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LECTURES – CHRONIQUES – ESSAIS Janvier-février 2023 Dominique Marbeau : Quelques gouttes
insondables (Encres vives n°510, 2021, 6,10 euros) Lecture par Éric Chassefière Œuvre picturale de Marie-Christine Beau |
La
poésie de Dominique Marbeau est tout entière
instant d’émergence de la parole apaisée du poème dans le vacarme du monde,
vacarme des mots « qui invitent à la haine et au crime », mots qui
parlent de tout « sans distinguer / Le vrai du faux / Le fond de la
surface », mots de ceux qui n’entendent pas « toute la musique
du monde ». « Aujourd’hui la peur règne / En maîtresse absolue / Et
la poésie n’y a plus de place ». « Et nous nous inquiétons tant de
mourir / Que nous en oublions parfois de vivre ». Écrire, envers et
contre tout, se sortir par l’écriture des rythmes mortifères d’un quotidien
marqué par la violence, omniprésente, et la guerre aveugle : « Des
ciels chargés de douleur / Menacent de tout recouvrir // Que sont devenus /
Les rosiers d’Alep ? ». Il s’agit, par le geste d’écrire - donner à
entendre la « parole silencieuse » du poème -, de faire à chaque
instant exister un petit morceau de rêve, quelque chose qui promet la
renaissance (« Renaître des blessures / D’un monde sans espoir »),
l’espoir d’un recommencement qui semble chez le poète consubstantiel au fait
même de se sentir exister : « Exister / même sur un coin de table / ou
dans le fond d’une assiette / mais exister rien qu’un peu // Se dire / que
tout recommencera / l’odeur des lilas / un bout de ciel bleu / exister encore
un peu ». Espoir dont il fait germe d’un espoir plus vaste à léguer à
ceux qui le suivront : « Mon image peu à peu glissera / Au
pied de vos souvenirs // Ainsi grandira votre espoir / de sourires assoiffées
de soleil ». Réinvestir les mots de la part perdue du rêve, « loin
de la nuit terrestre / Là où Internet ne saurait aller / Dans l’immatérielle
blancheur / Des illusions et de l’espoir », voilà bien la tâche que
s’assigne ici le poète. Dominique
Marbeau nous entraîne dans ses paysages de grands
arbres qui veillent, sur le temps (à la fois source et écoulement, naissance
et devenir), sur notre capacité à nous émerveiller, en ces lieux de la nature
où « chacun prend le risque / De mourir à chaque instant », disant
peut-être la beauté de l’instant qui se fait éternité. L’image du poète
déambulant dans une ville irradiée de lumière, qui « semble attendre une
renaissance » et dont le silence des rues « vient s’échouer
jusqu’au bord des fenêtres », et incertain de revenir chez lui,
n’illustre-t-elle pas la bifurcation possible vers le rêve ? Ces
« quelques gouttes insondables » qui donnent son titre au recueil,
ne se fraient-elles passage dans la faille bénie de l’éphémère, le cœur du
monde n’est-il pas en chacun de nous lorsque l’instant se fait répit dans la
souffrance des jours - la longue attente « sur le seuil de
l’amitié », à entretenir le feu - : « Mais si ma misère a
fleuri ce matin / Avant de s’éclipser totalement / Meilleures seront les
allées de l’éphémère // Quelques gouttes insondables / Comme le cœur de
l’univers » ? L’énigme de l’instant, le poète l’exprime par des
poèmes concis et ciselés, empreints d’une évidente aspiration à exprimer la
beauté dans son intériorité la plus essentielle, qu’on en juge : « Au
bout de la meurtrissure Un
défilé de noires gazelles Passe
devant les grilles Entre
la terre et l’eau Le
décor azuréen change Avec
l’ombre des versants Seules
des mains sûres Sœurs
d’elles-mêmes Préserveront
le sable intérieur » Le
désespoir, cependant, n’est jamais loin. L’auteur nous confie quelque part
écrire sans cesse « le même poème », dont il nous dit penser, dans
la proximité de la mort « entrée dans la maison », qu’il est
« impuissant à conjurer la nuit ». La quête serait donc lutte
quotidienne pour circonvenir la mort, tenant davantage à l’acte d’écrire
lui-même qu’au message particulier délivré par chaque poème. « Le
poème », chez Dominique Marbeau, « nous
met au monde », écrire est produire de la beauté, faire entendre cette
parole silencieuse, cette « musique du monde » qui bruit sous les
mots violents du quotidien. La parole du poème, il semble dans l’un de ses
poèmes en faire l’image de celle de l’arbre, ce double que nous avons planté
et qui grandit avec nous, riche de la mémoire de la terre comme nous le
sommes de celle de nos morts. Comme si cet arbre, qui porte notre renouveau,
était là à portée de regard et de silence, et qu’il suffisait d’épouser ses
gestes pour redevenir nous-même, dans la gratitude partagée d’un instant de
présence réciproque à l’autre : « Oublie
qui tu étais Quand
tu as planté cet arbre Regarde
aujourd’hui son écorce Et
sa lumière qui t’invite Écoute
les bruissements de son feuillage Inspire-toi
du mouvement de ses branches Vois
comme il te remercie Toi
qui grâce à lui N’es
plus la(e) même » La
postface du recueil dit la future perte d’influence des « vautours du
profit », l’avènement d’un monde coupé de ses racines que la poésie aura
pour mission de mener à guérison, enfin « la gestation d’un monde nouveau
de plus grande exigence, de progrès sans violence », utopie de la poésie
sauvant le monde qu’annoncent peut-être ces « quelques gouttes
insondables » de joie naissante. ©Éric Chassefière Voir aussi, dans ce même numéro, l’entretien
avec l’auteur réalisé par Éric Chassefière, avec un
choix de textes de plusieurs recueils, à la rubrique Terra
incognita. |
Note de lecture de
Éric Chassefière
Francopolis, janvier-février 2023
Créé le 1 mars 2002