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LECTURES – CHRONIQUES – ESSAIS

Novembre-décembre 2022

 

 

Giuliano Ladolfi : Le moment de la réalité.

 

Essai sur la poésie contemporaine.

 

(*)

 

 

« Lorsqu'il y a un blocage des faits, il n'y a rien d'autre à faire que de repartir des idées. »

Massimo Tronti

 

Cette réflexion intervient après 25 ans de travail au sein du magazine de poésie Atelier et nous ne nous lassons pas de réfléchir sur la situation de la poésie contemporaine. Nous avons lu, écrit, étudié, organisé des réunions, des conférences et des débats avec de nombreux spécialistes pour essayer de comprendre les raisons pour lesquelles cet art atteint aujourd'hui, comme jamais auparavant, le point le plus bas de la crédibilité dans l'opinion commune de l’Italie et peut-être aussi dans d'autres parties de l'Europe.

Personne, en effet, ne peut prétendre encadrer un phénomène aussi complexe, malgré un long militantisme et une passion qui remonte aux années d'enfance. Pourtant, jamais comme en cette période où le monde poétique est miné par la crise de la critique et le pouvoir écrasant des médias de masse, ne s'impose la responsabilité d'un éclairage pratique soutenu par une recherche théorique, conformément à la tradition de notre magasin.

Il ne s'agit pas de la recherche d'un « canon » pour guider le lecteur, il ne s'agit pas d'établir une classification des auteurs majeurs et mineurs, il ne s'agit pas de constituer une vitrine dans laquelle placer un auteur à côté d'un autre ; aujourd'hui, plus que jamais, il faut un travail d'interprétation de ce présent « liquide » et insaisissable, qui nous permette d'envisager une lueur de connaissance non seulement sur le monde de l'écriture en vers, mais surtout sur la réalité dans laquelle nous vivons, à condition d'accepter l'hypothèse selon laquelle le grand art « révèle » les traits de la pensée, de la culture et de la société dans lesquelles il est produit.

Nous avons également développé un outil critique qui, à partir de la juste distinction entre philologie et critique littéraire, s'articule en trois étapes de l'arc herméneutique, comme proposé dans l'essai « Philologie, critique et anthropologie littéraire » (Atelier n° 5, mars 1997). La première exige l'explication d'un texte, d'une peinture, d'une sculpture, d'un film, de tout produit de l'art selon des perspectives philologiques, formelles, linguistiques et structurelles pertinentes pour l'objet examiné.

Déjà à ce stade, une aporie s'impose : les textes examinés constituent-ils le patrimoine significatif de la production poétique actuelle ? S'il n'est pas humainement possible de connaître et de lire l'intégralité des publications en vers, il est tout aussi vrai que ce n'est même pas nécessaire, du fait que le travail de critique est illimité et soumis à une révision constante.

La deuxième étape consiste en l'hypothèse d'un Idealtypus interprétatif wébérien : les œuvres sont analysées par rapport à la situation contemporaine, car l'individu-auteur vit dans le flux du devenir historico-culturel, avec lequel il tisse un rapport dialectique de conditionnement réciproque et donc d'explication réciproque. Une œuvre a une validité dans la mesure où elle interprète le devenir de la société humaine, dans la mesure où elle présente des éléments précis qui caractérisent une époque, qui nous permettent de comprendre le passé, le présent et parfois de prédire l'avenir. Et, pour les retrouver, il faut sortir du texte pour vérifier leur présence dans d'autres sphères, dans d'autres secteurs artistiques, dans le développement de la spéculation philosophique surtout, dans l'histoire de la pensée scientifique, sociologique, psychologique, dans tous les modèles, en somme, dans lesquels la culture, entendue au sens anthropologique, s'est manifestée. Ainsi, l'étude des caractéristiques culturelles d'une époque donnée doit être incluse dans le schéma plus large de l'évolution de la pensée et de la civilisation humaines.

À ce stade, nous nous heurtons à une deuxième aporie : sommes-nous certains que notre bagage culturel est suffisamment complet pour justifier une telle opération ? Même ici, nous ne pouvons pas faire d'évaluations certaines et documentées.

La troisième étape consiste à opérer un véritable experimentum crucis, c'est-à-dire à revenir sur les textes à la recherche de correspondances précises et exactes avec les résultats obtenus lors de l'étape précédente. Si l'opération donne des résultats positifs, l'arc significatif a été fermé et l'hypothèse est dotée de sens.

Ce système garantit-il une véritable objectivité de jugement ? Non seulement il ne le garantit pas, mais il ne l'exige même pas. L'objectivité n'est pas une exigence humaine : toute action implique un choix préalable, comme c'est aussi le cas pour toute prise de vue photographique.

