LECTURE - CHRONIQUE
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LECTURES – CHRONIQUES – ESSAIS Automne 2024 À la découverte de
Roberto San Geroteo Par Michel Herland (*) |
D’ailleurs en ce moment-même tu t’adresses à quelqu’un que tu ne
connais pas en espérant qu’il s’arrêtera un jour sur l’une de ces paroles à défaut de les entendre de ta bouche en temps et heure Tant
et tant de poètes. Leurs œuvres sont parfois abritées dans de « grandes
maisons », d’autres chez des éditeurs plus confidentiels, souvent à
compte d’auteur déguisé ou non, d’autres enfin s’éparpillent dans le vaste
univers numérique. Face à la pléthore on pique au hasard, hasard des
rencontres, d’un article lu ici ou là ou d’une visite dans une librairie (si
tant est qu’elle accorde à la poésie toute une place suffisante) et l’on
s’arrête parfois sur un titre, un nom, voire simplement une belle couverture,
promesse de beaux vers. En
l’occurrence, le chroniqueur n’avait aucune raison de s’intéresser à Roberto
San Geroteo, né en 1951 à Rennes de parents venus d’Espagne, pays dont il
enseigne la langue, sinon qu’il figure dans la Collection de l’umbo à
côté de poètes comme Pierre Peuchmaurd, ce qui est un gage de qualité. Sans
compter que les ouvrages de cette collection dirigée par Jean-Pierre Paraggio
sont en eux-mêmes de beaux objets, amoureusement confectionnés qui
communiquent l’envie de lire (1). * *
* Roberto
San Geroteo ne livre ses élans que dans de rares plaquettes. L’épigraphe de
cet article – qui fait référence, pour sa part, à la rareté des lecteurs –
est tiré d’Asi en la paz como en la guerra, un ensemble de
poèmes (en français) puisés dans « la galaxie figée des
souvenirs », souvent tintés d’humour à l’instar du père en caleçon, du
professeur qui enseigne son thé lipton à la main…, souvenirs de lecture aussi
bien : … comme ce vieux rabin dont parle Franz Kafka en marge de son journal après l’avoir vu manger avec des ongles en deuil. Ces
lignes qui concluent le poème « Boulevard », respectivement de
6-6-7-7-6 syllabes, sont-elles des vers ou de la prose ? Question qui
vaut pour les vers libres en général. Juste pour l’exemple, il vaut la peine
de relire ce même extrait mais écrit à la suite, comme de la prose : …
comme ce vieux rabbin dont parle Franz Kafka en marge de son journal,
après l’avoir vu manger avec des ongles en deuil. On
constate qu’il y a bien une différence. « Couper les lignes »,
comme on dit péjorativement, apporte dans ce cas une cadence, une musique si
l’on préfère, qui n’existent pas ou pas autant dans le texte écrit à la
suite. C’est toute la différence entre le poétique et le prosaïque, aussi
subtile soit-elle. La chose est certes compliquée car il existe aussi une
prose poétique… * *
* Tel
est justement le cas dans cette autre plaquette, Le Feu fait son
travail, une suite de paragraphes. Ainsi celui où l’auteur, lui-même
professeur, comme déjà noté, décrit ses états d’âme à la fin d’un cours sur
un mode un tantinet surréaliste : Son goût et son odeur aux mains
quand je les élève au-dessus de la tête en répétant la question pour la
prochaine fois. Le cours est fini. Je regarde la fenêtre en pleine lumière.
Mon corps a roulé jusqu’en bas du talus. Il s’en dégage une puanteur d’un autre
monde. Le père défunt et la sœur aînée se scandalisent affectueusement qu’il
n’y ait personne pour se pencher davantage sur cette dernière question sans
réponse. Ouvrir la fenêtre et repartir comme on est venu avec un pied de nez
de passe-muraille aux poursuivants. Si
l’on faisait l’expérience inverse de celle que l’on vient de faire, si l’on
essayait de couper ces phrases, on verrait tout de suite que cela ne
fonctionne pas. Nouvelle preuve du résultat précédent : les vers ne sont
pas de la prose et réciproquement. * *
* Quand il n’y a plus personne rassemble des poèmes empreints de
nostalgie : pensées mélancoliques, souvenirs de personnes disparues ou
non. Le charbonnier dans la neige à tout petits pas le vieux cheval jaune le suit son haleine grise se mêle à la fumée du mégot la lanterne veille et leur montre le chemin vers l’aube qui ne vient pas. * *
* À
la différence des trois plaquettes publiées dans la Collection de l’umbo, le
dernier ouvrage examiné ici appartient au catalogue des éditions À l’index.
