais de
savonnette. Des cris chuchotés ou striduleux ou grotesques alarmaient la
touffeur équatoriale.
Un silence brida toute vie. Des
herbes, débouchaient à l’arrière de la maison une formidable colonne de
fourmis, bêtes fameuses dans cette région africaine pour dévorer des proies
énormes. Guidé par la reine, le cortège se faufilait dans la cuisine, traversa
deux pièces, visa une chambre, se dressa contre un berceau où dormait un
enfant.
Au loin, sur la piste, hoquetait la
jeep du père. Le jour boitait vers l’ombre, vers le fleuve qui aussitôt
effleuré résonnait en couleurs frénétiques de couchant safrané, pourpre,
cramoisi que les courants sauvages du Congo lissaient, étouffaient, engloutissaient
comme des plumages d’oiseaux baroques.
Les fourmis mordirent la chair tendre
du bébé.
Dans un dernier ressaut de jeep, le
père s’arrêta devant la maison. Un boy assoupi jaillit du mur. D’un revers
de main fatiguée, le maître confirma l’absence jusqu’à demain de Madame et
les instructions établies à propos de l’enfant.
Les hanches encore un peu tourmentées
par les cahots de la jeep, il traversa la piste, l’œil attiré par une
dénivellation de terrain près du bâtiment d’adduction d’eau : une
empreinte profonde d’hippopotame faisait suer la rive molle du fleuve ;
l’homme mesura la trace de l’orteil avec son avant-bras, hocha la tête,
revint l’expression amusée vers la maison.
Whisky en main, son corps s’affaissa
dans un fauteuil dont le rotin gémit. Il renversa la tête sur le dossier,
posa les pieds sur la table basse et ferma les yeux.
Une rumeur ténue, friable réfrigéra
sa nuque. Il se leva, hésita, et brusquement, corps explosé, courut à
travers les pièces.
Il rencontra la colonne horrible des
fourmis dont la queue s’alimentait encore de la forêt. Il se jeta dans la
chambre.
L’enfant, entamé, était mort.
© Marie-Lise Corneille
|