LECTURE - CHRONIQUE
Revues
papier ou électroniques, critiques, notes de lecture, et coup de cœur de
livres... |
|
LECTURES –CHRONIQUES
Note de lecture par
Dominique Zinenberg :
Vigiles des villages, de Bernard Fournier
(Prix Troubadours/Trobadors 2020, Cahiers de poésie verte, 12 €)
(*)
Chanter
le peuple de pierres Entre
poèmes en prose et poèmes, Vigiles des villages, se répartit en quatre
temps : « Pierres levées » d’abord ;
« Statues-menhirs » ensuite ; puis « Vigiles des
villages » et enfin « La pierre parle ». En tout quarante et
un poèmes denses, assez courts, ciselés, formant alignement convoquant mythe,
inscriptions dans une histoire, présent et présence. Aucune
froideur dans l’évocation des « menhirs, dolmens, obélisques, cippes et
stèles » (p.20), tout au contraire. C’est, à qui sait voir et lire, de
vie intense qu’il s’agit avec les pierres, dans les pierres, à même les
pierres. Vie à découvrir, à décoder, à décrypter, à faire jaillir. Le
paradoxe à l’œuvre, dans le recueil, c’est d’écarter l’idée commune que la
pierre est inerte et que rien ne l’affecte ou qu’en rien elle ne peut nous
affecter. La pierre est vive puisqu’elle témoigne du plus lointain temporel
et que le poète peut même l’implorer « Pierres, pierres, souvenez-vous
de nous » (p. 21) Et ce n’est rien de dire combien Bernard Fournier la
personnifie tout au long des pages où tel un Pygmalion, il métamorphose
chaque pierre en présence, en histoire, en souffle et pulsation. Comme dans le bois, on
parle d’une âme, dans chaque pierre bat un
cœur (p. 21) La
pierre recèle en elle toutes les nuances des sentiments, des affects et son
langage est clair pour peu qu’on prenne le temps de la voir et de l’écouter,
d’être « vigile » de ces « vigiles des villages » : Quand une pierre sourit et regarde haut dans le ciel
les lignes de son destin tu retrouves les cryptogrammes des
menhirs qui évoquent un visage une femme pierre, mère-menhir-mémoire, hanches larges lourdes sur le sol
(p. 18) Avec
le poète, on découvre ou redécouvre la sensualité de la pierre, comme si elle
aimantait celui qui la regarde et le conduisait irrésistiblement à la
caresser en un geste érotique venu de la nuit des temps : L’homme a longtemps touché
la pierre, il la caresse l’effleure trois de ses doigts la
marque sur le grès (p.33) À
cela s’ajoute la sensualité sonore que l’agencement des mots dans le vers
révèle de telle façon que la pierre évoquée semble vibrer comme un instrument
de musique. Ainsi dans le passage qui suit les allitérations en
« r » fluidifient la masse minérale la délivrant de toute
pesanteur : Les ciels se recueillent au
bout de leur lumière devant les statues-menhirs ; la lune arrache aux pierres des
lambeaux de ta fièvre ; tu maintiens dans ta mémoire ces
formes de calcaire à l’orée des forêts tu reconnais dans ce champ
ordonné de pierres un lieu où les âmes reviennent tu devines ce dessin sur les
pierres qui fait vivre les morts : trois traits bien tracés
rappellent un ancêtre, une mère (p.15) Le
minéral travaillé depuis des millénaires par l’érosion, le vent, ou la main
des hommes raconte l’histoire de l’humanité et s’apparente à la présence des
dieux sur terre. C’est cette force primitive, à la fois géologique,
préhistorique, légendaire ou mythique qui donne à la pierre de grès, de
granite ou de calcaire sa dimension spirituelle. Elle est contemporaine des
représentations païennes, archaïques et animiste d’où vient sa force vitale
intemporelle et immédiate : Déesse mère, déesse féconde,
déesse matrone (…) tu souris quand ton époux te
revient au seuil de la mémoire tu souris pour accueillir le
baiser d’un fils oublieux (p. 19) La
pierre a cette capacité extraordinaire à faire le lien – magique – entre le
plus ancien et le plus récent : entre le dolmen et la stèle, un abîme,