Selon Gadamer, en effet, l'interprétation naît de la rencontre d'une réalité extérieure, celle de l'œuvre, avec l'interprète dans un moment historique précis, dans ce qu'on appelle la « fusion des horizons », qui permet de doter de sens les éléments déduits d'une telle opération et de les encadrer dans un système organique.

Puisque l'on se trouve au début de ce que l'on appelle la Wirkungsgeschichte ou « histoire des effets », c'est-à-dire au début d'un « horizon » dû au sujet contemporain, deux exigences fondamentales sont requises : l'humilité et le dialogue. L'humilité découle de la prise de conscience que toute hypothèse, toute réalisation est limitée et momentanée, comme en témoigne également l'histoire de la critique à l'égard des auteurs classiques. Le dialogue implique la recherche d'autres positions, fondées sur des hypothèses épistémologiques différentes, auxquelles on peut se comparer, se remettre en question, réviser et élargir ses convictions. Et en cela, nous nous inscrivons parfaitement dans la tradition de notre façon d'opérer la critique littéraire.

Le cadrage théorique de la situation culturelle contemporaine nous a permis d'aborder l'histoire de la poésie depuis le Décadentisme jusqu'à nos jours, ouvrant la porte à une compréhension de notre époque. Et nous ne nous sommes pas limités à une évaluation stylistique, nous avons cherché à porter des jugements en accord avec notre position esthétique : un mot « clair et fort » capable de « révéler » l'époque dans laquelle nous vivons. Et, dans cette optique, nous avons tracé les horizons interprétatifs de divers poètes contemporains. Et, puisque la culture se nourrit de la vie des gens, nous nous appuyons sur un objectif précis : proposer une poésie « à l'échelle humaine », c'est-à-dire une poésie qui reflète sa composante individuelle et collective avec tous ses problèmes, ses angoisses et ses grandeurs.

À ce stade, une précision s'impose : comment un texte poétique possède-t-il la profondeur qui le rend capable de projeter un faisceau de compréhension sur notre époque ?

Il n'est pas possible d'indiquer des solutions universelles et nécessaires, car chaque écrivain et chaque époque en a trouvé d'originales, parfois dans le cadre d'une tradition et d'un genre littéraire, parfois de manière résolument novatrice. La « perception » de la poésie, en effet, est sujette à variation. Un poème épique contemporain ne serait guère lu aujourd'hui, tout comme il n'était pas d'usage au Moyen Âge d'écrire des romans en prose. Pendant le Romantisme, la poésie lyrique et la poésie civique régnaient en maître, pensez à nos deux grands interprètes : Giacomo Leopardi et Alessandro Manzoni. Aujourd'hui, par exemple, il est beaucoup plus difficile d'écrire une poésie civique de valeur sans tomber dans la rhétorique. À chaque époque, donc, et à chaque auteur – puis à chaque critique – est délégué le problème de savoir comment écrire de la poésie à l'époque où il vit.

Sans préjudice de la notion de « fondamentalement humain », tout précepte et tout manifeste sont stériles, même s'ils peuvent orienter et susciter des comparaisons et des débats. Tout d'abord, nous refusons de poser le concept de « goût » comme critère, pour la raison qu'il empêche toute comparaison, qu'il n'est pas sujet à justification et motivation, et qu'il se lie fatalement à une subjectivité absolue.

La reconnaissance de la poésie du XXe siècle et l'examen des textes contemporains se sont appuyés sur une intuition stupéfiante de George Steiner, selon laquelle, à la fin du XIXe siècle, en plein âge décadent, s'est produite la plus grande révolution de l'histoire de l'humanité : le détachement de la parole de la réalité. Par conséquent, la poésie, au lieu de « raconter » le monde, ne « raconte » qu'elle-même, comme cela s'est produit d'une part dans les mouvements d'avant-garde et d'autre part dans l'hermétisme, lorsque le poète, au lieu de se plonger dans le « magma » de la vie, se réfugiait dans le monde platonique des idées. Et, selon cet Idealtypus, nous lisons la production du siècle dernier : de l'évasion à la recherche de la réalité.

Celui qui a réalisé le gigantesque travail de dépassement de l'abîme du détachement est Mario Luzi (« Vola alta parola / tocca nadir e zenit della tua significazione » – Vole haute, parole / atteins le nadir et le zénith de ta signification), à travers un travail solitaire qui a duré plusieurs décennies ; il a abordé le problème non pas dans la forme, comme ont tenté beaucoup d'autres, mais dans le fond (substantia), en cherchant en profondeur les apories épistémologiques. Et malheureusement, son magistère aujourd'hui, dix-sept ans après sa mort, reste stérile parce qu'il n'est pas compris, pas connu et pas apprécié.

