Une escale à la rubrique "Coup de
cœur"
découvrir un poème qui nous a particulièrement touché
par sa qualité, son originalité, sa valeur
Nous redonnons vie ici aux textes qui nous ont
séduits,
que ce soit un texte en revue, en recueil ou sur le web.
***
Poèmes « Coup de
Cœur » des membres du Comité
Hiver 2024
Colette Klein, choix Dominique Zinenberg
Olivier Fauran, choix Éliette Vialle
Lorand Gaspar, choix
François Minod
Jacques Réda, choix Mireille Diaz-Florian
Claude Luezior, choix Dana Shishmanian
Ida Jaroschek, choix Éric
Chassefière
Jean Perron, choix Michel Ostertag
Pat Ryckewaert, choix
Gertrude Millaire
Habib Tengour, choix
Louisa Nadour
choix Dominique Zinenberg :Colette Klein Extraits de : Après la
fin du monde, nuages. Requiem, Les Écrits du Nord, éditions Henry, 2024,
79 pages (12€) Le
cri se transmet par héritage. L’insomnie
permet de suivre à la trace les
pulsations qui le recomposent en
une symphonie spectrale qui
brutalise tout autant les
corps les
esprits et
qui se propage à
la pointe des nerfs (p.30) Au
point de fuite convergent les
cris des hommes déguisés
en fauves. Cris
arrachés à la
machine des rêves Aller
d’île en île, parcourir
les océans, enfreindre
la loi ? La
traversée ne
suffit pas à
la guérison des
âmes. (p.42) Il
arrive que le cri dédouble
l’enfant qui
vient de naître sorti
de la nuit par
le ventre du désir. (p.54) |
choix Éliette Vialle :Olivier Fauran S'ouvre le ciel Face à la mer, la brise
caresse la peau, Le monde s'ouvre, absolument,
inexploré, Là, dans l'écume, blanche l’espace,
droit, s'ouvre Sur les parfums, sales,
indiciblement bleus. Face à la mer le monde
s'ouvre, absolument, Jusqu'au ciel, profond, lave,
écarlate, ou tournoient, Les oiseaux blancs, qui sans
cesse, virevoltent, Dressent le paysage permanent
des temps. Face à la mer, le monde
s'ouvre, infiniment, Au-delà du ciel, jusque dans
les landes éternelles, Ou l'or des dieux, étincelle,
en de nouveaux cieux. Je t’exhorte, toi, qui vient
au-devant de cette eau : « Tu es la mer, tu es l'écume,
l’océan, Tu es les grandes profondeurs
insondables, Tu es le ciel qui s'ouvre
jusqu'aux extrémités. Du monde éternel, ou des
oiseaux planent joyeux. Oui, ne l'oublie pas, peuple
venu dans ce port. Tribus d'hommes libres,
courageux, téméraires, Marins, aimant l'ouverture de
la mer blanche, Toi, peuple de l’océan, toi
venu du Nord Et de l'Est, sur ta coque de
noix, secouée, Du sud, de l'ouest, sur la mer
froide, tu naviguais, Pendant que tes dieux
incroyables déchiraient, Les cieux de leurs courses
puissantes, insaisissables. Aujourd'hui, tes cieux sont
pleins d'or et de gloire, Lève les yeux, et voit,
l'immense aura dorée De l'armée des cieux et son
chef acclame, Les sphères ébranlées vibrent
par tant de puissants, Et la Terre entière, courbe
l'échine, épuisée. » |
choix François
Minod :
Lorand Gaspar Il y a si longtemps que
j’essaie de toucher le nuit les
fronces légères que fait l’eau dans le
silence – toucher dans le corps
frileux, froissé le souffle de Dieu sur
les eaux cette chose qui éclaire
mes images et parfois de si loin
les déchire les yeux de nuit un
instant grand ouverts regardent chaque son ou
battement brûler d’un insoutenable qu’il
faut soutenir – tout le rayonnement de
midi moulu d’une poussière
d’eau le vent souffle quand
il veut dans nos mots dans nos
gestes brouillant là,
éclairant ici sans distinction de
joie de douleur – c’est nuit encore dans
le ciel pourtant au ras des
eaux les vents déshabillent les fonds
de la pensée – à la seule lumière des
mains la bouche et l’oreille
prises dans l’effroi sans
couture – encore le matin, la
bourrasque levée je ne sais sans seuil
et sans porte – tu rassembles des
pierres, du bois pour le feu l’esprit tout entier
dans la main peu à peu construit la
chaleur tandis qu’au dehors le
jour vieillit – SefarLe
massif du Sefar est un des hauts lieux, au Sahara
central de la civilisation dite bovidienne. Les chasseurs-éleveurs-pasteurs
qui vivaient en ces lieux – aujourd’hui déserts – entourés de paysages
verdoyants et de rivières sont les auteurs des admirables peintures rupestres
du Tassili. Halte du soir, langue
durcie – et tu peux battre ta
mémoire dans l’aire d’un si
grand mutisme – fraîcheur d’un visage
défait au théâtre nu de
l’histoire pages brûlées où
