ROMAN – NOUVELLE À SUIVRE...

 

 

suivre la prose d'un auteur

ACCUEIL

Archives : Suivre un auteur

 

Hiver 2024

 

 

Marie-Lise Corneille.

 

Deux nouvelles inédites

 

(*)

 

 

Un fou

 

Hier, dans un couloir de métro, un homme assis dans une cabine de photomaton faisait, devant le miroir, d’affreuses grimaces : d’un geste rude, il enfonçait son béret sur les yeux, le rejetait, révélait leur lueur mauvaise, torturait son visage en contorsions extravagantes, s’éloignait du miroir, y revenait, animé d’une haine furieuse pour son reflet.

 

Un passant s’exclama : « Un fou ! »

 

L’homme tourna la tête vers l’insulteur, haussa ses épaules maigres, s’adressa alors à son reflet :

 

« Qu’en penses-tu, toi, nous sommes fous ?... Quel con ! … »

 

Il effaça d’un geste vif de la main son visage osseux, s’approcha du miroir pour lui chuchoter avec tendresse :

 

 - Parle-moi, toi, parle-moi ! … je suis seul, tu sais…  dans ma piaule le soir mon corps se lâche sur ma chaise. J’ai la tête qui tombe en biais … Derrière ma table, il y a un mur blanc, tu comprends... Mon épaule, mon buste penchent vers la droite, vers le plancher… Le vide m’attire et je me laisse faire, tu comprends ?…  Je suis seul avec ce vide… 

 

L’homme se redressa, hypnotisé, le reflet devenant un interlocuteur autre que lui-même.

 

« Tu sais ce que c’est qu’un échalas ? Un pieu qui sert à soutenir un cep de vigne ; mon corps, c’est un échalas qui sert à tenir mes habits, rien d’autre…  Je suis un vide contre du vide, je n’ai plus de passé, un avenir en mur blanc, ma mémoire est en bouillie, tu comprends ?…  Mon échalas me fait mal, ma tête oscille dans du coton, dans des nuages… Le vide m’aspire, j’y culbute… Parle-moi vieux. »

 

Une femme endimanchée, la voix belliqueuse, s’arrêta devant le rideau ouvert :

 

-Vous avez fini, monsieur ? Il faut attendre l’impression des photos, dehors !

 

Elle l’examina, regarda alors autour d’elle, chercha un appui en marmonnant : « il est fou ?.. »

 

-Bien sûr je suis fou, dit l’homme avec lenteur.

 

Il se leva, ramena son imperméable contre ses flancs, sortit de la cabine avec une élégance inattendue ; un faible sourire illuminait son visage intelligent.

 

-Si parler de solitude, c’est être fou …

 

La femme renonça à faire ses photos d’identité ; elle s’engagea dans le couloir de sortie, mais intriguée, l’écouta. Il marmonnait :

 

-Vous devriez penser à la solitude, vous aussi… Au hasard, à la planète si seule, à la guerre, au corps qui nous largue, nous n’avons que ça le corps, comme bateau, il est prêté ce corps, chère madame, seulement prêté, avec des ondes qui sortent de la peau, des ondes à la recherche d’autres ondes… Si la folie c’est réfléchir.

 

-Excusez-moi, dit la femme avec douceur, vous attendez peut-être vos photos ?

 

-Sûrement pas ! Des photos ?... Pour un fou ?

 

-Pourquoi vous dites cela ?

 

Il fit un grand geste du bras, un pan de son imperméable vola. « Une manie des humains je crois, une manie, une vraie manie, je vous jure, ne pas vouloir être heureux !…»

 

-Vous avez peut-être raison, dit la passante qui se détourna.

 

Elle boutonna sa tenue beige et noire, gravit les escaliers avec une hâte qui déhancha sa démarche ralentie par un début d’embonpoint. Une portière claqua. Le couloir de sortie fut plein de vent. Un jeune homme en noir dévala les marches.

 

-Elle veut pas savoir la Fuyarde ! dit l’individu à l’adresse du jeune homme qui courait après son métro.