La parole poétique, donc, la parole « claire et forte », est appelée aujourd'hui à « dire » le monde, l'individu, la société, à y jeter des rayons de lumière, même de manière problématique, non résolue, limitée. Si nous acceptons l'image heideggérienne selon laquelle le poète tient la lanterne pour guider l'humanité, il est également difficile d'accepter que le langage soit la « maison » de l'être. Selon nous, c'est l'être, ou plutôt l'existant, qui est le « foyer » du langage. La poésie n'est donc pas à chercher dans le langage, mais dans la vie.

La vie, donc, et la réalité dans toutes ses manifestations.

De cette position découle un concept de poésie « réaliste », dont le sens doit être soigneusement clarifié afin de ne pas provoquer de malentendus ou de mauvaises interprétations.

Par ce terme, nous n'entendons certainement pas la description minimaliste d'un événement, la reproduction pure et simple d'un paysage ou la mimesis d'une interview. La poésie, et l'art en général, saisit l'existant dans toutes ses composantes. En effet, jamais auparavant elle ne s'est présentée comme un outil nécessaire à une connaissance qui dépasse les limites de la science et des disciplines purement intellectuelles. La réalité ne peut être circonscrite à sa seule dimension « quantitative » selon la physique galiléenne, mais présente un aspect irréductible à l'instrument mathématique, qui est l'aspect « qualitatif » non mesurable, et qui comprend la relation que l'être humain entretient avec le monde, avec ses semblables et avec lui-même, et qui se réalise dans le vécu des rêves, la souffrance, la joie, la solidarité, l'amour, les horizons de sens... Bref, il s'agit de la totalité de l'existence telle qu'elle parvient à la conscience.

Ainsi, le concept de "réalisme" implique la dimension entière de la perception, de la vie et de la conception. Nous en déduisons que la grande poésie est celle qui parvient à saisir la totalité de la réalité, celle qui dans l'être individuel parvient à découvrir le sens de tout notre être, celle qui dans l'objet sait saisir l'univers.

 

Mais pourquoi l'être humain avant le temps

doit enlever à soi-même l'illusion

qu'après la mort va-t-il continuer à vivre ?

 

(Ugo Foscolo, Dei Sepolcri, vv. 23-25)

 

Le « mais » de ce passage représente la rébellion la plus authentique et la plus complète de l'homme contre le mécanisme des Lumières, incapable de trouver un sens à l'existence. Foscolo, après avoir déclaré qu'avec la mort l'individu disparaît complètement et qu'il n'y a pas de survie, pense, contre toute conviction logique personnelle, que l'homme a besoin de « s'illusionner », de « se tromper » pour continuer à vivre et réaliser les idéaux d'amour, de patrie, de beauté, de poésie, dont l'âme humaine ne peut se passer.

 

Que fais-tu, lune, au ciel ? Dis-moi, que fais-tu,

Lune silencieuse ?

 

Des vers d'une « banalité » choquante si nous réfléchissons au fait que nous utilisons la même question tous les jours lorsque nous ne comprenons pas la façon dont une personne agit. Pourtant, c'est précisément dans cette « banalité » que se trouve l'une des étapes les plus profondes que l'humanité ait produites depuis la destruction de la synthèse classique-chrétienne. Le pasteur-Léopardi ne peut s'empêcher de chercher le sens de l'univers.

Ces vers ne peuvent-ils pas être indiqués comme emblématiques d'une poésie « réaliste » ?

Si Wittgenstein déclare que « le sens du monde est à l'extérieur de celui-ci », Montale représente sa vaine recherche humaine comme « suivre un mur / qui a des tessons de bouteille pointus sur le dessus ».

Les exemples significatifs ne manquent pas dans la production de Mario Luzi. Citons-en un seul : « Il sait et ne sait pas », un concept qui se réfère aussi bien au monde animal qu'au fleuve. Le poète fait ici référence à la conception universelle « panpsychiste », en analogie avec la pensée ultérieure de Philip Goff, selon laquelle « la conscience imprègne l'univers et en est une caractéristique fondamentale », concept qui s'oppose à la pensée totalisante de la science.

C'est la grande poésie qui traduit une perception, une pensée, une sensation, une conception (pensez à Dante) en gestes, actions, représentations, questions...

Le sonnet Langueur de Paul Verlaine témoigne de l'atmosphère qui pèsera sur la civilisation décadente au tournant des XIXe et XXe siècles, signe de la fin de la Modernité.

Eliot, lui aussi, en voit la conclusion par une phrase tirée du langage courant : « VITE, S’IL VOUS PLAÎT, NOUS FERMONS ».

