LECTURE - CHRONIQUE 

 

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LECTURES – CHRONIQUES – ESSAIS

Hiver 2025

 

 

Note de lecture de Nicole Randon :

 

Anne de Commines et Davide Napoli.

Avec inter dictions.

 

(Éditions Unicité, 2024, 126 p., 14 €)

 

 

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(*)

 

 

Anne de Commines ou l’écriture en partage

 

Femme de lettres, biographe, éditrice, romancière et poète, Anne de Commines publie régulièrement depuis 35 ans. Guidée par un esprit de partage, elle aime croiser son écriture avec d’autres artistes.

Le titre du livre AVEC INTER DICTIONS, confirmant ce goût pour la collaboration dans la création, a été donné à un recueil co-écrit en compagnie de l’écrivain et plasticien Davide Napoli. La qualité sonore de cette œuvre apparaît d’emblée : elle se goûte et s’écoute comme une musique. Ce recueil est aussi à goûter avec les yeux et demande à être feuilleté comme un livre d’artiste.

 

L’expérience de l’œil qui écoute

 

Ce recueil écrit à quatre mains invite le lecteur à s’interroger sur la manière dont il a pu être produit, car les textes semblent écrits et agencés comme une partition musicale, une composition vocale évoquant une cantate ou un motet. Le duo, sans faire surgir une voix dominante, introduit plutôt un dialogue qui joue avec des variantes et des échos entre les deux voix qui vibrent en alternance, avec des décalages. La qualité musicale des poèmes apparaît dès qu’arrive la 1ère voix qui s’imprime en nous, en ouverture, dans son phrasé rythmé :

 

« Un aléa nous pressent et se condense dans la courbe de l’air »

 

Ce vers liminaire lance la cadence d’une partition poétique. Un autre phrasé va s’introduire pour traverser la matière sonore de la page suivante, le temps d’un plongeon de haut en bas, de l’aigu au grave, en quelques mots ou groupes de mots éparpillés le long d’une verticale.

Les deux voix de cette suite musicale viennent ainsi se frayer un passage dans un effet de spirale, ajoutant au contre-point choral l’illusion d’une explosion d’échos, entre « cri de l’oubli » et « précipitation du silence ». De page en page les mots résonnent et les deux voix se répondent avec des accords s’étirant parfois en bourdon continu ou en décalage. Un « murmure de l’autre côté » ou « d’infimes ralentis » impulsent des changements rythmiques qui passent de « fines goulées répétitives » à un « essaim de prières reptiles / percussions et solides ». La musicalité de l’écriture joue aussi parfois avec des « silences en fragments de chair » : nous pourrions parler d’une sorte de lyrisme énergétique, car le chant poétique restitue le souffle, fait entendre l’inspiration et l’expiration et montre « l’incommensurable pas du silence » Le recueil, proche d’un livret musical par son écriture quasi acoustique, fait entendre le chant de la pensée, dans une langue qui montre qu’elle se cherche pour se partager entre deux poètes pour être également partagée avec les lecteurs.

 

Pulsation brève au muet des lèvres.

Langue à peine close.

Matière à matins.

 

La mise page comme un art des mots

 

Le texte édité est soigneusement mis en espace sur la surface blanche de la page. Le choix délibéré de l’italique, l’utilisation amplifiée du blanc qui espace des suites de mots, les choix typographiques en font un objet graphique d’une étonnante qualité plastique. Les poètes paraissent être les maquettistes du livre ainsi conçu. Entre épure et prolifération, transparence et obscurité, l’alternance des pages bouscule nos habitudes de lecture du fait de leur succession, car à une page où les mots ou groupes de mots sont spatialisés de façon éclatée fait suite une page de vers alignés dans une autre police. Nous lisons par exemple à gauche :

 

                TOMBER

 

sans mouvement du

 

                                 geste       pure note d’oubli    

 

Le quintil de réponse sur la page de droite commence ainsi :   

 

Un aléa consent à nous et se condense dans la courbe de l’air

Raréfier la page blanche et traduire l’éclat en pointillés

 

