Le grand voyage
(Le départ)
Monte sur le dos de l’albatros
Et vole par-delà l’inconnu,
En des lieux où nulle âme
Jamais
N’est allée,
Vole, vole loin,
Vois s’agiter ses grandes ailes
Qui t’amènent au-dessus des océans,
Plonge dans les courants chauds que fréquentent
Les océanides,
Les filles de Thétis.
Tu contempleras le feu de la terre,
Ses explosions,
Son repos dans les glaces du nord,
Ses déserts d’ocre, de bruns et de rouge
Qui chercheront à te séduire
Pour mieux t’ensevelir.
Résiste.
Ou ne résiste pas,
C’est toi seule qui décides.
Puis tout là-haut
Suis le parcours de la feuille
Emportée par le vent
Qui tourbillonne,
S’élève vers l’azur
Rêve d’un Eden heureux,
Redescend sur la terre
Et s’abîme, poussant son dernier souffle
Sur un sol humide et gelé
Qui cependant l’accueille.
Survole les forêts
Et les bois où Bacchus
S’abreuve du vin des dieux,
Et partage une coupe avec lui.
Enivrement.
Oubli du monde.
Danses lascives au côté des nymphes
Et des satyres.
Bois l’eau de feu,
Laisse aller ton âme par-delà les nuages,
Que l’albatros l’emporte au diable,
Ne garde que ton cœur
Brûlant de désirs.
Assouvis.
Si tu le veux, Dana, nous irons
Parcourir la terre, par-delà
l’inconnu,
En des lieux où nulle âme jamais n’est
allée,
Voir ce qu’aucune n’a vu.
Tu sauteras dans de fraîches rivières.
Elles semblent si calmes et apaisées.
Scintillement des eaux
Clapotis bulleux sur leurs rives.
Cailloux argentés que nous foulerons pieds
nus,
Caresses de l’eau
Apparence de sérénité.
Mais sous le calme des eaux
Bouillonnement et rage.
La rage.
Toujours la rage.
La rivière est un guerrier redoutable
Qui blesse la terre,
La creuse,
Lui arrache sa peau, l’écorchant vive,
Et emporte impétueusement
Ce qu’elle lui a arraché.
Et toi, innocente Dana,
Tu foules de tes pieds nus
Ces débris de la souffrance
De la terre.
Nous sommes tous ses bourreaux
Impitoyables.
Le savais-tu, cruelle Dana
Qui ne sait entendre ses cris de
souffrance ?
Puis nous irons sur le mont Hélicon boire
le vin des dieux,
Nous nourrir du nectar et de l’ambroisie.
Danser nus avec les bacchantes.
Enivrement.
Omar Khayyam l’a
dit,
C’est dans le vin qu’est la sagesse,
Mais veux-tu vraiment être si sage,
Toi, déesse de la folie,
Déesse des mots de ta rage.
(Le chant du monde)
Chemins
Où s’est perdue mon âme
Errance au bord de l’infini
Éblouissement et cécité
Aime le purgatoire
Car tu ne sais où tu vas
Douceur de l’incertitude,
Tout est possible
Attends et tu verras
Et pendant ce temps
Rêve.
Apelle le cosmos, univers
Ou bien monde,
Mais qu’importe son nom,
Qu’importe qu’il soit onde
Ou bien lumière, éblouissement,
Couleurs, matières improbables
Quand tout est probable
Il est musique
Qui vibre dans mon cœur
Et muet, je l’écoute.
Il est le chant du commencement,
Le cri des pierres brunes
À leur premier éclatement
L’écho du premier crépitement
Le roulement du volcan
Où sont nées les passions
Aussi rouges que la lave.
Je me laisse emporter dans ce flux
Sanglant
Où je renais
En écoutant le chant du monde.
(Origines)
O Dana, avons-nous accompli le voyage
Ou allons-nous le faire ?
Illusions ?
Souvenirs d’un monde qui n’a pas existé
Dans un temps qui n’a pas existé
Où je me suis perdu.
Formidable explosion,
Fracas démentiel,
La terre expulse ses excréments
Et son sang rouge
Par une blessure profonde,
Une lèvre meurtrie,
Et son cœur bat comme mille tambours.
Fureur des éléments,
Hurlements de douleur,
Éclaboussures,
Déchirure,
Souffrance.
Souffrance.
Souffrance et terreur.
