LECTURE - CHRONIQUE
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LECTURES – CHRONIQUES – ESSAIS Automne 2024 Adeline Miermont-Giustinati (Éditions Phloème,
2021, 143 pages, 15 €) |
Sumballein, de la poète cotentinoise
Adeline Miermont-Giustinati (voir ses poèmes dans
le Francopolis de Novembre-décembre 2023), raconte
l’histoire d’une naissance, d’un cri qui traverse le corps, du corps fait
passage, corps-cri, « un cri pour crever le corps / crever la nuit et le
silence tout-puissant ». Le cri, forçant le corps, met à nu l’être
véritable qui l’habite : « mon cri m’a montrée exposée excentrée
externalisée / entière totale pleine / concentré de moi véritable / précipité
de pur moi ». Les forces à l’œuvre dans le recueil sont tectoniques, le
cri, remontant du fond de l’être, perce ses couches successives, crée la
fissure, fracture la Pangée, « un départ immobile », « une
cassure de continent », autrement dit, de l’un matriciel, « corps
ramassé / regard ramassé / souffle ramassé », fait le corps multiple,
morcelé, respirant de la dynamique même de son éclatement. Corps-monde, comme
l’est notre Terre, que des forces profondes, les mouvements de convection du
manteau terrestre (chauffé par le noyau central en fusion), pour reprendre
l’analogie, animent d’une respiration qui est celle du rythme des Pangée. Et
c’est de la « fissure » que naît l’ensemble du cycle, fissure aux
multiples formes : brèche, vide, désert, solitude, silence (car il faut
le silence pour qu’existe le cri semble dire la poète : « un cri un
silence plein de mon cri »). Sans la fissure il n’est pas de passage
possible vers la vie. La fissure est souffrance, latence
d’une douleur ancestrale, entre néant et vie : « la fissure / le mur en
soi fracassé / le visage intérieur en ruine / se trouver de l’autre côté du
monde / à l’envers de la route / état intermédiaire / qui n’est pas le néant
/ qui n’est pas la vie ». Se reconstruire donc, choisir la vie contre le
néant, car « la fissure rend le passage possible / la fissure rend le
mouvement possible / la fissure rend le changement possible ». Il s’agit
bien ici de la naissance véritable, au sens de provoquée et assumée,
naissance ainsi par l’acte d’écrire ce Sumballein,
ce « jeter ensemble » dont Adeline Miermont-Giustinati nous dit dans la postface :
« Nous avons écrit ensemble. Nous étions deux. Au moins. Nous avons jeté
nos oripeaux, nos vieilles carcasses, et celles pas encore nées. C’est nous
que nous avons jetés. Nous-mêmes. Nous nous sommes jetés. À corps perdus.
Dans le tunnel. Dans le passage. Dans la forêt. Dans la nuit. Dans le rêve et
dans notre propre corps. Notre corps était le tunnel. Nos deux corps ».
L’autre (-les autres), le père, le fils, le semblable, on ne sait, mais c’est
bien d’un lien créé pour la vie avec cet autre (-ces autres), que nous
reconnaissons et qui nous reconnaissent, que naît la puissante respiration du
corps-monde seule capable de conduire à une forme de sérénité : viendra le déploiement la respiration des continents le morcellement de Pangée la sereine dérive des terres avant il faut naître avant il faut vivre le passage la parenthèse la cavité gestionnaire la liquide chrysalide Le passage est étroit, il faut s’y
frayer chemin, et c’est par les mots, par l’inlassable martèlement des mots,
scandés et répétés comme des coups de marteau dans une galerie souterraine
qu’il lui faudrait creuser, que la poète fait cristalliser sa lente quête en
« corpoèmes », parcourus par la
respiration de la vie, qui vont la conduire vers la lumière, celle de
l’estuaire, qui vient après le goulot d’étranglement douloureux de la
fissure, de l’entaille (« je deviens mon entaille ») :
« s’élargir comme un estuaire / le désir est estuaire / mettre au /
monde / est estuaire / parler est estuaire / l’orgasme est estuaire mourir /
est estuaire écrire est estuaire ». L’estuaire est ici celui du partage,
de l’échange avec l’autre, par la parole, par le corps, par les mots, par le