un instant. C’est parce que la pierre, le monument en pierre, rappelle la
mort de ceux qu’on vient de perdre comme celle de générations lointaines. Le
proche et donc l’intime coïncident et rejoignent le plus lointain et l’un
réincarne l’autre car avec ce chant en l’honneur des pierres, Bernard
Fournier trouve le moyen de sublimer le deuil de sa mère. Il le dit
d’ailleurs simplement dans sa « Note liminaire » : « Les
statues-menhirs recueillies dans le bel écrin du musée Fenaille de Rodez
offrent une des premières représentations humaines. Elles sont l’écriture de
ces peuples dont c’est l’unique trace. Elles figurent le plus souvent des
femmes : nos mères. Et peut-être est-ce à l’occasion de la mort de la
mienne que mon inspiration s’est tournée vers elles. » Ce
recueil est donc un tombeau à la manière de ceux de Mallarmé. La
tristesse cependant ne serpente que souterraine, à bas bruit. Le plus
pressant c’est que la pierre soit animée d’une vie intense, restituée,
réhabilitée, enfin reconnue. Et inversant le lieu commun, le poète fait
comprendre que le statut d’être pierre, forme fixe, forme d’immobilité et de
mutisme, qui renvoie à l’idée de mort, est en fait ce à quoi, contre toute
attente, on aspire : Nous souffrons de ne pas être pierre nous sommes trop neufs et trop
bavards nous manque le silence des siècles
(p. 24) Traces,
empreintes, cryptogrammes, signes, langage, la pierre est la somme de ce que
fut l’humanité, elle en est le témoin, la blessure comme le pansement. La
pierre parle, chante, gémit et promet. Elle s’est laissé sculpter, elle se
laissera saisir et modeler autant par les éléments que par les humains. Sa
sublimité c’est d’être ce qui est le moins dégrossi et le plus haut dans
l’art. La pierre parle, me parle doucement, comme une voix qui vient de
l’histoire : elle me parle de la forêt, de
la rivière, de ses gabares, elle me sourit de trois doigts
sur ses lèvres, elle me reconnaît, elle me fait
signe : elle agite ses lignes dans ma
chair (p.40) Pourquoi
est-on bouleversé à la lecture d’un recueil n’ayant d’attention, voire de
vénération, que pour des pierres ? C’est qu’avec le poète Bernard
Fournier, on l’aura compris, les pierres deviennent l’âme de nos âmes et par
la force du verbe elles semblent dialoguer avec nous, comme le poète dialogue
avec elles. Elles frémissent par ces vers fervents qui cherchent à relier le
ciel à la terre, les dieux aux hommes, les signes aux sens. Ainsi
la pierre concentre en elle sensualité, mémoire immémoriale ou immédiate
rassemblant aussi bien les mythes de la fécondité que ceux de la guerre (On
songe à Cadmos en particulier quand Bernard Fournier évoque les « hommes
armés » page 27.) Mais la pierre est aussi invitation à la méditation,
au recueillement, voire à la prière : A Stonehenge, à Newgrange, dans toutes les Irlandes dans toutes les Bretagnes, dans tous les Rouergues à Carnac comme à Conques les hommes rendent grâce à la
pierre, figurent une femme, une déesse,
une sainte. une mère ; Comme dans le bois, on parle d’une
âme, dans chaque pierre bat un cœur. Forêt de menhirs, champs de
souvenirs, allées souveraines vous êtes nos mémoires absconses
mais réelles auxquelles seulement manque un commencement
de chant Pierre, pierres, souvenez-vous de
nous (p. 21) ©Dominique Zinenberg Quelle meilleure
illustration de cette lecture et de ce recueil évoquant les pierres-mères,
que « l’idole noire » vénérée au sanctuaire d’Aphrodite à Paphos,
sur l’île de Chypre ? (image reproduite du site https://visitworldheritage.com/fr/eu/le-sanctuaire-daphrodite/ace29a88-1dab-46fa-8076-5debd0b1cdeb) (*) Dernier prix
Troubadours/Trobadors décerné par Jean-Pierre Thuillat (voir dans ce même
numéro le dossier-hommage
qui lui est dédié, dont un témoignage de Bernard Fournier). |
Note de lecture
de
Dominique
Zinenberg
Francopolis,
mars-avril 2021
Créé le 1 mars 2002