En cette sombre nuit
Quelles sont ces ombres qui avancent
À pas feutrés ?
Elles écoutent brâmer la terre
Et attendent, patientes,
Que reviennent la sérénité.
Soudain, au milieu de la tempête,
Un cri strident et faible à la fois.
Fin du tumulte.
Je demeure,
Songeur.
(Chemin de nuit)
J’ai suivi le sentier
Sans savoir où j‘allais.
La nuit était profonde,
J’avançais à tâtons.
Et je ne te voyais plus.
Oublier d’où l’on vient
Ignorer où l’on va
Fouler les cailloux bruns
Et les pierres moussues
Qu’on ne voit.
Entendre des bruits inconnus
Et sentir sous ses pieds
Le cœur de la terre dormante,
Qui bat tout doucement.
Ne pas la réveiller,
Sa colère pourrait nous anéantir.
Courroux, rage, fureur,
Explosion de son cœur
De roches ardentes,
Feu de son haleine torride.
Ne pas la déranger.
Sur quels vestiges oubliés
Avons-nous marché ?
Quels secrets endormis ai-je piétinés ?
Quels mots murmurés par la nuit
N’ai-je su écouter ?
Mystère de la création
Dans mon voyage onirique.
Au loin, tout là-bas,
En des lieux qui me sont inconnus,
Des notes de musique percent la nuit.
Je tends l’oreille.
C’est la plainte d’un violon,
Les pleurs d’un archet,
Une histoire émouvante
Qui se dissout dans la nuit
Puis s’éteint.
Tremblements.
Au loin une lueur rosée
Semble apparaître.
Mirage.
Ma nuit sera-t-elle éternelle ?
(Morte beauté)
Morte beauté
Flétrissure du temps
Terreur devant la décrépitude,
Comme dans une toile de Munch.
Fuir l’horreur, fuir mais où ?
L’odeur du sang putride
A inondé cette terre en tous lieux.
Est-ce la colère divine,
Ou celle des hommes devenus fous ?
Est-ce le cri de la terre,
Qui reprend ce qu’elle a donné ?
Corps en décomposition,
Remugles et puanteur,
Épouvante.
Que reste-t-il du monde,
Où entendre à nouveau le concert
De l’espace des premiers temps,
Ou voir le ballet des étoiles,
Ou retrouver les pluies tièdes
Ruisselant sur nos peaux réceptives,
La caresse des vents chargés
De capiteuses fragrances,
La splendeur des nuits adoucies par la Lune,
Les couchers du soleil au bout de l’océan ?
Morte beauté
Flétrissure du temps
Ballet des morts dansant sous la Lune,
Leurs chairs déchiquetées.
Cliquetis des os tapant sur un tambour
Tandis que l’astre du jour se tord de douleur.
Cauchemar.
(Il faut suivre ta route)
Ne te retourne pas, Dana,
Tu verrais l’empreinte de tes pas,
Ceux des chemins où tu t’es fourvoyée,
Où tu as pleuré et gémi.
Ne foule plus ce chemin
Où tu es déjà allée et écarte le doute.
Tu ne dois pas t’inquiéter
Car nul n’a tracé ton chemin.
Il n’est point nécessaire de rechercher la gloire
Dans ce monde insensé
Ni de chercher à ta vie une raison
Quand Dieu est muet.
Suis ton chemin avec audace
Et sans plus regarder en arrière,
Laisse retomber la poussière
Des sentiers anciens,
Confie l’oubli aux temps passés.
Nous marcherons sur le bord des volcans
Là où gicle le sang de la terre
Par des plaies béantes.
Grondement sourd de la souffrance
La souffrance, toujours elle
Blessure de la terre.
Tu penses à tes propres blessures
Celles de ton cœur, Dana.
La terre.
La terre et toi, sa fille,
Unies par-delà la mort.
Tu la blesseras et elle t’ensevelira.
Match nul, zéro à zéro.
L’entends-tu hurler sa douleur ?
Son sang est rouge quand le volcan s’épanche,
Il est noir quand tu la creuses pour lui voler son
énergie,
Il est vert quand tu abats ses arbres.
Et ses cris, Dana ?
Sais-tu seulement les entendre ?
Le veux-tu ?
Tu trembles.
Tu as peur de savoir.
Tu abaisses tes paupières
Comme un rideau épais qui cache la lumière du
soleil
Aveuglement
Déni
Ou indifférence.