s’accrochent des odeurs de bétails
et d’herbes les ocres jaunes et les
verts – j’entends les bêtes qui
ruminent quelque part dans
l’obscurité – ocres levées dans la
brume du matin et le soleil
brille déjà sur la lyre des
cornes rend veloutée la peau
sombre des femmes aux seins
pointus – un homme sourit aux
figures écloses au bout de ses
doigts – de tout le mouvoir de
son corps c’est lui la danse des
archers et ses yeux caressent
précis la ligne tendue des
membres il ressent la douceur
d’un mufle son haleine humide à
l’épaule un pied réveille dans
un creux les pétales d’un jour
précoce – que de rumeur jamais
perçue dans le souffle offert
à l’image ou quand soudain
s’envole un trait – puis la rafale du galop
les chars le vol pur
des chevaux trempés de sueur et de
mort dans les grottes dort
la mémoire de l’eau, des barques
et des danses d’un chuchotement de
verdure ombrant la hâte du
ruisseau, de l’âme par le fer
marquée – je parle à un homme qui n’ a jamais vu d’herbe, de ruisseau ne me souviens plus de
ses mots seulement du vert de
ses yeux regardant les braises
et la flamme du feu bâti dans la
fraîcheur – je m’endors et rêve
qu’autour c’est déjà la rougeur
de l’aube grappes de voix claires
qui roulent par des collines en
sommeil et sortent les bœufs,
leurs naseaux ornés des vapeurs de
leur souffle – C’est peu d’une nuit
pour refaire sn regard toute une aube à
séparer le pain de la flamme – à quoi bon une barque à
présent au désert mais la joie en nous de
ces vies qui revivent ! les yeux étonnés du
poreux des pierres bourdonnement de lampes
minuscules et toute la nuit mes
rêves remuent la paille brisée du
rayonnement – Extraits de Patmos, NRF, Poésie/Gallimard,
2004 Poète,
traducteur, médecin, historien français d’origine hongroise, Loránd Gáspár (né à Târgu Mureş en Roumanie en 1924, décédé à Paris en
2019) a laissé une œuvre poétique considérable, plusieurs fois primée (voir
la notice
bibliographique). |
choix Mireille Diaz-Florian :Jacques Réda Jacques Réda venait de mourir et je venais
d’acheter ce livre. J’ai choisi cette brassée d’oiseaux. Jacques Réda, Leçons de l’arbre et du vent Gallimard 2023 XI Supposé que
je sois un arbre, quels oiseaux Souhaiterais-je héberger sur mes
branches ? J’ai plus
d’une réponse, et toutes aussi franches : À part la rousserolle des roseaux Qui,
délibérément, élit d’autres espaces Où l’Arbre n’a pu s’acclimater, Presque
tous : les ramiers, les grimpeurs, les rapaces (Malgré leur
grand défaut de tourmenter La colombe),
en un mot, les autres volatiles Et les coureurs, sinon les
échassiers : La perdrix
que, chasseurs, vous et vos chiens chassiez Impunément ; et puis les aquatiles, Grèbes,
cygnes, canards et le cincle-plongeur, Éclair moins vif que le
martin-pêcheur ; L’engoulevent
glouton, le roitelet timide, Le vautour ? – Non, mais l’aigle, le
condor, Le loriot,
sanglot suave d’or liquide, L’effraie aux yeux toujours ouverts qui
dort ; La huppe et
ses grands airs dans sa niche qui pue ; Le perroquet- son caquet, ses couleurs Flamboyantes ;
le freux âcre qui nous conspue ; La tourterelle et tous les roucouleurs ; Les
étourneaux criards dont se plie et déplie Dans l’air du soir l’élastique soufflet D’accordéon
réglant en rythme leur ballet ; Le pic, le geai- pardon si j’en oublie. On me
reprochera d’avoir, comme un pauvre guignol D’ornithologie, omis le rossignol Indispensable
aux nuits d’amour en Italie, Et celle qui
fuit l’Arbre ainsi qu’une prison (Est-il besoin de nommer
l’hirondelle ?) Puisque
depuis toujours elle revient, fidèle, Sous l’auvent
protecteur d’une même maison. Et je me fais sans peine une raison Quand la
cigogne élit plutôt sa cheminée ; Car chacun d’eux a son propre dessein. Parfois
l’abeille libre offre la destinée, À mes rameaux, de son essaim. Impartial, j’accueillerai la pie, Le moineau,
le bouvreuil, la grive, le pinson, La mésange qui doucement pépie, La fauvette,
le rouge-gorge et sa fine chanson. Et pour couronner l’harmonie, Le merle, improvisateur de génie Que durent
jalouser Bechet, Bigard, Rampal. J’ai toutefois ce défaut principal De n’être pas
un arbre mais un oiseau de passage Qui n’a trouvé que l’arbre du
langage Pour nicher et couver les œufs de quel
coucou ? |
choix Dana Shishmanian :
Claude Luezior Extraits de L’itinéraire.