L'étymologie même du mot « parole », qui dérive du latin ecclésiastique parabole, allusion évidente à la prédication évangélique, en est un témoignage éloquent. Le terme, à son tour, dérive du mot grec parabolê, qui renvoie au verbe paraballô, dont le sens premier est de « jeter à côté », « placer près » et, par rapport à cela, « comparer » (comme les histoires du Christ). La « parole » poétique authentique sait donc devenir un sens qui lui est proche, qui est « au-delà", non « autre », qui, sans tomber dans la métaphore ou l'allégorie, enferme et témoigne d'une totalité expressive.

« Réalisme » signifie que la poésie est, avant tout, une « chose ». Comme affirme Maurizio Cucchi avec une grande perspicacité dans son article "Oltre Banksy e Cattelan… cercando il meglio" (Avvenire, 7 janvier 2020), en consonance avec notre position, « l'art n'est pas une idée, c'est essentiellement un artefact, qui requiert, en tant que tel, une aptitude spécifique et un travail d'atelier patient, en forte présence de passion et d'étude ».

Cette conception du « réalisme » ne doit pas être assimilée à l'allégorie médiévale, selon laquelle aliud dicitur aliud demonstratur, c'est-à-dire qu'on dit une chose pour en dire une autre, mais idem dicitur et idem demonstratur, la même chose est dite et est démontrée. De même, il ne faut pas le confondre avec le corrélatif objectif, car la présence ou l'absence du moi lyrique est indifférente. La valeur de la représentation, donc, comme l'être humain dans la conception personnaliste, se dit elle-même (élément individuel) et dit le général (élément commun). Il faut évidemment trouver la solution capable de discerner dans l'existant l'élément « placé près » qui « démontre » aussi l'autre et capable d'unir les deux réalités contradictoires, comme si la représentation réussissait et ouvrait des horizons de sens capables de nous faire comprendre le moment historique et l'être humain.

 

Odi et amo. Quare id faciam, fortasse requiris.

Nescio, sed fieri sentio et excrucior.

(Je déteste et j'aime. Ne me demande pas pourquoi je suis dans cet état.

Je ne le sais pas vraiment, mais c'est ainsi et je suis déchiré par cela).

 

At regina dolos (quis fallere possit amantem ?)

praesensit, motusque excepit prima futuros

omnia tuta timens.

(Mais la reine - qui pourrait tromper une personne amoureuse ?

percevait les intrigues à l'avance et comprenait immédiatement ce qui allait se passer

parce que les amoureux craignent même l'évidence).

 

Des vers sublimes de deux poètes de la Rome antique, Catulle et Virgile, qui peignent l'âme de tous les amoureux trahis de tous les temps et de tous les lieux.

La poésie « réaliste et personnaliste » est donc une représentation concrète dans laquelle toutes les facultés de l'être humain convergent de manière constructive : pensée, sentiments, attentes, horizons, espoirs, doutes, conquêtes. Ce n'est pas pour rien que je parle d'art « holo-crématique », d'art qui engage la totalité de la personne et pas seulement l'intention (art conceptuel), pas seulement la philosophie, etc.

Facile ? Très difficile, très difficile... et c'est là qu'entre en jeu le talent, mûri, comme le dit Cucchi, par un travail acharné, par de longs exercices, par des études « folles et désespérées » et par des recherches inlassables. Il ne suffit pas de savoir à quel point la poésie devrait être grande, on peut peut-être l'apprécier et l'évaluer, mais lorsqu'on passe au stade du poieén, chaque prescription sonne comme une véritable limitation.

En conclusion, nous voudrions préciser qu'une telle position, qui n'est en aucun cas proposée comme unique ou universelle et nécessaire, a un fondement et une justification précise, épistémologiquement motivée et soutenue. Il ne s'agit pas d'une bizarrerie, d'un goût ou d'un effet de mode, mais d'une perspective, déjà présente d'ailleurs dans divers textes contemporains, qui peut contribuer à relancer la fortune de la poésie et à lui rendre sa tâche de « nourrir l'humanité », qu'elle a accomplie en presque trois mille ans d'histoire.

 

© Giuliano Ladolfi

 

 

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Une image contenant personne, arbre, fenêtre, homme

Description générée automatiquement

Photo extraite de Recours au poème (1 mars 2022)

 

Poète, essayiste et éditeur (la maison d’édition G. Ladolfi editore, la revue Atelier), diplômé en littérature à l’Université catholique de Milan, Giuliano Ladolfi a déjà honoré notre revue avec des contributions poétiques bilingues (extraits de son recueil Au milieu du gué à la rubrique D’une langue à l’autre de mai-juin 2021, avec une présentation de son œuvre et de son activité littéraire). 

 

 

Essai de

Giuliano Ladolfi

Francopolis, novembre-décembre 2022

 

 

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Créé le 1 mars 2002