Tu as fermé les yeux
Puis soudain
Sauté d’un bond prodigieux tout là-haut,
Sur les sommets enneigés
Et tu contemples le monde qui semble si petit.
Silence absolu.
Sérénité.
Blancheur.
Purification.
Mais de quoi espères-tu te purifier ?
Tu as laissé des traces sur la neige immaculée.
Souillure.
Violence.
N’y aura-t-il nul endroit de la terre que tu
laisseras intact ?
Ne te plains pas de l’avalanche,
C’est le voile tombé de la mariée
La pureté violée
La colombe touchée en plein vol.
C’est un cri de douleur.
Un pleur.
Cache-toi au plus profond
de la forêt,
Qu’elle ne te voit pas
Qu’elle oublie ton impiété.
Beauté des arbres,
Sève qui monte,
Le secret de la vie.
Miracle
Cent fois recommencé.
Écoute-le en silence, Dana.
Le silence.
Le tien, pas le leur.
Laisse s’exprimer le bruissement des feuilles,
Le craquement des branches,
Le chuchotement des racines qui se rejoignent,
Le crépitement des glands qui tombent
Le gazouillis des oiseaux cachés dans leur nid,
Le murmure discret d’un ruisselet.
Tu peux caresser la feuille
Tombée au sol.
Chéris-la
Car elle t’offre ses couleurs de cuivre et de sang.
Enivre-toi des odeurs du sous-bois,
de l’humus qui couve les
prochains rameaux,
des fleurs sauvages et
timides
qui cachent leur splendeur
à l’abri des buissons.
Contemple l’âme des forêts.
Mais sais-tu, Dana, que sous ce sol tranquille
Bat un cœur ardent ?
Le cœur de la terre.
Union
Et communion.
(Regarde la mer)
Regarde ! Regarde !
C’est la mer que tu n’as jamais vue.
Regarde-la, comme elle est claire et court jusqu’à
l’infini. Tout là-bas, aux confins du monde,
Elle semble arrondie,
Comme un ballon bleu de géant. Regarde !
Regarde comme elle est apaisée et sereine,
Celle qui cache en son sein les forces de la vie.
Doucement ses vaguelettes viennent
S’épandre sur le sable
Qui est l’âme de milliards d’êtres.
Écoute, maintenant ! Écoute la mer !
Entends son clapotis, comme le chant d’un oiseau.
Mais il arrive qu’elle soit en furie,
Roulant comme un tambour,
Mugissant et laissant éclater sa rage.
Orage dans le ciel, tumulte de la mer,
Déchaînement des éléments dans leur colère.
Hume ! Hume maintenant son étrange parfum
Sorti des profondeurs,
Un peu salé, un peu soufré.
C’est la senteur de la vie, celle des profondeurs
sibyllines où se tapissent sirènes et néréides.
Celle d’un monde scellé où sombrent les marins.
Touche, touche la mer !
Va tremper tes pieds au bord de l’onde
Après que tu auras foulé
Le sable fin et cueilli un coquillage d’or.
Tu y laisseras la trace de ton corps qu’effacera
Bientôt la marée.
Puis plonge au sein de l’eau,
Trempe tes lèvres,
Embrasse-la
Et souviens-toi !
Souviens-toi du
Temps lointain où elle fut notre mère.
(Arrête-toi, Dana)
N’as-tu assez profané la terre,
Que tu veuilles maintenant
Fouler le Cosmos ?
Les pieds joints,
En riant,
Tu aimerais sauter d’une étoile à l’autre.
Écoute plutôt la musique de l’univers.
Sens battre son cœur dans le tien.
Rythme lent et continu
Mais si tu sais écouter,
Tu comprendras qu’il est orchestre.
Chacun y joue sa partition.
Tends l’oreille.
Roulement de tambour,
Plainte lancinante du violon,
Trompette qui annonce la naissance
D’une galaxie.
Mais
sache que jamais tu n’en verras le chef.
Peut-être
est-il mort
Ou en
hibernation.
Peut-être
s’est-il désintéressé de ce monde
Ou
est-il parti en créer d’autres,
Nous
laissant seuls dans cet infini,
À en
crever.
Déchire
le ciel,
Crie ta
haine, Dana,
Hurle ta
colère
Que ton
cri se réverbère
Et
ébranle cet univers dément.
©Louise Guersan
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