 

L’homme, agité, fit les cent pas, aller et retour : « On le désire le bonheur, mais on n’en veut pas, on n’en veut trop, on veut le bonheur du voisin et c’est la guerre, toujours la guerre, la planète entière fait la guerre. Gloutons de malheurs, allez-y, cassez le bonheur, cassons les hommes, les femmes, les enfants, les vieillards, les invalides, les immeubles, les monuments, les lois !…

 

L’individu frissonna, se rassit sur le tabouret de la cabine, s’approcha du miroir, visage contre visage, avec un index pointé vers lui : « Je te déteste, toi … t’as pas la joie, l’alcool te l’a bouffée, crétin … Qui me sortira de cette tanière ? »

 

Il se leva. Les usagers commençaient à affluer à contre-courant. Les corps s’engouffraient, rapides, la portière ne se fermait plus sous leur poussée. L’individu monta les marches avec lenteur, le vent le prit à la gorge.

 

À la merci des citadins en files vers les abribus et les bouches de métro, il se courba. Un homme courait, le bouscula de son épaule.

 

-Eh lève les yeux, regarde le ciel, tu ressuscites !

 

-Un fou ! dit l’homme pressé en branlant la tête.

 

 

© Marie-Lise Corneille

 

 

 

Les fourmis

 

L’heure stagnait. Les hibiscus du jardin tachaient de pourpre les moustiquaires aux châssis des fenêtres. Des odeurs félines de marigots, de cobras surs, d’abdomen végétal rampaient vers une modeste maison du bord du fleuve. Hors de la haute forêt se poussait, tel un jabot gigantesque un parfum frais de savonnette. Des cris chuchotés ou striduleux ou grotesques alarmaient la touffeur équatoriale.

 

Un silence brida toute vie. Des herbes, débouchaient à l’arrière de la maison une formidable colonne de fourmis, bêtes fameuses dans cette région africaine pour dévorer des proies énormes. Guidé par la reine, le cortège se faufilait dans la cuisine, traversa deux pièces, visa une chambre, se dressa contre un berceau où dormait un enfant.

 

Au loin, sur la piste, hoquetait la jeep du père. Le jour boitait vers l’ombre, vers le fleuve qui aussitôt effleuré résonnait en couleurs frénétiques de couchant safrané, pourpre, cramoisi que les courants sauvages du Congo lissaient, étouffaient, engloutissaient comme des plumages d’oiseaux baroques.

 

Les fourmis mordirent la chair tendre du bébé.

 

Dans un dernier ressaut de jeep, le père s’arrêta devant la maison. Un boy assoupi jaillit du mur. D’un revers de main fatiguée, le maître confirma l’absence jusqu’à demain de Madame et les instructions établies à propos de l’enfant.

 

Les hanches encore un peu tourmentées par les cahots de la jeep, il traversa la piste, l’œil attiré par une dénivellation de terrain près du bâtiment d’adduction d’eau : une empreinte profonde d’hippopotame faisait suer la rive molle du fleuve ; l’homme mesura la trace de l’orteil avec son avant-bras, hocha la tête, revint l’expression amusée vers la maison.

 

Whisky en main, son corps s’affaissa dans un fauteuil dont le rotin gémit. Il renversa la tête sur le dossier, posa les pieds sur la table basse et ferma les yeux.

 

Une rumeur ténue, friable réfrigéra sa nuque. Il se leva, hésita, et brusquement, corps explosé, courut à travers les pièces.

 

Il rencontra la colonne horrible des fourmis dont la queue s’alimentait encore de la forêt. Il se jeta dans la chambre.

 

L’enfant, entamé, était mort.

 

© Marie-Lise Corneille

 

 

(*)

 

Connue comme poète (trois recueils chez l’Harmattan, dont L’or du désir, prix Aliénor en 2017, deux aux éditions Unicité, Clameur d’encre en 2020 (coup de cœur dans notre numéro de nov.-déc. 2020) et Sous nos dents crisse la gloire en 2023), Marie-Lise Corneille nous fait la surprise de la prose ! Qu’elle soit la bienvenue à cette rubrique…

 

 

Marie-Lise Corneille

Francopolis - Hiver 2024

Recherche Dana Shishmanian

 

 

Créé le 1er mars 2002