L’ensemble forme une sorte d’art poétique, où s’énonce de loin en loin une série de règles. Les injonctions ne manquent pas d’humour : « Énoncer l’instant [...] Clarté oblige ». Le texte joue volontiers avec la ponctuation - « soigner le point final puis advenir » - et produit un effet optique de décalage. Le lecteur doit régler la focale et basculer dans un autre système de décryptage, car après le cadrage propre au poème, la page nouvelle donne à voir sur toute sa surface une sorte d’explosion de bulles, d’éparpillement de mots, de fragments de phrases, et variété de polices sur lignes séparées par blancs de taille variable :

 

« la voix s’absorbe – (blanc) – transpiration du visage »

 

Parfois en milieu de page, surprise : isolé sur la droite, un seul mot, un infinitif en capitale, italique et gras – COUPER – crée une forme d’opacité, tout en faisant appel au sens du terme, par auto-référence : coupure des habitudes de lecture, « chute en plein ciel », rupture du continuum habituel ? La mise en espace du texte sur la surface des pages crée un dispositif visuel singulier. Comment lire ce recueil ? « SANS COMMENT TAIRE », nous répond un inter titre malicieux : « Peut mieux faire » !

Un chemin est ouvert pour trouver du sens alors même que le sens se disperse (par éclatement) et se dérobe (par des blancs). Pour s’orienter dans ce labyrinthe textuel, les auteurs nous montrent que l’on peut faire confiance aux balancements, envois et réponses. Il faut parfois s’accrocher à un mot en haut de page. Le sens du mot (pas seulement le son du mot !) prend un rôle gouverneur : « ivresses de la résonance ». Nous traversons alors les éléments, l’eau, les rêves, le feu qui activent notre pensée, comme l’évoquait Bachelard parlant de « noyaux de force et d’action, foyers d’éclairs et d’émissions, portant au loin l’initiative et la prémonition ». Un nouvel espace-temps se crée : « Quête indélébile, bouffée de blanc : par où commencer ? »

N'oublions pas que Davide Napoli, Docteur en Philosophie et en Arts et Sciences de l’Art, est un expert en actions poétiques, un maître de lectures participatives lors desquelles il propose ses feuillets au public invité à mettre en voix ses vers : autant d’expériences de poésie participative sous la conduite du poète chef d’orchestre ! 

Nous retrouvons ici une belle dynamique de jeu entre sons et sens des mots : « À recommencer ». Dans ce recueil cette dynamique impulse pour le lecteur/auditeur des effets herméneutiques : nous tournons autour d’un inconnu, un indicible, nous avançons à différents régimes, plus ou moins vite ou lentement, au gré de « zones aveugles ». Il faut « Utiliser de solubles contre-jours ».

Le lecteur confronté aux limites d’une lecture qui n’est pas univoque doit trouver son propre équilibre devant une écriture qui est à l’écoute de l’autre tout en s’inventant elle-même : car il y a « murmure de l’autre côté ». Le processus créatif du texte en devenir est ainsi rendu visible.  Le vers « Avez-vous des questions ? » est certes à prendre avec humour, mais peut-être aussi au sérieux !  

À nous cependant de lire et entendre cette œuvre en écoutant ce conseil :

 

Opter pour le repos, de nature volatile

Et rendre l’équation lisible de l’intérieur

 

 Voilà une écriture certes étonnante, voire déstabilisante, dont les zones apparemment énigmatiques nous instruisent peut-être, nous lecteurs, sur nos propres mystères.

 

©Nicole Randon

 

 

(*)

Nicole Randon, agrégée de lettres modernes, ancienne professeure au lycée Henri IV, est poète, performeuse, responsable du Lundi des Poètes à la Société des Poètes Français. Elle contribue avec des chroniques, essais et notes de lecture à notre revue depuis 2024 (aux rubriques Vues de francophonie, et Lectures-chroniques).

Dernières parutions : L’écho des corps, éditions du Cygne, avril 2024 ; Paysages fragmentés, éditions Unicité, novembre 2025.

 

Sur Anne de Commines, voir aussi son site.

Sur Davide Napoli, voir aussi des chroniques à ses recueils par Carole Mesrobian, dans Recours au poème.

 

 

 

Note de lecture de Nicole Randon

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Créé le 1er mars 2002