Librairie-Galerie Racine, 2024 (116 p., 15 €) De ce recueil qui retrace des
itinéraires d’une vie sur cette terre de tous les contrastes – bribes de
souvenirs, « arrêts dur image » fixant l’éphémère, gens, gestes,
contrées, choses, tous et toutes signifiant dans l’absolu du verbe qui les croque
– j’ai choisi trois poèmes poignants qui donnent me semble-il le sens et
dévoilent la veine cachée de ce parcours en conscience. (D.S.)
Systèmeconspiration pour
huis et
serrures anonymes nuits
de cristal à
venir les
écorchés ensorcellent de
leurs paraphes et
silex par
d’inépuisables labyrinthes la si
brune idéologie déshumanise la
populace Verbe hautne
vaincra-t-il l’indifférence ? à
contre vent tête
rauque pour
rut sans fioriture rimes
bramant leurs apogées verbe
haut et
bois de velours aux
moments sauvages de
l’éphémère autour
de lui, se recroqueville l’automne
de toute imposture nomade hautain il
défie un
destin de
pleine solitude et
perpétue les
racines de son
dire le fou
d’amour déchire
sa légende un
poète Énergieinsatiable infiniment juste
par-dessus le
lampadaire à la
rescousse de nos
petitesses dans le
trou noir des nuées un
grand buveur d’espoir certains
l’appellent Dieu |
choix Éric Chassefiere :5 poèmes
extraits de À mains nues* (Editions
Alcyone, mai 2022) Je
suis la séparée, la traversante corps
illimité au prolongement des paysages au
long des crêtes, des failles nos
brèches, des horizons Je
n’oublie pas tout
ce noir entré dans ta bouche et
l’orée d’une route elle
va, rejoint ma peau
à l’étendue * Chevauchant
d’un sourire les grands fauves tu
vas, respires redonnes
à l’amandier son
poumon Tu te
défais des nacres, des duvets des
onctuosités tu
rejoins l’abrupt et les failles les pierres des
roches imprimées de mémoire, du passage des eaux et les
tunnels sous les buis l’attente
est une promesse un
pont, saveur de langues pour
soutenir l’haleine d’un très long baiser sans
mesure un si
long baiser * Nous avons
vécu au fond d’une eau que la
lumière n’atteignait pas debout
dans nos voix liés
comme flamme séparant
l’onde de la nudité corps-mort
de mon poids dans
le flottement d’une parole dérive
et ancrage des sentiments pour
retenir la barque fragile, carcasse, esquif jaune
tremblé glissé entre les reflets où entrevoir ta
mort et le secret pliés dans l’or des genêts * J’attends
du vent ses agissements, ses hésitations dans l’azur qu’il me
ramène à la rive secrète et impudique où des
doigts parcourent mon sang tandis
qu’il remonte dans mes jambes la
marée, les laisses du jour, une valse Tout
est facile et lent Je
reste là, traversée de foehn en
proie à la migration des abeilles, la résolution des moiteurs Au
lieu d’un épuisement du sens ou lit
brûlant dans les dunes je
connais ton soupir, une destination * Par le
froid, par les plaines, corps à découvert dans
la béance des paysages je veux
gréer le vent à la voix de l’absent de
visage en visage débroussailler les présences embrasser
la subtilité des blocs entrer
dans l’épais, le possédé et
dans l’élan blessé d’aujourd’hui ajuster
le fracas à nos porosités greffer
à la langue essors, soubresauts Ida Jaroschek,
née en 1961, est poète, danseuse, promeneuse, lauréate de plusieurs prix de
poésie : le Grand Prix de poésie des Écrivains Méditerranéens 2009 pour À
l’abri dans les nuits (Souffles),
le Prix de Poésie Arcadia 2012 pour Survivance de la
neige (Encre et lumière), le Prix d’Estieugues
2014 pour Aborder les lointains (La
licorne), le Prix des Trouvères 2018 pour Ici soudain (Henry). La brèche de l’air paraît aux éditions Encre et lumière en
2011 et son dernier recueil À
mains nues en 2022 aux éditions Alcyone. Pour elle, la poésie est
