LECTURE - CHRONIQUE
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LECTURES – CHRONIQUES – ESSAIS Janvier-février 2023 Daniel Brochard,
Parmi les ténèbres (La Botellerie Editions, 2015, 12 euros) Note de lecture par Éric Chassefière (*) Illustration de
couverture par Daniel Brochard |
Daniel
Brochard est un créateur d’univers. « Qu’y aurait-il s’il n’y avait
rien ? », interroge-t-il. Face à cette « question
insondable » qui le hante depuis l’enfance, il s’absorbe dans la
contemplation de son univers intérieur. Il parle de ces soirs de mélancolie,
quand il n’appartient « plus à aucun monde », nous
signifiant par là-même la pluralité des mondes qui l’habitent. Et avec ces
mondes, c’est le cosmos entier, dans son fonctionnement physique :
étoiles, vent solaire, fluctuation du vide, filaments de nébuleuses, trous
noirs, dont il fait son espace intérieur, quelque rivage ou plage de galets,
nous dit-il, dont l’immensité doit être à la mesure de l’étendue de son désespoir.
Les mondes de ce poète, qui ne se définit que par son « absence à la
réalité », celle de ce miroir sans fin brisé du monde, sont pour
l’essentiel crépusculaires, lieux d’attente de la nuit, de cet apaisement de
la mort pleinement acceptée, voire désirée. « Et si parfois mes yeux
se ferment, ce n’est que pour mieux contempler l’étendue de mon néant ».
Néant d’où faire émerger par le rêve « un monde qui n’existe plus
mais qui demeure en moi ». Le poème qui introduit le cycle dit la
somptuosité de ce monde du soir de la vie, avec cet océan houleux déchiré
d’écume et frappant les rochers, cette forêt de cèdres tentaculaires, cette « enclume
qui sert au soleil à affûter ses voiles », le tout en symbiose avec
la conscience qui s’élève et s’ouvre, prélude à l’ultime traversée. Mais,
nous dit le poète, il est inutile de se presser, « plutôt m’arrêter
ici sur la grève et rêver ». Car toujours, s’opposant aux forces
aveugles de destruction, il y a cette capacité du poète à fermer les yeux,
laisser s’éteindre la lumière. « Doucement ». Le
processus de l’écriture passe chez Daniel Brochard par ce repli dans les
mondes intérieurs. Autant la corruption désagrège les corps, rongés par le
temps, autant « l’ivresse des soleils » nous élève vers la
connaissance, depuis l’ombre de nous-même où nous nous tenons. L’ivresse, qui
demande qu’on oublie tout, « le jour et la nuit », « les
tempêtes et les eaux calmes », est cela qui nous permet de nous
isoler, les yeux levés « vers une constellation du ciel étoilé »
pour y puiser l’inspiration, plume à la main, « cueillie sur une
branche de lierre montant sur les murs d’une maison proche ». Ainsi
le monde réel, dont on a noté chez le poète la fragilité, miroir susceptible
de se briser, ne peut alimenter l’écriture qu’à la lumière de nos mondes
intérieurs, dans l’ivresse qui nous y élève. On ne saurait terminer cette
note sans évoquer l’être aimé, la fenêtre sur le souvenir dans laquelle il se
tient, cette maison et son jardin, le souffle du parfum de l’autre, les
ombres qui vers le soir « s’affinent tels des baisers ». Ce
souvenir, le poète en fait un présent, « un beau jour pour
mourir ». Car « tout retour en arrière est un arrêt du
temps ». Et encore : « Un
baiser de toi me manque. Je voudrais arracher le givre des branches et brûler
notre amour ». Dans un poème, il semble accepter l’adieu, la perte
irrémédiable, car « tes paroles sont parties dans le vent ».
Dans un autre, il rêve au contraire d’une fin partagée : « Puis
s’asseoir sur un banc. Ne plus penser à rien. Nous parlerons du passé et nos
lèvres ne bougeront pas […] Que dirais-tu d’aller là-bas, de franchir la
porte du néant ? Ce n’est pas supportable de te laisser là. Je ne veux
pas voir tes larmes sèches ». Terminons
cette note avec le dernier texte du cycle, qui dit magnifiquement la force de
l’amour et des rêves : « Il aura fallu qu'un
grand miroir se brise. Il y a une porte
ouverte, et dans la serrure, une clef. Derrière, une bougie allumée. Je connais tout ton corps comme un grand
arc-en-ciel. Dis-moi tous tes désirs, dis-moi
tous tes secrets ! Je connais l'autre
versant des nuages. Je sais la jungle de tes cheveux. Dessine-moi tes rêves ! Je
veux pouvoir m'égarer sur les cils de tes yeux. Ferme tes
paupières, comme un coucher de soleil ! Laisse-moi m'endormir au creux de tes mains ! Dehors, il pleut et c'est la nuit déjà. Laisse-moi me blottir ! Laisse-moi disparaître ! Nous ne sommes pas si pressés ! Marchons
un instant sur la rive ! Main dans la main, comme deux
amoureux. Comme deux amants défunts.
L'éternité est un ciel d'étoiles. Ce soir, je
t'enlève. Et puis, il y aura les flots comme un long bercement. Et l'écume meurtrie
sur les quais. La nuit est claire, et la mer c'est la lune qui s’éloigne et les bateaux devant. Et c'est le phare perdu dans la brume. Le vent souffle les feuilles dans la rue qui s'endort. » ©Éric Chassefière (*) Cette note a été
publiée dans Diérèse n°81 (été 2021), p. 313-315. Elle est reproduite ici
avec l’aimable autorisation de Daniel Martinez. Voir
aussi, du même auteur : note de lecture sur Dès
l’aube de Daniel Brochard
(dans cette même rubrique), Hommage
à Daniel Brochard, par ses textes (à la rubrique Gueule des mots), et recherche/présentation
du recueil L’amitié de Daniel Brochard (dans Francosemailles). |
Note de lecture de
Éric Chassefière
Francopolis, janvier-février 2023
Créé le 1 mars 2002