cri, par l’écriture. L’estuaire s’élargit jusqu’à la mer, ce milieu qui
précisément, par sa fluidité et son immensité, permet la dérive des
continents : « la déchirure première / originelle / me rappelle à
mon estuaire », la fissure ainsi comme passage entre source première et
devenir ultime. Estuaire bien sûr intérieur, car « l’horizon n’est pas
devant / l’horizon est dedans », et l’horizon s’étend jusqu’aux
étoiles : « redevenir une voix / sauvage // un chant // des ruines
// un écho de galaxie / un fragment d’astre / une vibration de trou
noir ». Il s’agit bien de « chercher son centre », celui du
corps-terre, et au-delà du corps-univers, de chercher le milieu de soi-même,
le milieu de l’autre en soi-même : mon milieu est le corps mon milieu est l’autre je suis en son milieu mon milieu est son milieu Les poèmes d’Adeline Miermont Giustinati sont
imprégnés d’une forte sensualité, sans cesse oscillant entre désir et
aspiration à la lumière, solitude et communion intime avec l’autre, brisure
et identité retrouvée : « une femme avec quelqu’un dedans / une
femme habitable / une femme habitée / je est flouté.e / je est enflé.e
/ je est fêlé.e / je est fissuré.e ». Tout dans cette poésie vit, bat, cogne
à la porte du corps, comme ce souvenir d’enfance : « ma matrie est une maison sonore : / battements de cœur course
des fluides chocs / électriques du corps qui exulte / sanglote rit ». Et
en même temps le mystère règne, le rêve est là, perdu entre mémoire et
devenir : « je suis une forêt et une maison / je suis un lac et une
montagne / je suis un livre et une bouche / je suis un mystère / je suis un
passant ». Il y a dans ces textes, dans ce corps-poésie que la poète
façonne de ses mots profonds et sensuels, une aspiration à la fusion avec
soi-même, et avec l’autre en soi-même, in fine avec le cosmos :
« se fondre en soi / se fondre en cercle / se fondre dans le reste /
être l’espace / embrasser le tout / être totale ». Sumballein,
recueil de la quête inépuisable du contact avec l’autre, goût du contact que
la poète identifie à celui d’écrire, écrire l’autre peut-être, écrire pour
« goûter », « être goutée », apparaît comme un chant
d’amour à la vie sous toutes ses formes. Et bien sûr, en premier lieu, chant
d’amour au poème, poème-corps, que la poète a le don de savoir rendre
vivant : « avoir faim du poème / nourris-moi / comme je te nourris
/ je veux te nourrir / comme tu me nourris ». Sumballein
est vécu par le lecteur, dans son foisonnement lexical, dans la scansion des répétitions,
dans la tectonique des plaques de mots, comme un corps en perpétuelle
transformation, depuis : « le vide. La germination des possibles.
Le zéro », « là où tout s’arrête, où tout commence, où il n’y a
rien, où il y a tout », jusqu’à la marche au sens d’avancée :
« qui décoince les idées, et l’écriture ». Le recueil tout entier
est marche du corps vers l’ouvert du monde. Marcher pour écrire, exister, s’opposer,
atteindre le centre, fusionner… Terminons par ce poème, extrait de
la séquence intitulée « un ciel inépuisable », qui suit
« devenir mon entaille », décrivant, au sortir de la forêt,
le chemin vers l’estuaire, à la fois lointain (« tu / gravis la corniche
au fond tu / t’enroules dans l’abîme au fond tu
/ … ») et proche (« l’estuaire à portée de poings »),
tenant de l’infiniment grand comme de l’infiniment petit, qu’elle vient
ouvrir dans l’amoureuse proximité du ciel et de la terre : je perce la coque je plonge dans le tunnel j’enfonce ma théorie et ma peau creuse l’ombre et ma peau creuse l’ombre mes mains griffent les nuages mes mains happent le ciel et ma peau creuse l’ombre et ma peau creuse l’ombre et c’est alors, dans l’émerveillement
de la présence au monde enfin réalisée, que s’ouvre l’horizon :
« l’horizon est grand / je ne l’avais jamais vu si grand / je ne l’avais
jamais vu ». ©Éric Chassefière |
Note de lecture de
Éric Chassefière
Francopolis, automne 2024
Créé le 1 mars 2002