mouvement, écrire met en forme les traces que le corps dessine dans l’espace
du monde, le corps expression poétique de soi et des autres, au contact de la
nature, des éléments, des paysages… * Voir la chronique de À mains nues dans le numéro de Francopolis de l’été 2024. |
choix Michel Ostertag :Jean Perron Tous ces jourstous ces jours en circuit fermé tous ces jours faits de pièces à assembler tous ces jours où la lumière nous fait signe dans les fissures des passages où un nuage devient un baume sur un rêve écorché tous ces jours dont la vitesse effrénée
n’empêche jamais la poussière de retomber tous ces jours qui contiennent toute la vie tous ces jours jamais terminés tous ces jours aux mots de passe oubliés tous ces jours où la chance nous sourit à la croisée des chemins où le fruit d’un effort
apparaît sur une branche fragile tous ces jours qui passent du vert au rouge
et du noir au blanc au fil des saisons et des
années tous ces jours sertis des merveilles du monde tous ces jours tant de jours tous ces jours toujours tous ces jours Texte, musique et photo : ©Jean Perron |
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choix Gertrude Millaire :Je crois en l’étreinte et l’éternité́ dedans au baiser qui console au calme repli l’attente patiente et l’embellie juste après Je crois à la danse du
vent dans les branches la pluie à faire le
rythme sur les feuilles à gonfler les nervures comme des rivières vers les bouches du monde Je crois au poème qui panse la chair sublime la douleur, le désir cajole les solitudes Je crois au ciel sans divin aux anges libres amoureux de la nuit aux battements de la terre et des cœurs sous les sabots du cerf Je crois en l’enfant à la parole nue qui se dresse au souffle chaud des bêtes aux cris de la corneille sur l’épaule du marcheur Je crois en la tendresse aux fêlures, miel rose et
sucré à faire de l’amour Extrait
de La soif & l'étreinte, éd. AL MANAR 2021 |
choix Louisa Nadour :Habib Tengour AutreA vingt ans tu te dis
c'est foutu Jamais je ne serai un
autre Arthur Comment faire avec s'y
prendre autrement Irrémédiable le cheminement Imprime ses pulsations Le vers accompagne un
corps qui fatigue Est-ce là ce que tu
aimais à lire -Pompe lyrisme et
technique au berceau D'un augure faste les
étoiles scintillent Pour le répéter paré
d'un éclat singulier Pourquoi sourire à
l'évocation s'indigner Non plus ne rassure tu
as vieilli Malgré l'insistance du
regard et ce feu Qui durcit dans le
trait Écrire dans la langue de l'autreL'autre ? JE. C'est moi
! Ou lui ? Peut-être le violon Ma langue, hahaha elle n'est pas dans ma poche -autrement vide
celle-là ! La belle... affaire On l'a avalée pour me
restituer une Chose étrange qu'il
s'évertue à décortiquer Car il faut bien dire
ce qui va bien et mal Faire vibrer les cordes
vocales sans autre forme de procès Écrire à coup de règle
sur le bout des ongles Au bout du compte une
tête défaite pointe le nez Sur une tribu muette
ses tributs de guerre lapidés Que de gorges chaudes
le lendemain on exulte Enfin réunis à l'orée
des feux de bois Né en Algérie en 1947,
universitaire (sociologue et anthropologue), Habib Tengour
est poète et écrivain de langue française. |
Coups de cœur des membres :
Colette Klein, choix Dominique Zinenberg
Olivier Fauran, choix Éliette Vialle
Lorand Gaspar, choix
François Minod
Jacques Réda, choix Mireille Diaz-Florian
Claude Luezior, choix Dana Shishmanian
Ida Jaroschek, choix Éric
Chassefière
Jean Perron, choix Michel Ostertag
Pat Ryckewaert, choix
Gertrude Millaire
Habib Tengour, choix
Louisa Nadour
Francopolis Hiver 2024
Créé le 1er mars
2002