Il comporte deux ensembles distincts, des poèmes de longueurs variables (six
lignes à deux pages) dans Le Havre de Grâce, des (sortes de)
haïkus dans Un caillou dans la bouche. Le
premier cultive la même veine nostalgique que Quand il n’y a plus personne … Il a d’abord lu par-dessus mon épaule après la mort, il y aura le temps la nuit, le jour c’est lui, la douleur aussi dit-il, dans un sourire, les yeux brillants d’ignorance, fraternels. Un
clochard : … Son regard de chien triste à qui on ne la fait plus rongeant toujours le même os en silence comme s’il s’agissait d’un cœur de silex. Un
« cœur de silex », à l’instar de Frantz Fanon
« guerrier-silex » dans le poème de Césaire : … FANON tu rayes le fer tu rayes le barreau des prisons tu rayes le regard des bourreaux guerrier-silex vomi par la gueule du serpent de la mangrove (Aimé
Césaire, Moi, Laminaire) L’amour
et l’enfance sont associés dans plusieurs poèmes, auxquels se mêle comme dans
l’extrait suivant curieusement une note trouble : … pour te dire de venir et revenir le plus nue possible dans cette clarté obscène jusqu’à l’obscure enfance. Les
poèmes de la seconde partie, Un caillou dans la bouche, sont de
l’aveu même de l’auteur dans sa postface inspirés des haïkus, même s’ils ne
respectent pas les règles très strictes du haïku japonais (trois vers de
5/7/5 syllabes ; référence obligatoire à la nature). L’enfance apparaît
ici à nouveau comme un thème majeur : Un enfant se dévisage voit-il la mort pour la première fois ? Ou
bien : Un enfant goûte sur le seuil la voisine Belle
image évocatrice d’un moment familier, l’enfant qui prend son goûter sous le
regard d’une voisine, mais le poète a-t-il perçu le double sens de ce tercet
? « Un enfant goûte sur le seuil la voisine » ne signifie pas la
même chose, en effet, que « Un enfant goûte / sur le seuil la
voisine ». Dans les
deux poèmes ci-dessous la nature est présente : Là-bas dans ton enfance Une petite rivière J’y trempe toujours les pieds Ton visage mon enfant pour partir sous la neige Encore la
neige mais cette fois sans l’enfance : Tombe des branches la neige au creux des cœurs * *
* Faut-il
repréciser pour finir que ces quatre plaquettes – qu’elles soient publiées à
l’Umbo par Jean-Pierre Paraggio ou À l’index par Jean-Claude Tardif – sans être
à proprement parler des ouvrages pour bibliophiles, sont des objets de choix
autant pour les illustrations et le soin apporté à l’édition, la maquette,
les papiers, que pour la qualité même des textes, des objets que l’on se
plaira à feuilleter et à conserver ? (1)
Cf. nos articles sur Joël Gayraud / Virginia Tentindo et Pierre
Peuchmaurd : https://mondesfrancophones.com/comptes-rendus-2/pierre-peuchmaurd-un-poete-a-redecouvrir/ et
francopolis.net/Vie-Poete/P.Peuchmaurd-M.Herland-2024-2.html
©Michel Herland |
(*) Cet article fait référence
aux recueils suivants de Roberto San Geroteo (sur ce poète franco-espagnol
voir wikipedia.org) : Quand il n’y a plus
personne,
frontispice et illustration de Jean-Pierre Paraggio, Collection de l’umbo,
Sète, 2024, 12 p. Asi en la paz como en
la guerra,
frontispice et illustrations de Jean-Pierre Paraggio, Collection de l’umbo,
Sète, Éditions l’An Demain, 2022, 20 p. Le Feu fait son
travail,
frontispice et illustrations de Roland Giguère, Collection de l’umbo, Paris
et Toulouse, 2022, 20 p. Le Havre de Grâce
(Fin du monde an 03/04)
suivi de Un caillou dans la bouche, accompagné de huit photos-images
de Léo Verle, Épouville, À l’index, 2021, 48 p. |
Roberto San Geroteo
Par Michel Herland
Francopolis, automne 2023
Créé le 1 mars 2002